LA DOUCE
Son père, employé de l’état, simple commis, n’était que noble personnel [5] ; cela m’allait bien. Moi j’appartenais à une classe supérieure.
.... Et
maintenant quelques mots sur ce récit.
Je l’ai qualifié
de fantastique mais je le
considère comme réel, au plus haut degré. La forme seule est en effet
fantastique et il me semble nécessaire d’expliquer d’abord pourquoi.
Ce n’est point un
conte ; ce ne sont point non plus de simples notes. Imaginez un mari en
présence du cadavre de sa femme étendu sur une table. C’est quelques heures
après le suicide de cette femme, qui s’est jetée par la fenêtre. Le mari est
dans un trouble extrême et n’a pu encore rassembler ses pensées. Il marche à
travers l’appartement et s’efforce d’élucider cet événement, « de
concentrer ses pensées sur un point unique ». De plus c’est un
hypocondriaque incurable, de ceux qui pensent à haute voix. Aussi se
parle-t-il, se raconte-t-il à lui-même l’affaire et tâche-t-il de se l’expliquer.
Malgré le semblant d’esprit de suite de ses paroles, il se contredit souvent,
dans la logique et dans les sentiments. Et il se justifie, et il accuse sa
femme ; il se perd dans des explications accessoires où l’on sent les
rudesses de la pensée et du cœur, en même temps qu’un sentiment profond. Peu à
peu le faits’éclaircit effectivement
pour lui et il réussit « à concentrer ses pensées sur un point
unique ». La série des souvenirs qu’il provoque finit par l’amener
inéluctablement a la vérité :
cette vérité élève son esprit et son cœur. À la fin le ton même du récit
s’éloigne du désordre du commencement. La vérité apparaît au malheureux claire
et précise, du moins à ses yeux.
Voilà le thème.
La durée de ce récit intermittent et embrouillé est, on le comprend, de
plusieurs heures : il s’adresse tantôt à lui-même, tantôt à quelque
auditeur invisible, ou à un juge. C’est ainsi d’ailleurs que les choses se
passent réellement. Si un sténographe avait pu entendre cet homme et noter tout
ce qu’il aurait dit, le récit serait peut-être plus inégal, moins travaillé que
chez moi, mais, à ce qu’il me semble, l’ordre psychologique pourrait rester le
même. C’est donc la supposition de notes sténographiques, mises ensuite par moi
en ordre, que je considère dans ce conte comme fantastique. Dans une certaine
mesure cette manière de procéder n’est point nouvelle en art : Victor
Hugo, par exemple, dans son chef-d’œuvre Le dernier jour d’un condamné, a
employé une méthode presque identique : quoiqu’il n’ait pas introduit un
sténographe, il a admis une impossibilité plus grande encore en supposant au
condamné à mort le loisir d’écrire les impressions de son dernier jour, et même
celles de sa dernière heure, et plus encore celles de sa dernière minute. Mais
si Victor Hugo n’avait pas préétabli cette supposition fantaisiste, cette œuvre
qui est la plus réaliste, la plus vraie de toutes celles qu’il a données,
n’existerait pas.
..... Maintenant
qu’elle est ici, cela va encore : je m’approche et je la regarde à chaque
instant ; mais demain ? on me la prendra, que ferai-je alors tout
seul ? Elle est à présent dans cette chambre, étendue sur ces deux
tables ; demain la bière sera prête, une bière blanche... ;
blanche.... en gros de Naples..... du reste il ne s’agit pas de cela... Je
marche, je marche toujours.... je veux comprendre. Voilà déjà six heures que je
le veux et je ne puis parvenir à concentrer mes pensées sur un seul point. Mais
c’est que je marche toujours, je marche, je marche..... Voilà comment c’est
arrivé, procédons par ordre : Messieurs, je ne suis pas un romancier, vous
le voyez, mais qu’est-ce que cela fait ? je vais tout raconter, comme je
le comprends. Oh oui ! je comprends tout, trop bien, et c’est là mon
malheur ?
Voilà..... si
vous voulez savoir, c’est-à-dire si je commence par le commencement, elle
venait tout simplement engager chez moi des effets pour publier dans le Golos [2] un avis par lequel elle faisait savoir qu’une gouvernante
cherchant une place consentirait à s’expatrier, ou à donner des leçons à
domicile etc., etc. C’était tout-à-fait au commencement, je ne la remarquai
pas, elle venait comme les autres et tout allait pour elle comme pour les
autres. Puis je commençai à la distinguer. Elle était mince, blonde, d’une
taille au-dessus de la moyenne. Avec moi elle paraissait, gênée, comme
honteuse ; je pense qu’elle devait être ainsi avec toutes les personnes
qu’elle ne connaissait pas ; elle ne s’occupait certainement pas de
moi ; elle devait voir en moi non point l’homme, mais l’usurier. Aussitôt
l’argent reçu, elle s’en allait. Et toujours silencieuse. Les autres discutent,
supplient, marchandent pour recevoir plus ; elle, non,.....ce qu’on lui
donnait.....Il me semble que je m’embrouille... Ah oui ; ce sont ses gages
qui éveillèrent mon attention tout d’abord : des boucles d’oreille en
argent doré, un méchant petit médaillon : tout cela ne valait pas vingt
kopecks. Elle le savait bien, mais on voyait à son air combien ces objets lui
étaient précieux, et en effet c’était tout l’héritage paternel et maternel, je
l’ai su après. Une seule fois je me suis permis de sourire en voyant ce qu’elle
apportait.
C’est-à-dire.....voyez-vous,
je ne fais jamais cela, j’ai avec mon public des manières de gentilhomme :
peu de paroles, poli, sévère « sévère, sévère et encore sévère ».
Mais une fois elle avait osé apporter le reste (c’est littéralement comme je
vous le dis) le reste d’une camisole en peau de lièvre — je ne pus me contenir
et je me laissai aller à lâcher une plaisanterie... Mon petit père, quelle
rougeur ! ses yeux sont bleus, grands, pensifs, quel feu ils
jetèrent ! Et pas un mot : elle prit sa guenille et sortit. C’est
alors surtout que je la remarquai et je me mis à rêver un peu de ce côté.....
c’est-à-dire précisément, d’une manière particulière..... Oui, je me rappelle
encore une impression....., c’est-à-dire, si vous voulez, l’impression
principale, la synthèse de tout : elle était terriblement jeune, si jeune,
qu’on ne lui aurait pas donné plus de quatorze ans. Cependant elle avait alors
seize ans moins trois mois. Au reste ce n’est pas cela que je voulais dire, ce
n’est pas là qu’est la synthèse.
Elle revint le
lendemain.
J’ai su depuis
qu’elle était allée porter cette camisole chez Dobronravoff et chez Mozer, mais
ils n’acceptent que de l’or, ils n’ont pas même voulu lui répondre. Moi, une
fois, je lui ai pris un camée qui ne valait presque rien et, en y réfléchissant
ensuite, j’ai été étonné d’avoir fait cela : je ne prends aussi que des
objets d’or et d’argent et, à elle, j’ai pris un camée ? Pourquoi ?
Ce fut ma seconde pensée ayant trait à elle, je me le rappelle.
La fois suivante,
c’est-à-dire en revenant de chez Mozer, elle m’apporta un porte-cigare d’ambre,
un bibelot comme-ci comme-ça, pour un amateur, mais qui pour moi ne valait rien,
car chez nous il n’y a que l’or. Comme elle venait après l’échauffourée de la
veille, je la reçus sévèrement.
Ma sévérité
consiste à accueillir froidement les gens. Pourtant en lui remettant deux
roubles, je ne me retins pas de lui dire d’un ton irrité : « c’est
seulement pour vous ; Mozer ne vous prendra pas
ces choses-là. » Et, je soulignais surtout les mots pour vous, précisément dans un certain sens.
J’étais méchant. En entendant ce pour vous, elle rougit de nouveau, mais elle
ne dit rien, elle ne jeta pas l’argent, elle l’emporta. — C’est que la
misère ! Et comme elle rougit ! Je compris que je l’avais blessée. Et
quant elle sortit, je me demandai tout-à-coup : « ce triomphe sur
elle, vaut-il bien deux roubles ? » Hé, hé, hé ! Je me le
rappelle, c’est justement cette question que je me posai : « Cela
vaut-il deux roubles ? cela les vaut-il ? » Et tout en riant, je
résolus la question dans le sens affirmatif. J’étais très gai alors. Mais je
n’agissais pas à ce moment par suite d’un sentiment mauvais ; je le
faisais exprès, avec intention ; je voulais l’éprouver, car quelques
nouvelles pensées à son sujet surgirent inopinément dans mon cerveau. Ce fut la
troisième fois qu’il me vint à propos d’elle des pensées particulières.
... Eh bien,
c’est à partir de cet instant-là que ça a commencé. J’ai pris aussitôt des
renseignements sur sa vie, sur sa situation et j’attendis impatiemment sa
visite.
J’avais le
pressentiment qu’elle reviendrait bientôt. En effet elle reparut et je lui
parlai alors avec politesse et amabilité. J’ai été bien élevé et j’ai des
formes..... Hum..... J’ai compris à cette époque qu’elle était bonne et douce.
Les bons et les doux ne résistent pas longtemps, et, quoiqu’ils n’ouvrent pas
volontiers leur cœur devant vous, il leur est impossible d’éviter une
conversation. Ils sont sobres de réponses, mais ils répondent quand même, et
plus vous allez, plus vous obtenez, si vous ne vous fatiguez pas. Mais on
comprend que cette fois-là elle ne m’a rien donné à entendre. C’est après que
j’ai su l’histoire du Golos et
tout le reste. À cette époque elle s’annonçait de toutes ses forces dans les
journaux : d’abord, cela va sans dire, c’était avec faste :
« une gouvernante.... partirait aussi en province ; envoyer les
conditions sous enveloppe » puis : « consentirait à tout ;
donnerait des leçons, ou serait demoiselle de compagnie ; gérerait un
intérieur, soignerait une malade, ferait des travaux de couture etc.,
etc. » Enfin tout ce qui est usité en pareil cas. Elle ne demandait pas
tout cela à la fois, mais chaque nouvel avis accentuait la note et, à la fin,
désespérée, elle ne sollicitait plus que du « travail pour du pain. »
Non, elle ne trouva pas de place.
Je me décide
alors à l’éprouver une dernière fois : je prends tout-à-coup leGolos du jour et je lui montre une
annonce : « Une jeune personne, orpheline de père et de mère, cherche
une place de gouvernante auprès de petits enfants, de préférence chez un veuf âgé. Peut aider dans le ménage ».
