samedi 19 novembre 2016

                                   Un lieu de mémoire
 
Poussant devant soi un chariot rempli de denrées, un certain M. Proust faisait ses
courses dans un supermarché. À la sortie, il tendit un chèque à la jeune femme qui faisait
office de caissière : « Dommage, dit
-
elle, M. Proust. Une lett
re de moins et vous portiez
un nom célèbre. » Le renom de l’écrivain est sans commune mesure avec celui d’un
coureur automobile plusieurs fois champion du monde des conducteurs. Mais qui se
souviendra d’Alain Prost dans cinquante, dans cent ans ? La madele
ine de Proust, elle,
même si tout le monde n’y a pas goûté et si peu de gens ont lu
À la recherche du temps
perdu
jusqu’au bout, là où le gâteau prend son véritable sens, paraît l’objet le plus
fameux de toute la littérature française. Elle est là pour dur
er : « la petite madeleine
trempée dans le thé fait revivre [au héros], par le rappel d’une saveur oubliée, toute son
enfance », lit
-
on dans le
Petit Larousse illustré
. Quand on pense qu’elle resta longtemps
un vulgaire pain grillé dans les brouillons ! Qu
i peut encore mordre dans une petite
madeleine de Commercy sans penser à Proust ? Elle atteste la notoriété quasi magique de
l’écrivain et sa place suréminente dans la mémoire collective des Français.
À Illiers, modèle du Combray de
Du côté de chez Swann
,
la « maison de tante
Léonie » reçoit quatre mille visiteurs par an et la pâtissière vend cinq cents madeleines
par semaine. À Cabourg, modèle de Balbec, on a reconstitué une chambre Marcel
-
Proust,
la numéro 414, avec la bibliothèque à vitrines reflétant le
s changements du ciel, décrite
dans
À l’ombre des jeunes filles en fleurs
. Pour les « nostalgiques captivés par Marcel
Proust », dit le directeur du Grand
-
Hôtel, qui conseille de réserver à l’avance. « Marcel
Proust » a acquis le degré de reconnaissance d’
une marque déposée, comme le prouvent
les tee
-
shirts à l’effigie de l’écrivain, les montres à quartz où la fameuse première phrase
s’enroule en spirale autour du cadran, toute cette bimbeloterie parasite qu’un éminent
proustien américain appelle joliment l
a « para
-
proustologie » et où les publicitaires
verraient le triomphe du « produit
-
être » ou de la « marque
-
personne ». Le Conseil
supérieur de la langue française, afin de montrer que la réforme de l’orthographe de 1990
serait mesurée, avait calculé qu’el
le ne modifierait pas plus d’un mot par page de la
Recherche
dans la « Pléiade ». Proust, qui écrivait : « grand’mère », « en tout cas », «
bonhommie », est devenu l’étalon du français moderne, comme le mètre en platine iridié
déposé au pavillon de Breteui
l, à Sèvres. De même que pour le mètre étalon, il suffit de
savoir qu’il existe sans avoir besoin d’y aller voir, et la plupart des Français, qui écriront
maintenant « bonhommie » comme Proust, ne sont d’ailleurs plus capables, ou ne l’ont
jamais été, de l
ire une phrase ordinaire de cet écrivain, une de ces longues phrases dont il
a la spécialité, comme Argenteuil celle des asperges. Mais quel lecteur de Proust ne
songe pas à lui au lendemain d’un dîner de ces asperges qui changent un « pot de
chambre en un
vase de parfum » (I, 119)
1
? C’est aussi à autoriser de tels sentiments que
sert un grand écrivain.
Proust est le grand écrivain français du
XX
e
siècle : « il domine l’histoire du
roman français au
XX
e
siècle », juge le
Petit Larousse
. Certains le voient
même dominer
toute la littérature moderne, comme Jean
-
Yves Tadié, proustien s’il en est, qui n’hésite
pas à commencer ainsi une monographie de grande diffusion : « Marcel Proust est le plus
grand écrivain du
XXsiècle