— Vous voyez, c’est une annonce de ce matin, et, ce soir, la
personne trouvera certainement une place. Voilà comment il faut faire des
annonces.
Elle rougit de
nouveau, de nouveau ses yeux jetèrent des flammes ; elle tourna le dos et
partit.
Cela me plut
beaucoup. Du reste j’étais déjà sûr d’elle et je n’avais rien à craindre ;
personne ne prendrait ses porte-cigares ; les porte-cigares d’ailleurs lui
manquaient aussi. Elle reparut le troisième jour toute pâle et bouleversée. —
Je compris qu’il était arrivé quelque chose chez elle, et en effet. Je vous
dirai tout à l’heure ce qui était arrivé ; maintenant je vais seulement
rapporter comment je me suis soudainement montré chic et comment j’ai gagné du prestige. C’est une idée qui me
vint à l’improviste... Voici l’affaire.
Elle apporta une
image de la Vierge (elle se décida à l’apporter)... Ah... écoutez !
écoutez. Cela commence, car jusqu’à présent je ne faisais que m’embrouiller...
C’est que je veux tout me rappeler, chaque menu détail, chaque petit trait.....
Je veux toujours
concentrer mes pensées et je ne puis y parvenir.....ah, voilà les petits
détails, les petits traits.....
L’image de la
Vierge..... La Vierge avec l’enfant Jésus ; une image de famille, vieille,
la garniture en argent doré — « cela vaut.....six roubles cela
vaut. » Je vois que l’image lui est très chère : elle engage tout, le
cadre, la garniture. Je lui dis : Il vaut mieux laisser seulement la
garniture ; l’image, vous pouvez la remporter ; ça ira bien sans
cela.
— Est-ce que c’est défendu ?
— Non, ce n’est pas défendu, mais peut-être vous même.....
— Eh bien, dégarnissez.
— Savez-vous, je ne la dégarnirai pas ; je la mettrai par là
avec les miennes — dis-je après réflexion — sous cette lampe d’image [3] (j’avais toujours cette lampe allumée, depuis l’installation
de mon bureau d’engagements), et, puis prenez tout simplement dix roubles.
— Je n’ai pas besoin de dix roubles ; donnez m’en cinq ;
je dégagerai sûrement.
— Vous ne voulez pas dix roubles. L’image vaut cela, ajoutai-je en
remarquant de nouveau l’étincellement de ses yeux. Elle ne répondit pas. Je lui
donnai cinq roubles.
— Il ne faut mépriser personne..... J’ai été moi-même dans une
situation critique et pire encore, et si vous me voyez à présent une telle
occupation... C’est qu’après tout ce que j’ai eu à souffrir.....
— Vous vous vengez de la société ! hein ? interrompit-elle
tout-à-coup avec un sourire très ironique mais naïf aussi (c’était banal, car
comme elle ne me portait aucun intérêt particulier, le mot n’avait guère le
caractère d’une offense) Ah ! Ah ! ai-je pensé, voilà comme elle est,
c’est une femme à caractère, une émancipée.
— Voyez-vous, continuai-je, moitié plaisant moitié sérieux :
« Moi je suis une fraction de cette fraction de l’être qui veut faire le
mal et qui fait le bien ».
Elle me regarda
aussitôt, avec une attention où subsistait de la curiosité enfantine :
— Attendez ; quelle est cette pensée-là ? Où l’avez-vous
prise ? j’ai entendu cela quelque part....
— Ne vous cassez pas la tête. C’est ainsi que Méphistophélès se
présente à Faust. Avez-vous
lu Faust ?
— Pas... attentivement.
— C’est-à-dire que vous ne l’avez pas lu. Il faut le lire. Je vois
encore à vos lèvres un pli ironique. Ne me supposez pas, je vous en prie, assez
peu de goût pour vouloir blanchir mon rôle d’usurier en me donnant pour un
Méphistophélès. Un usurier est un usurier. C’est connu.
— Vous êtes étrange..... je ne voulais pas dire.....
Elle était sur le
point de me dire qu’elle ne s’attendait pas à trouver en moi un lettré, elle ne
le dit pas, et je compris qu’elle le pensait. Je l’avais vivement intriguée.
— Voyez-vous, remarquai-je, il n’est point de métier où l’on ne
puisse faire le bien. Certes, je ne parle pas de moi. Moi, je ne fais, je
suppose, que le mal, mais.....
— Certainement on peut faire le bien dans tous les états,
répliqua-t-elle avec vivacité en cherchant à me pénétrer du regard. Oui, dans
tous les états, lit-elle.
Oh, je me
rappelle, je me rappelle tout ! Et, je veux le dire, elle avait cette
jeunesse, cette jeunesse charmante qui, lorsqu’elle exprime une idée
intelligente, profonde, laisse transparaître sur le visage un éclair de
conviction naïve et sincère, et semble dire : voyez comme je comprends et
pénètre en ce moment [4]. Et on ne peut pas dire que ce soit là de la fatuité, comme la
nôtre, c’est le cas qu’elle fait elle-même de l’idée conçue, l’estime qu’elle a
pour cette idée, la sincérité de la conviction, et elle pense que vous devez estimer
cette idée au même degré. Oh la sincérité ! C’est par là qu’on subjugue.
Et que c’était exquis chez elle !
Je me souviens,
je n’ai rien oublié. Quand elle sortit, j’étais décidé. Le même jour j’ai pris
mes derniers renseignements et j’ai connu en détail tout le reste de sa vie. Le
passé, je le savais par Loukerïa, domestique de sa famille, que j’avais mise
dans mes intérêts peu auparavant. Le fond de sa vie était si lamentable que je
ne comprends pas comment, dans une pareille situation, elle avait pu garder la
force de rire, la faculté de curiosité qu’elle a montrée en parlant de
Méphistophélès. Mais, la jeunesse ! — C’est cela précisément que je
pensais alors avec orgueil et joie, car je voyais de la noblesse d’âme dans ce
fait que, bien qu’elle fût sur le bord d’un abîme, la grande pensée de Gœthe
n’en étincelait pas moins à ses yeux. La jeunesse, même mal à propos, est
toujours généreuse. Ce n’est que d’elle que je parle. Le point important est
que déjà je la regardais comme mienne,
que je ne doutais pas de ma puissance, et savez-vous que cela donne une volupté
surhumaine de ne pas douter ?
Mais où
vais-je ? Si je continue, je n’arriverai jamais à concentrer mes
réflexions..... vite, vite, mon Dieu ! je m’égare, ce n’est pas
cela !
[modifier]II
Son histoire que
j’ai pu connaître, je la résumerai en quelques mots. Son père et sa mère
étaient morts depuis longtemps, trois ans avant qu’elle se mît à vivre chez ses
tantes, femmes désordonnées, pour ne pas dire plus. L’une, veuve, chargée d’une
nombreuse famille (six enfants plus jeunes les uns que les autres), l’autre
vieille fille mauvaise. Toutes les deux mauvaises.
Son père, employé de l’état, simple commis, n’était que noble personnel [5] ; cela m’allait bien. Moi j’appartenais à une classe supérieure.
Ex-capitaine en
second, d’un régiment à bel uniforme, noble héréditaire, indépendant, etc. Quant
à ma maison de prêt sur gages, les tantes ne pouvaient la regarder que d’un bon
œil. Trois ans de servitude chez ses tantes ! Et cependant elle trouva le
moyen de passer ses examens, elle sut s’échapper de cet impitoyable besogne
quotidienne pour passer des examens. Cela prouve qu’elle avait des aspirations
nobles, élevées. Et moi, pourquoi voulais-je me marier ? D’ailleurs, il
n’est pas question de moi...ce n’est pas de cela qu’il s’agit... Elle donnait
des leçons aux enfants de la tante, raccommodait le linge, et même, malgré sa
poitrine délicate, lavait les planchers. On la battait, on lui reprochait sa
nourriture et, à la fin, les vieilles tentèrent de la vendre. Pouah ! Je
passe sur les détails dégoûtants. Elle m’a tout raconté en détail depuis. Tout
cela fut épié par un gros épicier du voisinage. Ce n’était pas un simple
épicier, il possédait deux magasins. Ce négociant avait déjà fait fondre deux
femmes : il en cherchait une troisième. Il crut avoir trouvé :
« Douce, habituée à la misère, voilà une mère pour mes enfants », se
dit-il.
Effectivement il
avait des enfants. Il la rechercha en mariage et fit des ouvertures aux
tantes... Et puis il avait cinquante ans. Elle fut terrifiée. C’est sur ces
entrefaites qu’elle se mit à venir chez moi, afin de trouver l’argent
nécessaire à des insertions dans le Golos.
Elle demanda à ses tantes un peu de temps pour réfléchir. On lui en accorda,
très peu. Mais on l’obsédait, on lui répétait ce refrain ; « Nous
n’avons pas de quoi vivre nous-mêmes, ce n’est pas pour garder une bouche de
plus à nourrir. » Je connaissais déjà toutes ces circonstances, mais ce
n’est que ce matin là que je me suis décidé. Le soir, l’épicier apporte pour
cinquante kopecks [6] de bonbons ; elle est avec lui. Moi, j’appelle Loukérïa
de sa cuisine, et je lui demande de lui dire tout bas que je l’attends à la
porte, que j’ai quelque chose de pressant à lui communiquer. J’étais très
content de moi. En général, ce jour-là, j’étais terriblement content de moi.
À la porte
cochère, devant Loukérïa, je lui déclarai, à elle déjà étonnée de mon appel,
que j’avais l’honneur, et le bonheur... Ensuite, afin de lui expliquer ma
manière d’agir, et pour éviter qu’elle s’étonnât de ces pourparlers devant une
porte : « Vous avez affaire à un homme de bonne foi, qui sait où vous
en êtes. » Et je ne mentais pas, j’étais de bonne foi. Mais laissons cela.
Non seulement ma requête était exprimée en termes convenables, telle que devait
l’adresser un homme bien élevé, mais elle était originale aussi, chose
essentielle. Hé bien, est-ce donc une faute de le confesser ? Je veux me
faire justice et je me la fais ; je dois plaider le pour et le contre, et
je le plaide. Je me le suis rappelé après avec délices , quoique ce soit
bête : Je lui avouais alors, sans honte, que j’avais peu de talents et une
intelligence ordinaire, que je n’étais pas trop bon, que j’étais un égoïste bon marché, (je me rappelle ce mot, je
l’avais préparé en route et j’en étais fort satisfait) et qu’il y avait
peut-être en moi beaucoup de côtés désagréables, sous tous les rapports. Tout
cela était débité avec une sorte d’orgueil. On sait comment on dit ces
choses-là. Certes, je n’aurais pas eu le mauvais goût de commencer, après celle
de mes défauts, la nomenclature de mes qualités, par exemple en disant :
Si je n’ai pas ceci ou cela, j’ai au moins, ceci et cela. Je voyais qu’elle
avait bien peur, mais je ne la ménageais pas ; tout au contraire, comme
elle tremblait, j’appuyais davantage. Je lui dis carrément qu’elle ne mourrait
pas de faim, mais qu’il ne fallait pas compter sur des toilettes, des soirées
au théâtre ou au bal, sinon plus tard, peut-être, quand j’aurais atteint mon
but. Ce ton sévère m’entraînait moi-même. J’ajoutai, comme incidemment, que si
j’avais adopté ce métier de prêteur sur gages, c’était dans certaines
circonstances, en vue d’un but particulier. J’avais le droit de parler
ainsi : les circonstances et le but existaient réellement.
Attendez,
messieurs ; j’ai été toute ma vie le premier à exécrer ce métier de
prêteur sur gages, mais bien qu’il soit ridicule de se parler à soi-même
mystérieusement, il est bien vrai que je me vengeais de la société. C’était
vrai ! vrai ! vrai ! De sorte que, le matin où elle me raillait
en supposant que je me vengeais de la société, c’était injuste de sa part.
C’est que, voyez-vous, si je lui avais nettement répondu : « Hé bien,
oui, je me venge de la société », elle aurait ri de moi, comme un autre
matin, et ç’aurait été en effet fort risible. Mais, de la sorte, au moyen
d’allusions vagues, en lançant une phrase mystérieuse, il se trouva possible de
surexciter son imagination. D’ailleurs je ne craignais plus rien alors. Je
savais bien que le gros épicier lui semblerait en tous cas plus méprisable que
moi, et que, là, sous la porte cochère, j’avais l’air d’un sauveur ; j’en
avais conscience. Ah, les bassesses, voilà ce dont on a aisément la
conception !... Après tout, était-ce donc vraiment une bassesse ?
Comment juger un homme en pareil cas ? Ne l’aimais-je pas déjà,
alors ?
Attendez. Il va
sans dire que je ne lui ai pas soufflé mot de mes bienfaits, au
contraire ; oh ! au contraire : « C’est moi qui suis votre
obligé et non vous mon obligée. » J’ai dit cela tout haut, sans pouvoir m’en
empêcher. Et c’était peut-être bête, car je la vis froncer le sourcil. Mais en
somme j’avais gagné la partie : Attendez encore... puisque je dois remuer
toute cette boue, il me faut rappeler une dernière saleté, je me tenais droit,
à cette porte, et il me montait au cerveau des fumées : « Tu es
grand, élancé, bien élevé, et, enfin, sans fanfaronnade, d’une assez jolie
figure ». Voilà ce qui me passait par la tête... Il va sans dire que,
surplace, à la porte même, elle me répondit oui. Mais... mais je dois ajouter qu’elle réfléchit assez
longtemps, avant de répondre oui. Elle était si pensive, si pensive, que j’eus
le temps de lui dire : « hé bien ! » Et je ne pus même me
passer de le lui dire avec un certain chic : « hé bien donc »
avec un donc.
— Attendez, fit-elle, je réfléchirai.
Son visage mignon
était si sérieux, si sérieux qu’on y lisait son âme. Et moi je me sentais
offensé : « Est-ce possible, pensais-je, qu’elle hésite entre moi et
l’épicier. » Ah, alors je ne comprenais pas encore ! je ne comprenais
rien, rien du tout ! jusqu’à aujourd’hui, je n’ai rien compris ! Je
me rappelle que, comme je m’en allais, Loukerïa, courut « après moi et me
jeta rapidement : « Que Dieu vous le rende, Monsieur, vous prenez
notre chère demoiselle, Mais ne le lui dites pas, elle est fière. »
Fière, soit,
j’aime bien les petites fières, les fières sont surtout prisables quand on est
certain de les avoir conquises, hé ? Oh bassesse, maladresse de
l’homme ! Que j’étais satisfait de moi ! Imaginez-vous que, tandis
qu’elle restait pensive sous la porte avant de me dire le oui, imaginez-vous
que je lisais avec étonnement sur ses traits cette pensée : « Si j’ai
le malheur à attendre des deux côtés, pourquoi ne choisirais-je pas de
préférence le gros épicier afin que, dans ses ivresses, il me roue de coups
jusqu’à me tuer.
Et, qu’en
croyez-vous, ne pouvait-elle pas avoir une telle pensée ?
Oui, et
maintenant je ne comprends rien du tout ! Je viens de dire qu’elle pouvait
avoir cette pensée : Quel sera le pire des deux malheurs ? Qu’y
a-t-il de plus mauvais à prendre, le marchand ou l’usurier de Goethe ?
Voilà la question !... Quelle question ? Et tu ne comprends pas même
cela, malheureux ! Voilà la réponse sur la table. Mais encore une fois,
pour ce qui est de moi, je m’en moque... qu’importe, moi ?... Et au fait,
suis-je pour quelque chose là-dedans, oui ou non ? Je ne puis répondre. Il
vaut mieux aller me coucher, j’ai mal à la tête.
[modifier]III
Je n’ai pas
dormi. Comment aurais-je pu dormir ? le sang battait dans mes tempes avec
furie. Je veux me replonger dans ces fanges. Quelle boue !..... De quelle
boue aussi je l’ai tirée.... Elle aurait dû le sentir, juger mon acte à sa
juste valeur !.....Plusieurs considérations m’ont amené à ce
mariage : je songeais par exemple que j’avais quarante et un an et qu’elle
en avait seize. Le sentiment de cette inégalité me charmait. C’était doux, très
doux.
J’aurais voulu,
toutefois, faire un mariage à l’anglaise, devant deux témoins seulement, dont
Loukerïa, et monter ensuite en wagon, pour aller à Moscou peut-être, où j’avais
justement affaire, et où je serais resté deux semaines. Elle s’y est opposée,
elle ne l’a pas voulu et j’ai été obligé d’aller saluer ses tantes comme les
parents qui me la donnaient. J’ai même fait à chacune de ces espèces un présent
de cent roubles et j’en ai promis d’autres, sans lui en parler, afin de ne pas
l’humilier par la bassesse de ces détails. Les tantes se sont faites tout
sucre. On a discuté la dot : elle n’avait rien, presque littéralement
rien, et elle ne voulut rien emporter. J’ai réussi à lui faire comprendre qu’il
était impossible qu’il n’y eût aucune dot, et cette dot, c’est moi qui l’ai
constituée, car qui l’aurait pu faire ? mais il ne s’agit pas de
moi.....Je suis arrivé à lui faire accepter plusieurs de mes idées, afin
qu’elle fût au courant, au moins. Je me suis même trop hâté, je crois.
L’important est que, dès le début, malgré sa réserve, elle s’empressait autour
de moi avec affection, venait chaque fois tendrement à ma rencontre et me
racontait, toute transportée, en bredouillant (avec le délicieux balbutiement
de l’innocence), son enfance, sa jeunesse, la maison paternelle, des anecdotes
sur son père et sa mère. Je jetais de l’eau froide sur toute cette ivresse.
C’était mon idée. Je répondais à ses transports par un silence, bienveillant,
certes.....mais elle sentit vite la distance qui nous séparait et l’énigme qui
était en moi. Et moi je faisais tout pour lui faire croire que j’étais une
énigme ! c’est pour me poser en énigme que j’ai commis toutes ces
sottises ! d’abord la sévérité : c’est avec mon air sévère que je
l’ai amenée dans ma maison. Pendant le trajet, dans mon contentement, j’ai
établi tout un système. Et ce système m’est venu tout seul à la pensée. Et je
ne pouvais pas faire autrement, cette manière d’agir m’était imposée par une
force irrésistible. Pourquoi me calomnierais-je, après tout ? C’était un
système rationnel. Non, écoutez, si vous voulez juger un homme, faites-le en
connaissance de cause.....Écoutez ;
Comment faut-il
commencer ? car c’est très difficile. Entreprendre de se justifier, là
naît la difficulté. Voyez-vous, la jeunesse méprise l’argent, par exemple, je
prônai l’argent, je préconisai l’argent ; je le préconisai tant, tant,
qu’elle finit par se taire. Elle ouvrait les yeux grand, écoutait, regardait et
se taisait. La jeunesse est généreuse, n’est-ce pas ? du moins la bonne
jeunesse est généreuse, et emportée, et sans grande tolérance ; si quelque
chose ne lui va pas, aussitôt elle méprise. Moi, je voulais de la grandeur, je
voulais qu’on inoculât au cœur même de la grandeur, qu’on l’inoculât aux
mouvements même du cœur, n’est-ce pas ? je choisis un exemple banal :
Comment pouvais-je concilier le prêt sur gages avec un semblable
caractère ? Il va sans dire que je n’ai pas procédé par allusion directe,
sans quoi j’aurais eu l’air de vouloir me justifier de mon usure. J’opérais par
l’orgueil. Je laissais presque parler mon silence. Et je sais faire parler mon
silence ; toute ma vie, je l’ai fait. J’ai vécu des drames dans mon
silence. Ah, comme j’ai été malheureux. Tout le monde m’a jeté par dessus bord,
jeté et oublié, et personne, personne ne s’en est douté ! Et voilà que
tout-à-coup les seize ans de cette jeune femme surent recueillir, de la bouche
de lâches, des détails sur moi, et elle s’imagina qu’elle connaissait tout. Et
le secret, pourtant, était caché au fond de la conscience de l’homme !
Moi, je ne disais rien, surtout avec elle, je n’ai rien dit, rien jusqu’à
hier..... Pourquoi n’ai-je rien dit ? Par orgueil. Je voulais qu’elle
devinât, sans mon aide, et non d’après les racontars de quelques drôles ;
je voulais qu’elledevinât elle-même cet
homme et qu’elle le comprît ! En l’amenant dans ma maison, je voulais
arriver à son entière estime, je voulais la voir s’incliner devant moi et prier
sur mes souffrances..... je valais cela. Ah j’avais toujours mon orgueil ;
toujours il me fallait tout où rien, et c’est parce que je ne suis pas un
admetteur de demi-bonheurs, c’est parce que je voulais tout, que j’ai été forcé
d’agir ainsi. Je me disais ; « mais devine donc et
estime-moi ! » Car vous admettez que si je lui avais fourni des
explications, si je les lui avais soufflées, si j’avais pris des détours, si je
lui avais réclamé son estime, ç’aurait été comme lui demander l’aumône..... Du
reste..... du reste, pourquoi revenir sur ces choses-là !