. » Même si le traducteur allemand de
l’ouvrage a cru bon de
nuancer le propos en y ajoutant l’adverbe « peut
-
être », les manuels de littérature
française à l’usage des étrangers ne peuvent plus commencer comme ils en avaient
l’habitude, en faisant valoir que si les autres littératures europé
ennes ont chacune un
génie à vocation universelle, un Dante, un Shakespeare, un Cervantès et un Goethe,
l’histoire de la littérature française, elle, se caractérise par des écoles, des mouvements et
des groupes. Le classicisme par exemple est grand non par
la grâce d’un seul de ses
représentants qui les surclasserait tous mais parce qu’il comprend Corneille, Molière et
Racine, sans oublier La Fontaine, La Bruyère et La Rochefoucauld... Aucun d’eux
n’incarne à lui seul l’essence de la littérature française, ma
is tous ensemble ils composent
une littérature incomparable. Les historiens de la littérature française se sont peut
-
être
consolés ainsi de n’avoir pas de Dante ni de Shakespeare ; plus tard ils ont tenté de
donner à Hugo l’universalité que ni Rabelais ni
Rousseau n’avaient atteinte, mais Hugo
s’est révélé trop peu consensuel, et si les manuels doivent renoncer aujourd’hui au cliché
d’une littérature française à prendre en bloc, comme la Révolution, c’est que Proust,
depuis quelque temps et sans qu’on sache
bien comment cela s’est passé, paraît avoir pris
rang auprès de Dante, Shakespeare, Cervantès et Goethe comme le géant de la littérature
française, que, d’une certaine manière, il absorberait en entier.
Depuis que la
Recherche
est tombée dans le domaine p
ublic en 1987, les éditions
se sont multipliées sans apparemement que le marché ne se sature jamais, comme si
l’offre créait sa propre demande. Ce phénomène ne s’est pas limité à la France puisqu’il y
a maintenant trois traductions italiennes disponibles,
que de nouvelles traductions
anglaise et japonaise sont en cours, ainsi qu’une révision de la traduction allemande, une
traduction intégrale en russe et une autre en chinois, dont le premier tome a déjà été
publié : « C’est une œuvre qui dépasse le temps e
t l’espace », juge Luo Dagan, le
préfacier, tandis que Han Fulin, qui dirige l’équipe des traducteurs, s’écrie : « C’est une
honte pour les Chinois d’ignorer complètement Marcel Proust
3
. »
Or Proust n’a pas toujours, loin de là, joui de cette position suré
minente parmi les
grands écrivains français. Hugo avait atteint une hauteur extraordinaire de son vivant : la
rue où il habitait s’appelait déjà l’avenue Victor
-
Hugo ; ses funérailles nationales en 1885
furent l’une des célébrations majeures de la IIIe Rép
ublique
4
. Pour Proust en revanche,
mort en 1922 à cinquante et un ans seulement, la gloire unanime n’est pas venue
d’emblée, même si elle n’a pas trop tardé. Cela pose avec d’autant plus de force la
question : comment et pourquoi, d’abord marginal, par son
origine juive, sa sexualité, sa
mauvaise santé, son snobisme, longtemps objet de culte d’une secte d’initiés, a
-
t
-
il
conquis cette place centrale, au point de résumer et de représenter pour nous à lui seul
toute la littérature française, voire toute la ci
vilisation occidentale ? La sociologie de la
réception de l’œuvre de Proust reste à faire. Mais de ce développement déconcertant, il
faut proposer des motifs à la fois externes, « para
-
proustologiques » si l’on veut, et
-
internes, car si le livre de Proust
est aujourd’hui le lieu par excellence de la mémoire
littéraire française, cela ne peut pas être tout à fait étranger au fait que la mémoire en soit
un thème central et qu’il soit lui
-
même conçu comme un lieu de mémoire.
Proust se faisait une idée monumen
tale de son œuvre, qui d’une certaine manière
se canonise elle
-
même dans
Le Temps retrouvé
sans avoir besoin de personne pour le
faire à sa place. Mais le narrateur du
Temps retrouvé
, au moment de se mettre à l’œuvre,
se demandait quand même si son livre n
’allait pas rester « comme un monument
druidique au sommet d’une île
quelque chose d’infréquenté à jamais » (IV, 618). Il
comparait aussi son livre avec une cathédrale, l’architecture de mémoire même. C’était là
le plan qu’il entendait lui donner. « Et d
ans ces grands livres
-
là, écrivait
-
il, il y a des
parties qui n’ont eu le temps que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais
finies, à cause de l’ampleur même du plan de l’architecte. Combien de grandes
cathédrales restent inachevées ! » (IV,
610). Le plus extraordinaire est que nous ayons
ratifié cette ambition inconcevable : nous reconnaissons à la
Recherche
l’immensité
d’une cathédrale ; nous lui accordons cette éternité que Proust entrevoyait pour l’art et la
littérature qui se fondent sur
la mémoire involontaire réunissant passé et présent dans une
métaphore.
La mort de Bergotte, l’écrivain imaginaire de la Recherche, est l’occasion, dans
La Prisonnière
, d’une rare méditation sur l’immortalité :
Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le di
re ? [...] l’idée que Bergotte n’était pas
mort à jamais est sans invraisemblance. On l’enterra, mais toute la nuit funèbre,
aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des
anges aux ailes éployées et semblaient pour celu
i qui n’était plus, le symbole de
sa résurrection (III, 693).
On connaît l’origine autobiographique de cette page, rédigée dans les mois qui
précédèrent la mort de Proust, après une visite au musée du Jeu de Paume où, devant la
Vue de Delft
de Vermeer, des
malaises firent craindre à l’écrivain que sa propre fin
n’approchât. Les croyants ont reproché à Proust
Claudel, Bernanos, Mauriac
notamment
l’absence de Dieu dans son œuvre, le manque de transcendance,
d’ouverture au bout de ses introspections. Mais
par sa religion de l’art il avait pour ainsi
dire prévu la glorification que son œuvre a connue depuis sa mort. Comme pour Bergotte,
l’art donne à Vinteuil, le musicien imaginaire, une vie au
-
delà de la mort lorsque son
œuvre est jouée en public, après que
l’amour de sa fille et de l’amie de celle
-
ci, lesquelles
l’avaient pourtant fait mourir de chagrin, l’eut tirée de l’oubli et de l’inachèvement : «
Vinteuil était mort depuis nombre d’années ; mais au milieu de ces instruments qu’il avait
aimés, il lui av
ait été donné de poursuivre, pour un temps illimité, une part au moins de sa
vie » (III, 759). L’idée est constante chez Proust, dont nous cultivons le souvenir comme
il l’a voulu : « On dit quelquefois qu’il peut subsister quelque chose d’un être après sa
mort, si cet être était un artiste et mit un peu de soi dans son œuvre » (IV, 105). Proust a
survécu. Son œuvre nous paraît aujourd’hui la somme intégrale de toute la littérature
française. Pourtant il ne ressemble nullement au modèle du grand écrivain fr
ançais
inventé par la IIIe République.

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