Stupide, stupide,
cent fois stupide ! je lui exposai nettement, durement (oh oui, durement),
en deux phrases, que la générosité de la jeunesse est une belle chose, mais
qu’elle ne vaut pas un demi-kopeck. Et pourquoi ne vaut-elle rien, cette
générosité de la jeunesse ? Parce qu’elle ne lui coûte pas cher, parce
qu’elle la possède avant d’avoir vécu. Tous ces sentiments-là sont, pour ainsi
dire, le propre des premières impressions de l’existence. Voyez-vous donc à la
tâche. La générosité bon marché est facile. Donner sa vie, même, coûte si peu,
il n’y a dans vos sacrifices que du sang qui bout et du débordement de forces.
Vous n’avez soif que de la beauté de l’acte, dites-vous ? oh que non
pas ! Choisissez donc un dévouement difficile, long, obscur, sans éclat,
calomnié, où soit beaucoup de sacrifice et pas une gloire, oh ! vous qui
rayonnez en vous-même, vous qu’on traite d’infâme, tandis que vous êtes le
meilleur homme de la terre, hé bien, tentez cet héroïsme : Vous
reculerez ! Et moi je suis resté sous le poids de cet héroïsme toute ma
vie.....Elle batailla d’abord, avec acharnement ; puis elle en arriva par
degrés au silence, au silence complet. Ses yeux seuls écoutaient, de plus en
plus attentifs et grands, grands de terreur. Et... et, de plus, je vis poindre
un sourire défiant, fermé, mauvais. C’est avec ce sourire-là que je l’ai amenée
dans ma maison. Il est vrai qu’elle n’avait plus d’autre refuge.
[modifier]IV
Qui a commencé le
premier ?
Personne. Ça a
commencé tout seul, dès le début. J’ai dit que je l’avais sévèrement accueillie
chez moi ; cependant les premiers jours, je me suis adouci. Durant nos
fiançailles je l’ai avertie qu’elle aurait à recevoir les objets mis en gages
et à faire les prêts. Elle n’a élevé aucune objection (remarquez-le) ; même,
elle s’est mise au travail avec ardeur.....
L’appartement et
le mobilier n’ont pas été changés. Deux pièces, une grande salle divisée en
deux par le comptoir, et une chambre, pour nous, qui servait de chambre à
coucher. Le meuble était modeste, plus modeste encore que chez les tantes. Ma
vitrine à images saintes avec sa lampe, se trouvait dans la salle où était le
bureau ; dans l’autre pièce, ma bibliothèque, quelques livres, et aussi le
secrétaire. Les clefs sur moi. Lit, chaises, tables. Je donnai encore à
entendre à ma fiancée que les dépenses de la maison, c’est-à-dire la nourriture
pour moi, pour elle et pour Loukérïa (j’avais pris cette dernière avec nous) ne
devait pas dépasser un rouble par jour [7]. « Il me faut amasser trente mille roubles en trois ans,
autrement ce ne serait pas gagner de l’argent. » Elle ne fit point
résistance et j’augmentai de moi-même de trente kopecks nos frais de table. De
même pour le théâtre. J’avais dit à ma fiancée que nous n’irions pas au théâtre
et cependant je décidai ensuite que nous le ferions une fois par mois, et que
nous nous payerions des places convenables, des fauteuils. Nous y sommes allés
ensemble trois fois ; nous avons vu La Chasse au bonheur etla Périchole, il me semble... mais
qu’importe, qu’importe..... Nous y allions sans nous parler, et sans parler
nous revenions : Pourquoi, pourquoi ne nous être jamais rien dit ?
Dans les premiers
temps il n’y a pas eu de discussion, et pourtant c’était déjà le silence.
Je me
rappelle..... Elle me regardait à la dérobée, et moi, m’en apercevant, je
redoublais de mutisme. C’est de moi, il est vrai, que venait le silence, et non
d’elle.....Une ou deux fois elle fit la tentative de me serrer dans ses bras.
Mais comme ces transports étaient maladifs, hystériques, et que je n’appréciais
que des joies vraies, où il y eût de l’estime réciproque, j’accueillis
froidement ces démonstrations. Et j’avais raison : le lendemain de chacun
de ces élans, il y avait des brouilles, non pas précisément des brouilles, mais
des accès de silence et, de sa part, des airs de plus en plus provocants.
« L’insoumission,
la révolte », voilà ce qu’on voyait en elle. Seulement elle était
impuissante. Oui, ce doux visage devenait de plus en plus provocant. Je
commençais à lui paraître répugnant. Oh, j’ai étudié cela. Quant à être hors
d’elle, certes elle l’était souvent.....Comment, par exemple, se fait-il qu’au
sortir d’un taudis où elle lavait les planchers, elle se soit si vite dégoûtée
d’un autre intérieur pauvre ?
Chez nous,
voyez-vous, ce n’était pas de la pauvreté, c’était de l’économie, et quand il
le fallait, j’admettais même du luxe, par exemple pour le linge, pour la tenue.
J’avais toujours pensé qu’un mari soigné devait charmer une femme. Du reste
elle n’avait rien contre la pauvreté, c’était contre l’avarice. « Nous
avions certes chacun notre but et un caractère fort. » Elle refusa tout à
coup, d’elle-même, de retourner au théâtre et le pli ironique de sa bouche se
creusa davantage... Et, moi, mon silence augmentait, augmentait.....
Ne dois-je point
me justifier ? Le point grave était l’affaire du prêt sur gages, n’est-ce
pas ? Permettez, je savais qu’une femme, à seize ans, ne peut pas se
résigner à une entière soumission envers un homme. La femme n’a pas
d’originalité, c’est un axiome ; encore aujourd’hui c’est resté un axiome
pour moi. Il n’importe qu’elle soit couchée là, dans cette chambre, une vérité
est une vérité, et Stuart Mill lui-même n’y ferait rien. Et la femme qui aime,
oh la femme qui aime ! même les vices, même les crimes d’un être aimé,
elle les déifie. Cet être aimé ne saurait trouver pour ses propres fautes
autant d’excuses qu’elle en trouvera. C’est généreux, mais ce n’est pas
original. C’est ce manque d’originalité qui a perdu les femmes. Et qu’est-ce
que ça prouve, je le répète, qu’elle soit là sur la table ? Est-ce donc
original d’y être ? Oh ! oh !
Écoutez, j’étais
alors presque convaincu de son amour, elle m’entourait, elle se jetait à mon
cou, n’est-ce point parce qu’elle aimait ou voulait aimer ? Oui, c’est
bien cela, elle désirait ardemment aimer, elle cherchait l’amour et, le mauvais
de mon cas, c’était que je n’avais pas commis de crime qu’elle eût à glorifier.
Vous dites : « usurier » et tous disent, usurier, et puis,
après ? il y avait des raisons pour que l’un des plus généreux des hommes
devînt usurier. Voyez-vous, messieurs, il y a des idées..... C’est-à-dire,
voyez-vous, que si l’on exprime une certaine idée par des paroles, ce sera
alors terriblement bête. J’aurais honte.....et pourquoi ? Pour rien. Parce
que nous sommes tous de la drogue et que nous sommes incapables de supporter la
vérité. Ou bien je ne sais plus..... je disais tout à l’heure « le plus
généreux des hommes » ; il y a là de quoi rire, et pourtant c’est
vrai, c’était vrai, c’est la vérité vraie. Oui, j’avais ledroit alors de vouloir assurer
mon avenir et de créer cette maison : « Vous m’avez repoussé, vous,
les hommes ; vous m’avez chassé par vos silences méprisants ; à mes
aspirations passionnées vous avez répondu par une offense mortelle pesant sur
ma vie entière : j’avais donc le droit de construire un mur entre vous et
moi, de rassembler ces trente raille roubles et de finir ma vie dans un coin,
en Crimée, au bord de la Mer Noire, sur une montagne, au milieu des vignes,
dans mes propriétés acquises au prix de ces trente mille roubles, et surtout
loin de vous tous, sans amertume contre vous, avec un idéal dans l’âme, avec
une femme aimante près du cœur, avec une famille, si Dieu l’avait permis, et en
faisant du bien à mon prochain ». J’ai bien fait de garder tout cela pour
moi, car qu’y aurait-il eu de plus stupide que de le lui raconter tout
haut ? Et voilà la cause de mon orgueilleux silence, voilà pourquoi nous
restions en face l’un de l’autre sans ouvrir la bouche. Qu’aurait-elle pu
comprendre ? seize ans, la première jeunesse..... que pouvait-elle
entendre à mes justifications, à mes souffrances ? Chez elle, de la
droiture, l’ignorance de la vie, de jeunes convictions gratuites, l’aveuglement
à courte vue d’un « cœur d’or »..... Le pire de tout, c’était la
maison de prêt sur gages, voilà. (Y faisais-je donc tant de mal, dans cette
maison et ne voyait-elle pas que je me contentais de gains modérés) ?
Ah ! La vérité est terrible sur la terre ! ce charme, cette douceur
céleste qu’elle avait, c’était une tyrannie, une tyrannie insupportable pour
mon âme, une torture ! je me calomnierais, si j’omettais cela, ne
l’aimais-je pas ? Pensez-vous que je ne l’aimais pas ? Qui peut dire
que je ne l’aimais pas ? Ç’a été voyez-vous une ironie, une ironie perfide
de la destinée et de la nature ! Nous sommes des maudits ; la vie
humaine est universellement maudite ! La mienne plus que tout autre !
Moi, je comprends maintenant mon erreur !..... Il y avait des
obscurités.....Non, tout était clair, mon projet était clair comme le
ciel : « Me renfermer dans un silence sévère, orgueilleux, me refuser
toute consolation morale. Souffrir en silence ». Et j’ai exécuté mon
plan ; je ne me suis point menti à moi-même ! « Elle verra
elle-même après, pensais-je, qu’il y avait ici de la générosité. Elle n’a pas
su s’en apercevoir maintenant, mais quand elle le découvrira plus tard, si
jamais elle le découvre, elle l’appréciera dix fois plus, et, tombant à genoux,
elle joindra les mains ». Voilà quelle était mon idée. Mais justement j’ai
oublié ou omis quelque chose. Je n’ai pu arriver à rien..... mais assez,
assez..... À qui maintenant demander pardon ? c’est fini, fini....
Courage, homme ! garde ton orgueil : ce n’est pas toi qui es le
coupable !
Et bien je vais
dire la vérité, je ne craindrai pas de la contempler face à face :
c’est elle qui a eu tort,
c’est elle qui a eu
tort !.....
[modifier]V
Donc, les
premières disputes vinrent de ce qu’elle voulut avoir, sans contrôle, le
maniement de l’argent, et coter les objets apportés en gage à un trop haut
prix. Elle daigna deux fois me quereller à ce sujet. Moi je ne voulus pas
céder. C’est ici qu’apparut la veuve du capitaine.
Une antique veuve
d’officier se présenta munie d’un médaillon qu’elle tenait de son mari. Un
souvenir, vous comprenez. Je donnai trente roubles. La vieille se mit à geindre
et à supplier qu’on lui gardât son gage. — Cela va sans dire que nous le
gardions. Puis, cinq jours après, elle revient et demande à échanger le
médaillon contre un bracelet valant à peine huit roubles. Je refuse, cela va
sans dire. Il est probable qu’à ce moment elle vit quelque chose dans les yeux
de ma femme, car elle vint en mon absence et l’échange se fit.
Je le sus le jour
même : je parlai avec fermeté et j’employai le raisonnement. Elle était
assise sur le lit, pendant mes représentations, elle regardait le plancher et y
battait la mesure du bout du pied, geste qui lui était habituel ; son
mauvais sourire errait sur ses lèvres. Je déclarai alors froidement, sans
élever la voix, que l’argent était à moi,
que j’avais le droit de voir la vie àma façon.
Je rappelai que le jour où je l’avais introduite dans mon existence, je ne lui
avais rien caché.
Elle sauta
brusquement sur ses pieds, toute tremblante et, imaginez-vous, dans sa fureur
contre moi, elle se mit à trépigner. Une bête féroce. Un accès. Une bête féroce
prise d’accès. L’étonnement me figea sur place. Je ne m’attendais pas à une
telle incartade. Je ne perdis pas la tête et, derechef, d’une voix calme, je
l’avertis que je lui retirais le droit de se mêler de ma maison. Elle me rit au
nez, et quitta l’appartement. Elle n’avait pas le droit de sortir de chez moi,
et d’aller sans moi nulle part. C’était un point convenu entre nous dès nos
fiançailles. Je fermai mon bureau et m’en fus chez les tantes. J’avais rompu
toutes relations avec elles depuis mon mariage ; nous n’allions pas chez
elles, elles ne venaient pas chez moi. Il se trouva qu’elle était venue avant
moi chez les tantes. Elles m’écoutèrent curieusement, se mirent à rire et me
dirent : « C’est bien fait ». Je m’attendais à leurs railleries.
J’achetai aussitôt pour cent roubles, vingt-cinq comptant, les bons offices de
la plus jeune des tantes. Deux jours après, cette femme arrive chez moi et me
dit : « Un officier, nommé Efimovitch, votre ancien camarade de
régiment, est mêlé à tout ceci. » Je fus très étonné. Cet Efimovitch était
l’homme qui m’avait fait le plus de mal dans l’armée. Un mois auparavant, sans
aucune honte, il était venu deux fois à la maison, sous prétexte d’engager. Je
me rappelai que, lors de ces visites, il s’était mis à rire avec elle. Je
m’étais alors montré et, en raison de nos anciennes relations, je lui avais
interdit de remettre les pieds chez moi. Je n’y avais rien vu de plus, je n’y
avais vu que l’impudence de l’homme. Et la tante m’informe qu’ils ont déjà pris
rendez-vous et que c’est une de ses amies, Julia Samsonovna, veuve d’un
colonel, qui s’entremet. « C’est chez elle que va votre femme ».
J’abrège
l’histoire. Cette affaire m’a coûté trois cents roubles. En quarante-huit
heures nous conclûmes un marché par lequel il était entendu qu’on me cacherait
dans une chambre voisine, derrière une porte, et que, le jour du premier
rendez-vous, j’assisterais à l’entretien de ma femme et d’Efimovitch. La veille
de ce jour-là, il y eût entre nous une scène courte, mais très significative
pour moi. Elle rentra le soir, s’assit sur le lit, et me regarda ironiquement
en battant la mesure avec son pied sur le tapis. L’idée me vint subitement que,
dans ces derniers quinze jours, elle était entièrement hors de son caractère,
on peut même dire que son caractère semblait retourné comme un gant :
j’avais devant moi un être emporté, agressif, je ne veux pas dire éhonté, mais
déséquilibré et assoiffé de désordre. Sa douceur naturelle la retenait pourtant
encore. Quand une semblable nature arrive à la révolte, même si elle dépasse
toute mesure, on sent bien l’effort chez elle, l’on sent qu’elle a de la peine
à avoir raison de son honnêteté, de sa pudeur. Et c’est pour cela que de telles
natures vont plus loin qu’il n’est permis, et qu’on n’en peut croire ses yeux
en les voyant agir. Un être dépravé par habitude ira toujours plus doucement.
Il fera pis, mais, grâce à la tenue et au respect des convenances, il aura la
prétention de vous en imposer.
— Est-il vrai qu’on vous ait chassé du régiment, parce que vous avez
eu peur de vous battre, me demanda-t-elle à brûle-pourpoint ? Et ses yeux
étincelèrent.
— C’est vrai ; par décision de la réunion des officiers on m’a
demandé ma démission que, d’ailleurs, j’étais déjà résolu à donner :
— On vous a chassé comme un lâche ?
— Oui, ils m’ont jugé lâche. Mais ce n’est pas par lâcheté que j’ai
refusé de me battre ; c’est parce que je ne voulais pas obéir à des
injonctions tyranniques et demander satisfaction quand je ne me sentais pas
offensé. Sachez, ne pus-je m’empêcher d’ajouter, sachez que l’action de
s’insurger contre une telle tyrannie, et en subir toutes les conséquences,
demande plus de courage que n’importe quel duel.
Je n’ai pu
retenir cette phrase, par où je me justifiais. Elle n’attendait que cela,
elle n’espérait que cette nouvelle humiliation. Elle se mit à ricaner
méchamment.
— Est-il vrai que pendant trois ans vous ayez battu les rues de
Saint Pétersbourg en mendiant des kopecks, et que vous couchiez sous des
billards ?
— J’ai couché aussi dans les maisons de refuge du Cennaïa [8]. Oui, c’est vrai. Il y a eu beaucoup d’ignominie dans ma vie
après ma sortie du régiment, mais point de chutes honteuses. J’étais le premier
à haïr mon genre d’existence. Ce n’était qu’une défaillance de ma volonté, de
mon esprit, provoquée par ma situation désespérée. C’est le passé.....
— Maintenant, vous êtes un personnage, un financier ! Toujours
l’allusion aux prêts sur gages. Mais j’ai pu me contenir. Je voyais qu’elle
avait soif de m’humilier encore et je ne lui en ai plus fourni le prétexte.
Bien à propos un client sonna et je passai dans le bureau. Une heure après,
elle s’habilla tout à coup pour sortir, et, s’arrêtant devant moi, elle me
dit :
— Vous ne m’aviez rien dit de tout cela avant notre mariage ?
Je ne répondis pas et elle s’en alla.
Le lendemain,
donc, j’étais dans cette chambre et j’écoutais derrière une porte l’arrêt de ma
destinée. J’avais un revolver dans ma poche. Toute habillée, elle était assise
devant une table et Efimovitch se tenait près d’elle et faisait des manières.
Eh bien, il arriva, (c’est à mon honneur que je parle) il arriva ce que j’avais
prévu, pressenti, sans avoir bien conscience que je le prévoyais. Je ne sais
pas si je me fais comprendre.
Voilà ce qui
arriva. Pendant une heure entière j’écoutai, et une heure entière j’assistai à
la lutte de la plus noble des femmes avec un être léger, vicieux, stupide, à
l’âme rampante. Et d’où vient, pensai-je, surpris, que cette naïve, douce et
silencieuse créature sache ainsi combattre ? Le plus spirituel des auteurs
de comédies de mœurs mondaines ne saurait écrire une pareille scène de
raillerie innocente et de vice saintement bafoué par la vertu. Et quel éclat
dans ses petites saillies, quelle finesse dans ses reparties vives, quelle
vérité dans ses censures ! et en même temps quelle candeur
virginale ! Ses déclarations d’amour, ses grands gestes, ses protestations
la faisaient rire. Arrivé avec des intentions brutales, et n’attendant pas une
semblable résistance, l’officier était écrasé. J’aurais pu croire que cette
conduite masquait une simple coquetterie, la coquetterie d’une créature
dépravée, mais spirituelle ; qui désirait seulement se faire valoir ;
mais non ; la vérité resplendissait comme le soleil ; nul doute
possible. Ce n’est que par haine fausse et violente pour moi que cette
inexpérimentée avait pu se décider à accepter ce rendez-vous et, près du
dénouement, ses yeux se dessillèrent. Elle n’était que troublée et cherchait
seulement un moyen de m’offenser, mais, bien qu’engagée dans cette ordure, elle
n’en put supporter le dérèglement. Est-ce cet être pur et sans tache en
puissance d’idéal, que pouvait corrompre un Efimovitch, ou quelqu’autre de ces
gandins du grand monde ? Il n’est arrivé qu’à faire rire de lui. La vérité
a jailli de son âme et la colère lui a fait monter aux lèvres le sarcasme. Ce
pitre, tout à fait ahuri à la fin, se tenait assis, l’air sombre, parlait par
monosyllabes et je commençais à craindre qu’il ne l’outrageât point par basse
vengeance. Et, disons-le encore à mon honneur, j’assistais à cette scène
presque sans surprise, comme si je l’avais connue d’avance ; j’y allais
comme à un spectacle ; j’y allais sans ajouter foi aux accusations,
quoique j’eusse, il est vrai, un revolver. Et pouvais-je la supposer autre
qu’elle même ? Pourquoi donc l’aimais-je ? Pourquoi en faisais-je
cas ? Pourquoi l’avais-je épousée ? Ah certes, à ce moment, j’ai
acquis la preuve bien certaine qu’elle me haïssait, mais aussi la conviction de
son innocence. J’interrompis soudain la scène en ouvrant la porte. Efimovitch
sursauta, je la pris par la main et je l’invitai à sortir avec moi. Efimovitch
recouvra sa présence d’esprit et se mit à rire à gorge déployée :
— Ah, contre les droits sacrés de l’époux, lit-il, je ne puis rien,
emmenez-là, emmenez-là ! Et souvenez-vous, me cria-t-il, que, bien qu’un
galant homme ne doive point se battre avec vous, par considération pour Madame,
je me tiendrai à votre disposition.....si toutefois vous vous y risquiez.....
— Vous entendez ? dis-je en la retenant un instant sur le
seuil.
Puis, pas un mot
jusqu’à la maison. Je la tenais par la main ; elle ne résistait pas, au
contraire, elle paraissait stupéfiée, mais cela ne dura que jusqu’à notre
arrivée au logis. Là elle s’assit sur une chaise et me regarda fixement. Elle
était excessivement pâle. Cependant ses lèvres reprirent leur pli sarcastique,
ses yeux leur assurance, leur froid et suprême défi. Elle s’attendait
sérieusement à être tuée à coups de revolver. Silencieusement, je le sortis de
ma poche et je le posai sur la table. Ses yeux allèrent du revolver à moi.
(Notez que ce revolver lui était déjà connu, je le gardais tout chargé depuis
l’ouverture de ma maison. À cette époque je m’étais décidé à n’avoir ni chien
ni grand valet comme Mozer. Chez moi, c’est la cuisinière qui ouvre aux
clients. Ceux qui exercent notre métier ne peuvent cependant se passer de
défense ; j’avais donc toujours mon revolver chargé. Le premier jour de
son installation chez moi, elle parut s’intéresser beaucoup à cette arme, elle
me demanda de lui en expliquer le mécanisme et le maniement, je le fis, et, une
fois, je dus la dissuader de tirer dans une cible. (Notez cela.) Sans m’occuper
de ses attitudes fauves, je me couchai à demi habillé. J’étais très fatigué, il
était près de onze heures du soir. Pendant une heure environ, elle resta à sa
place, puis elle souffla la bougie et s’étendit sans se dévêtir sur le divan. C’était
la première fois que nous ne couchions pas ensemble ; remarquez cela
aussi.....
[modifier]VI
Un terrible
souvenir à présent.....
Je me réveillai
le matin, entre sept et huit heures, je pense. Il faisait déjà presque jour
dans la chambre. Je m’éveillai parfaitement tout de suite, je repris la
conscience de moi-même et j’ouvris aussitôt les yeux. Elle était près de la
table et tenait dans ses mains le revolver. Elle ne voyait pas que je
regardais ; elle ne savait pas que j’étais éveillé et que je regardais.
Tout à coup je la vois s’approcher de moi, l’arme à la main. Je ferme vivement
les yeux et je feins de dormir profondément.
Elle vient près
du lit et s’arrête devant moi. J’entendais tout. Bien que le silence fût
absolu, j’entendais ce silence. À ce moment se produit une légère convulsion
dans mon œil, et soudain, malgré moi, irrésistiblement, mes yeux s’ouvrirent...
Elle me regarda fixement ; le canon était déjà près de ma tempe, nos
regards se rencontrèrent..... ce ne fut qu’un éclair. Je me contraignis à
refermer mes paupières et, rassemblant toutes les forces de ma volonté, je pris
la résolution formelle de ne plus bouger, et de ne plus ouvrir les yeux, quoiqu’il
arrivât.
Il peut se faire
qu’un homme profondément endormi ouvre les yeux, qu’il soulève même un instant
la tête et paraisse regarder dans la chambre, puis, un moment après, sans avoir
repris : connaissance, il remet sa tête sur l’oreiller et s’endort
inconscient. Quand j’avais rencontré son regard et senti l’arme près de ma
tempe, j’avais reclos les paupières sans faire aucun autre mouvement, comme si
j’étais dans un profond sommeil ; elle pouvait à la rigueur supposer que
je dormais réellement, que je n’avais rien vu. D’autant plus qu’il était
parfaitement improbable que, si j’avais vu et compris, je fermasse les yeuxdans un tel moment.
Oui c’était
improbable. Mais elle pouvait aussi deviner la vérité..... Cette idée illumina
mon entendement à l’improviste, dans la seconde même. Oh quel tourbillon de
pensées, de sensations envahit, en moins d’un moment, mon esprit. Et vive
l’électricité de la pensée humaine ! Dans le cas, sentais-je, où elle
aurait deviné la vérité, si elle sait que je ne dors pas, ma sérénité devant la
mort lui impose, et sa main peut défaillir ; en présence d’une impression
nouvelle et extraordinaire, elle peut s’arrêter dans l’exécution de son
dessein. On sait que les gens placés dans un endroit élevé sont attirés vers
l’abîme par une force irrésistible. Je pense que beaucoup de suicides et
d’accidents ont été perpétrés par le seul fait que l’arme était déjà dans la
main. C’est un abîme aussi, c’est une pente de quarante cinq degrés sur
laquelle il est impossible de ne pas glisser. Quelque chose vous pousse à
toucher la gâchette. Mais la croyance où elle pouvait être que j’avais tout vu,
que je savais tout, qu’en silence j’attendais d’elle la mort, cette croyance
était de nature à la retenir sur la pente.
Le silence se
prolongeait. Je sentis près de mes cheveux l’attouchement froid du fer. Vous me
demanderiez si j’espérais fermement y échapper, je vous répondrais, comme
devant Dieu, que je n’avais plus aucune espérance. Peut-être une chance sur
cent. Pourquoi alors attendais-je la mort ! Et moi je demanderai :
que m’importait la vie, puisqu’un être qui m’était cher avait levé le fer sur
moi. Je sentais de plus, de toutes les forces de mon être, qu’à cette minute,
il s’agissait entre nous d’une lutte, d’un duel à mort, duel accepté par ce
lâche de la veille, par ce même lâche que jadis l’on avait chassé d’un
régiment ! Je sentais cela, et elle le savait si elle avait deviné que je
ne dormais pas.
Peut-être tout
cela n’est-il pas exact ; peut-être ne l’ai-je pas pensé alors, mais tout
cela a dû être alors, sans que j’y pense, car, depuis, je n’ai fait qu’y penser
toutes les heures de ma vie.
Vous me
demanderez pourquoi je ne lui ai pas épargné un assassinat !
Ah ! mille
fois, depuis, je me suis posé cette question, chaque fois qu’avec un froid dans
le dos je me rappelais cet instant. C’est que mon âme nageait alors dans une
morne désespérance. Je mourais moi-même, j’étais sur le bord de la tombe,
comment aurais-je pu songer à en sauver une autre ? Et comment affirmer
que j’aurais eu la volonté de sauver quelqu’un ? Qui sait ce que j’étais
capable de concevoir en une pareille passe.
Cependant mon
sang bouillait, le temps s’écoulait, le silence était funèbre. Elle ne quittait
pas mon chevet, puis,.... à un moment donné.....je tressaillis d’espérance !
j’ouvris les yeux : elle avait quitté la chambre. Je me levai ;
j’avais vaincu... elle était vaincue pour toujours ! J’allai au
samowar [9] ; il était toujours dans la première pièce et c’était elle
qui versait le thé ; je me mis à table et je pris en silence le verre
qu’elle me tendit. Je laissai s’écouler cinq minutes avant de la regarder. Elle
était affreusement pâle, plus pâle que la veille et elle me regardait. Et soudain.....
et soudain..... voyant que je la regardais ainsi.... un sourire pâle glissa sur
ses lèvres pâles, une question craintive dans ses yeux..... Elle doute encore,
me dis-je, elle se demande : Sait-il, ou ne sait-il pas : a-t-il vu,
ou n’a-t-il pas vu ! Je détournai les yeux d’un air indifférent. Après le
thé, je sortis, j’allai au marché et j’achetai un lit en fer et un paravent. De
retour chez moi, je fis mettre le lit, caché par le paravent, dans la chambre à
coucher. Le lit était pour elle, mais je ne lui en parlai pas. Ce lit, sans
autre langage, lui fit comprendre que j’avais tout vu, que je savais tout, que
je n’avais pas de doute. Pendant la nuit, je laissai le revolver sur la table,
comme de coutume. Le soir elle se coucha sans mot dire dans le nouveau lit.
Notre mariage était dissous : (vaincue et non pardonnée.) Pendant la nuit,
elle eut le délire. Le matin, une fièvre chaude se déclara. Elle resta alitée
six semaines.
[modifier]VII
Loukérïa vient de
me déclarer qu’elle ne reste plus à mon service et qu’elle me quittera aussitôt
après l’enterrement de sa maîtresse. J’ai voulu prier une heure, j’ai dû y
renoncer au bout de cinq minutes : c’est que je pense à autre chose, je
suis en proie à des idées maladives ; j’ai la tête malade. Alors, pourquoi
prier ? ce serait péché ! Il est étrange aussi que je ne puisse pas
dormir ; au milieu des plus grands chagrins, après les premières grandes
secousses, on peut toujours dormir. Les condamnés à mort dorment, dit-on, très
profondément, pendant leur dernière nuit. C’est nécessaire, d’ailleurs, c’est
naturel ; sans cela les forces leur feraient défaut... Je me suis couché
sur ce divan, mais je n’ai pu dormir.
Pendant les six semaines
qu’a duré sa maladie, nous l’avons soignée, Loukérïa, une garde expérimentée de
l’hôpital, dont je n’ai eu qu’à me louer, et moi. Je n’ai pas ménagé l’argent,
je voulais même beaucoup dépenser pour elle ; j’ai payé à Schreder, le
docteur que j’ai appelé, dix roubles par visite. Quand elle reprit
connaissance, je commençai à moins me faire voir d’elle. Mais, du reste,
pourquoi entré-je dans ces détails ? Quand elle fut tout à fait sur pied,
elle s’installa paisiblement à l’écart, dans la chambre, à une table que je lui
avais achetée..... Oui, c’est vrai, tous les deux nous gardions un silence
absolu... Cependant nous nous mîmes à dire quelques mots, à propos, de choses
insignifiantes. Moi, certes, j’avais soin de ne pas m’étendre, et je voyais que
de son côté elle ne demandait qu’à ne dire que le strict nécessaire. Cela me
semblait très naturel. « Elle est trop troublée, trop abattue, pensais-je,
et il faut lui laisser le temps d’oublier, de se faire à sa situation. »
De la sorte, nous nous taisions, mais à chaque instant je préparais mon
attitude à venir. Je croyais qu’elle en faisait autant et c’était terriblement
intéressant pour moi de deviner : à quoi pense-t-elle au moment
présent ?
Je dois le
répéter : personne ne sait ce que j’ai souffert et pleuré pendant sa
maladie. Mais j’ai pleuré pour moi seul et, ces sanglots, je les ai cachés dans
mon cœur, même devant Loukérïa. Je ne pouvais m’imaginer, je ne pouvais
supposer qu’elle dût mourir sans avoir rien appris. Et quand le danger eut
disparu, quand elle eut recouvré la santé, je me rappelle que je me suis tout à
fait et très vite tranquillisé. Bien plus je résolus alors de remettre
l’organisation de notre avenir à l’époque la plus éloignée
possible et de laisser provisoirement tout en l’état. Oui, il m’arriva quelque
chose d’étrange, de particulier (je ne puis le définir autrement) :
j’avais vaincu, et la seule conscience de ce fait me suffisait parfaitement.
C’est ainsi que se passa tout l’hiver. Oh ! pendant tout cet hiver,
j’étais satisfait comme je ne l’avais jamais été !
Voyez-vous, une
terrible circonstance a influé sur ma vie, jusqu’au moment de mon horrible
aventure avec ma femme : ce qui m’oppressait chaque jour, chaque heure,
c’était la perte de ma réputation, ma sortie du régiment. C’était la tyrannique
injustice qui m’avait atteint. Il est vrai que mes camarades ne m’aimaient pas
à cause de mon caractère taciturne et peut-être ridicule ; il arrive
toujours que tout ce qui est en nous de noblesse, de secrète élévation, est
trouvé ridicule par la foule des camarades. Personne ne m’a jamais aimé, même à
l’école. Partout et toujours on m’a détesté. Loukérïa aussi ne pouvait me
sentir. Au régiment, toutefois, un hasard avait été la seule cause de
l’aversion que j’inspirais ; cette aversion avait tous les caractères
d’une chose de hasard. Je le dis pour montrer que rien n’est plus
offensant ; de moins supportable que d’être perdu par un hasard, par un
fait qui aurait pu ne pas se produire, par le résultat d’un malheureux concours
de circonstances qui auraient pu passer comme les nuages ; pour un être
intelligent, c’est dégradant. Voilà ce qui m’était arrivé :
Au théâtre,
pendant un entr’acte, j’étais sorti de ma place pour aller au buffet. Un
certain officier de hussards, nommé A...ff, entra tout à coup et à haute voix,
devant tous les officiers présents, se mit à raconter que le capitaine
Bezoumtseff, de mon régiment, avait fait du scandale dans le corridor, et
« qu’il paraissait être, saoul ». Là conversation ne continua pas sur
ce sujet, malheureusement, car il n’était pas vrai que le capitaine Bezoumtseff
fût ivre ; et le prétendu scandale n’en était pas un. Les officiers
parlèrent d’autre chose et tout en resta là, mais, le lendemain, l’histoire
courut le régiment et on dit que je m’étais trouvé seul de mon régiment au
buffet quand A...ff avait parlé inconsidérément du capitaine Bezoumtseff, et
que j’avais négligé d’arrêter A...ff par une observation. À quel propos
l’aurais-je fait ? S’il y avait quelque chose de personnel entre
Bezoumtseff et lui, c’était affaire à eux deux et je n’avais pas à m’en mêler.
Cependant les officiers opinèrent que cette affaire n’était pas privée, qu’elle
intéressait l’honneur du corps, et que, comme j’étais seul du régiment à ce
buffet, j’avais montré aux officiers des autres régiments et au public alors
présent qu’il pouvait y avoir dans notre régiment certains officiers peu
chatouilleux à l’endroit de leur honneur et de celui du corps. Moi, je ne
pouvais pas admettre cette interprétation. On me fit savoir qu’il m’était
encore possible de tout réparer, si je consentais, quoi qu’il fût bien tard, à
demander à A... ff des explications formelles. Je refusai et, comme j’étais
très monté, je refusai avec hauteur. Je donnai aussitôt ma démission et voilà
toute l’histoire. Je me retirai, fièrement, et cependant au fond j’étais très
abattu. Je perdis toute force de volonté, toute intelligence. Justement à cette
époque mon beau-frère perdit à Moscou tout son avoir et le mien avec. C’était
peu de chose, mais cette perte me jeta sans un kopeck sur le pavé. J’aurais pu
prendre un emploi civil, mais je ne le voulus pas. Après avoir porté un
uniforme étincelant, je ne pouvais pas me montrer quelque part comme employé de
chemin de fer. Alors honte pour honte, opprobre pour opprobre, je préférai
tomber tout à fait bas ; le plus bas me sembla le meilleur, et je choisis
le plus bas. Et puis trois ans de souvenirs sombres et même la maison de
refuge. Il y a dix-huit mois mourut à Moscou une riche vieille, qui était ma
marraine, et qui me coucha, entre autres, dans son testament, sans que je m’y
attendisse, pour la somme de trois mille roubles. Je fis mes réflexions et sur
l’heure mon avenir fut décidé. J’optai pour la caisse de prêts sur gages, sans
faire amende honorable à l’humanité : de l’argent à gagner, puis un coin à
acheter, puis — une nouvelle vie loin du passé, voilà quel était mon plan.
Cependant ce passé sombre, ma réputation, mon honneur perdus pour toujours,
m’ont écrasé à toute heure, à tout instant. Sur ces entrefaites je me mariai.
Fut-ce par hasard ou non, je ne sais. En l’amenant dans ma maison, je croyais y
amener un ami : j’avais bien besoin d’un ami. Je pensais toutefois qu’il
fallait former peu à peu cet ami, le parachever, l’enlever de haute lutte même.
Et comment aurais-je pu rien expliquer à cette jeune femme de seize ans,
prévenue contre moi ? Comment aurais-je pu, par exemple, sans la fortuite
aventure du revolver, lui prouver que je ne suis pas un lâche et lui démontrer
l’injustice de l’accusation de lâcheté du régiment ? L’aventure du
revolver est venue à propos. En restant impassible sous la menace du revolver,
j’ai vengé tout le noir passé. Et quoique personne ne l’ait su, elle, elle l’a
su, et c’en était assez pour moi, car elle était tout pour moi, toute mon espérance
dans le rêve de mon avenir ! C’était le seul être que j’eusse formé pour
moi et je n’avais rien à faire d’un autre côté, — et voilà que si elle avait
tout appris, au moins il lui était prouvé aussi que c’était injustement qu’elle
s’était ralliée à mes ennemis. Cette pensée me transportait. Je ne pouvais plus
être un lâche, à ses yeux, mais seulement un homme étrange, et cette opinion
chez elle, alors même, après tout ce qui s’était passé, ne me déplaisait
point : étrangeté n’est pas vice, quelquefois, au contraire, elle séduit
les caractères féminins. En un mot je remettais le dénouement à plus tard. Ce
qui était arrivé suffisait pour assurer ma tranquillité et contenait assez de
visions et de matériaux pour mes rêves. Voilà où se révèlent tous les inconvénients
de ma faculté de rêve : pour moi les matériaux étaient en suffisante
quantité, et pour elle, pensais-je, elle attendra.
Ainsi se passa
tout l’hiver dans l’attente de quelque chose. J’aimais à la regarder
furtivement quand elle était assise à sa table. Elle s’occupait de racommodages
et, le soir, elle passait souvent son temps à lire des ouvrages qu’elle prenait
dans ma bibliothèque. Le choix des livres qu’elle faisait dans ma bibliothèque
témoignait aussi en ma faveur. Elle ne sortait presque jamais. Le soir, après
dîner, je la menais tous les jours se promener et nous faisions un tour, nous
gardions pendant ces promenades le plus absolu silence, comme toujours.
J’essayais cependant de n’avoir pas l’air de ne rien dire et d’être comme en
bonne intelligence, mais, comme je l’ai dit, nous n’avions pas pour cela de
longues conversations. Chez moi, c’était volontaire, car je pensais qu’il
fallait lui laisser le temps. Chose certainement étrange : presque pendant
tout l’hiver je n’ai pas fait cette observation que, tandis que moi je me
plaisais à la regarder à la dérobée, elle, je ne l’avais pas surprise une seule
fois me regardant ! Je croyais à de la timidité de sa part. De plus elle
semblait si douce dans cette timidité, si faible après sa maladie.....
Non, pensais-je,
il vaut mieux attendre, et..... « et un beau jour elle reviendra à toi
d’elle-même. »
Cette pensée me
plongeait dans des ravissements ineffables. J’ajouterai une chose :
quelquefois, comme à plaisir, je me montais l’imagination et artificiellement
j’amenais mon esprit et mon âme au point de me persuader que je la détestais en
quelque sorte. Il en fut ainsi quelque temps, mais ma haine ne put jamais
mûrir, ni subsister en moi, et je sentais moi-même que cette haine n’était
qu’une manière de feinte. Et même alors, quoique la rupture de notre union eût
été parfaite par suite de l’acquisition du lit et du paravent, jamais, jamais
je ne pus voir en elle une criminelle. Ce n’est pas que je jugeasse légèrement
son crime, mais je voulais pardonner, dès le premier jour, même avant d’acheter
ce lit. Le fait est extraordinaire chez moi, car je suis sévère sur la morale.
Au contraire elle était, à mes yeux, si vaincue, si humiliée, si écrasée, que
parfois j’avais grand pitié d’elle, quoique, après tout, l’idée de son
humiliation me satisfît beaucoup. C’est l’idée de notre inégalité qui me
souriait.
Il m’arriva cet
hiver là de faire quelques bonnes actions avec intention. J’abandonnai deux
créances et je prêtai sans gage à une pauvre femme. Et je n’en parlai pas à ma
femme, je ne l’avais pas fait pour qu’elle le sût. Mais la bonne femme vint me
remercier et se mit presque à mes genoux. C’est ainsi que le fait fut connu et
il me sembla que ma femme l’apprit avec plaisir.
Cependant le
printemps avançait, nous étions au milieu d’avril ; on avait enlevé les
doubles fenêtres et le soleil mettait des nappes lumineuses dans le silence de
nos chambres. Mais j’avais un bandeau sur les yeux, un bandeau qui m’aveuglait.
Le fatal, le terrible bandeau ! Comment se lit-il qu’il tomba tout-à-coup
et que je vis tout clairement et compris tout ? Fût-ce un hasard, ou bien
le temps était-il venu ? Fut-ce un rayon de soleil de ce printemps qui
éveilla en mon âme endormie la conjecture ? Un frisson passa un jour dans
mes veines inertes, elles commencèrent à vibrer, à revivre pour secouer mon
engourdissement et susciter mon diabolique orgueil. Je sursautai soudain sur
place. Cela se fit tout à coup, d’ailleurs, à l’improviste. C’était un soir
après dîner, vers cinq heures...
[modifier]VIII
Avant tout, deux
mots : Un mois auparavant, je fus frappé de son air étrange et pensif. Ce
n’était que du silence, mais un silence pensif. Cette remarque fut soudaine
aussi chez moi. Elle travaillait alors, courbée sur sa couture et ne voyait pas
que je la regardais. Et je fus frappé alors de sa maigreur, de sa minceur, de
la pâleur de son visage, de la blancheur de ses lèvres. Tout cela, son air
pensif, me fit beaucoup d’effet. J’avais déjà remarqué chez elle une petite
toux sèche, la nuit surtout. Je me levai sur le champ et j’allai chercher
Schreder sans lui rien dire.
Shreder vint le
lendemain. Elle fut fort surprise et se mit à regarder alternativement Shreder
et moi.
— Mais, je ne suis pas malade, dit-elle avec un vague sourire.
Shreder ne parut
pas prêter à cela grande attention (ces médecins ont quelquefois une légèreté
pleine de morgue) ; il se borna à me dire, arrivé dans la pièce voisine,
que c’était un reste de sa maladie et qu’il ne serait pas mauvais d’aller cet
été à la mer, ou, si nous ne le pouvions pas, à la campagne. Enfin il ne dit
rien, sinon qu’il y avait un peu de faiblesse ou quelque chose comme ça. Quand
Shreder fut parti, elle me dit d’un air très sérieux :
— Mais, je me sens tout à fait, tout à fait bien portante.
Cependant, en
disant cela ; elle rougit, comme si elle était honteuse. De la honte, oui.
Oh ! maintenant, je comprends ; elle avait honte de voir en moi un
mari, qui se souciait encore d’elle, comme un vrai mari. Mais je ne compris pas
alors et j’attribuai cette rougeur à sa timidité. Le bandeau !
Or donc, un
mois : après, vers cinq heures, dans une journée ensoleillée du mois
d’avril, j’étais assis près de la caisse, et je finissais mes comptés. Tout à
coup, je l’entends dans la chambre voisine, où elle était assise à sa table de
travail, se mettre doucement à chanter.
Une pareille
nouveauté me fit la plus vive impression et, aujourd’hui encore, je ne me rends
pas bien compte du fait. Jusqu’à ce moment, je ne l’avais jamais entendue
chanter. Si, peut-être, cependant, les premiers jours de son installation chez
moi, quand nous étions encore d’humeur à nous amuser à tirer à la cible avec le
revolver. Sa voix était à cette époque assez forte et sonore, un peu fausse, et
cependant agréable et disant la santé. Et maintenant elle chantait d’une voix
si faible..... Ce n’est pas que la chanson fût trop triste, c’était une romance
quelconque, mais il y avait dans sa voix quelque chose de brisé, de
cassé ; on eût dit qu’elle ne pouvait surmonter ce qui l’empêchait de
sortir, on eût dit que c’était la chanson qui était malade. Elle chantait à
mi-voix et tout à coup le son s’interrompit en s’élevant. Cette petite voix si
pauvre s’arrêta comme une plainte. Elle toussotta et de nouveau, doucement,
doucement, ténu, ténu, elle se reprit à chanter.....
Mes émotions
prêtent à rire, on ne comprend pas les raisons de mon émotion ? Je ne la
plaignais pas, c’était quelque chose de tout différent. D’abord, au moins au
premier moment, je fus pris d’un étonnement étrange, effrayant, maladif et
presque vindicatifs Elle chante, et devant moi encore !A-t-elle oublié ? Qu’est-ce donc ? » Je restai tout
bouleversé, puis je me levai, je pris mon chapeau et je sortis sans songer à ce
que je faisais, probablement parce que Loukérïa m’avait apporté mon pardessus.
— Elle chante ! dis-je involontairement à Loukérïa. Cette fille
ne comprit pas et me regarda d’un air ahuri. J’étais effectivement
incompréhensible.
— Est-ce que c’est la première fois qu’elle chante ?
— Non, elle chante quelquefois quand vous n’êtes pas là, répondit
Loukérïa.
Je me rappelle
tout. Je m’avançai sur le palier, puis dans la rue, où je me mis à marcher sans
savoir où j’allais. Je m’arrêtai au bout de la rue et je regardai devant moi.
Des gens passaient, me bousculaient : je ne sentais rien. J’appelai une
voiture et je me fis mener jusqu’au pont de la Police, sans savoir pourquoi.
Puis je quittai la voiture brusquement en donnant vingt kopecks au cocher.
— Voilà pour ton dérangement, lui dis-je en riant d’un rire stupide.
Mais je sentis en mon âme un transport soudain. Je retournai à la maison en
hâtant le pas. Le son de la pauvre petite voix cassée me résonnait dans le
cœur. La respiration me manquait. Le bandeau tombait, tombait de mes yeux. Si
elle chantait ainsi en ma présence, c’est qu’elle avait oublié mon existence.
Voilà ce qui était clair et terrible. C’est mon cœur qui sentait cela. Mais ce
transport éclairait mon âme et surmontait ma terreur.
Ô ironie du
sort ! Il n’y avait et ne pouvait y avoir en moi, durant cet hiver,
quelque autre chose que ce transport, mais, moi-même, où étais-je tout cet
hiver ? Étais-je auprès de mon âme ?
Je montai
vivement l’escalier et je ne sais pas si je ne suis pas entré avec timidité. Je
me rappelle seulement qu’il me sembla que le plancher oscillait et que je
marchais sur la surface de l’eau d’une rivière. Je pénétrai dans la chambre.
Elle était toujours assise à sa place, cousant la tête baissée, mais elle ne
chantait plus. Elle me jeta un regard rapide et inattentif. Ce n’était pas un
regard, mais un mouvement machinal et indifférent, comme on en a toujours à
l’entrée d’une personne quelconque dans une pièce.
J’allai à elle
tout droit et je me jetai sur une chaise comme un fou, tout à fait près d’elle.
Je lui pris la main et je me rappelle lui avoir dit quelque chose...
c’est-à-dire avoir voulu lui dire quelque chose, car je ne pouvais articuler
nettement. Ma voix me trahissait, s’arrêtait dans mon gosier. Je ne savais que
dire, la respiration me manquait.
— Causons... tu sais..... dis quelque chose, bégayai-je tout à coup
stupidement. Peu m’importait l’intelligence en ce moment. Elle tressaillit de
nouveau et recula tout effarée en me regardant en face. Mais soudain unétonnement sévère se marqua dans ses yeux. Oui, de l’étonnement, de la
sévérité et de grands yeux. Cette sévérité, cet étonnement sévère
m’attirèrent : « Alors c’est de l’amour, de l’amour
encore » ? disait cet étonnement sans paroles.
Je lisais
clairement en elle. Tout était bouleversé en moi. Je m’affaissai à ses pieds.
Oui, je suis tombé à ses pieds. Elle se leva vivement, je la retins par les
deux mains avec une force surhumaine.
Et je comprenais
parfaitement ma situation désespérée, oh, je la comprenais ! Croiriez-vous
cependant que tout bouillonnait en moi avec une telle force que je crus
mourir ? J’embrassais ses pieds dans un accès d’ivresse bienheureuse, ou
dans un bonheur sans fin, sans bornes, mais conscient de ma situation désespérée.
Je pleurais, je disais des mots sans suite, je ne pouvais pas parler. La
frayeur et l’étonnement furent remplacés, sur ses traits, par une pensée
soucieuse, pleine d’interrogations et son regard était étrange, sauvage même,
comme si elle se hâtait de comprendre quelque chose. Puis elle sourit. Elle
marquait beaucoup de honte de me voir embrasser ses pieds, elle les retira. Je
baisai aussitôt la terre à la place qu’ils quittaient. Elle le vit et commença
à rire de honte (Vous savez, quand on rit de honte ?) Survint une crise
d’hystérie ; je m’en aperçus à ses mains qui se mirent à trembler
convulsivement. Je n’y fis pas attention et je continuai à balbutier que je
l’aimais, que je ne me relèverais pas : « Donne que je baise ta robe,
je resterais toute ma vie à genoux devant toi..... »
Je ne sais
plus... je ne me rappelle pas, elle se mit à trembler, à sangloter. Un terrible
accès d’hystérie se déclara. Je lui avais fait peur.
Je la portai sur
son lit. Quand l’accès fut passé, je m’assis sur son lit. Elle, l’air très
abattu, me prit les mains et me pria de me calmer : « Allons, ne vous
tourmentez pas, calmez-vous ». Elle se reprit à pleurer. Je ne la quittai
pas de toute la soirée. Je lui disais que je la mènerais aux bains de mer de
Boulogne, tout de suite, dans quinze jours, que sa voix était brisée, que je
l’avais bien entendu tout à l’heure, que je fermerais ma maison, que je la
vendrais à Dobrourawoff, que nous commencerions une vie nouvelle, et à
Boulogne, à Boulogne !
Elle écoutait,
toujours craintive. Elle était de plus en plus effarée. Le principal pour moi
n’était pas dans tout cela ; ce qu’il me fallait surtout, c’était rester à
toute force à ses pieds, et baiser, baiser encore le sol où elle avait marché,
me prosterner devant elle ! « Et je ne demanderai rien, rien de plus,
répétais-je à chaque minute. Ne me réponds rien ! ne fais pas attention à
moi. Permets-moi seulement de rester dans un coin à te regarder, à te regarder
seulement. Fais de moi une chose à toi, ton chien..... »
Elle pleurait.......
— Moi qui espérais que vous me laisseriez vivre, comme cela ! fit-elle tout à coup malgré, elle, si malgré elle que
peut-être elle ne s’aperçut pas qu’elle l’avait dit. Et pourtant c’était un mot
capital, fatal, compréhensible au plus haut degré pour moi, dans cette
soirée ! Ce fut comme un coup de couteau dans mon cœur ! Ce mot
m’expliquait tout, et cependant elle était près de moi et j’espérais de toutes
mes forces, j’étais très heureux. Oh je la fatiguai beaucoup, cette soirée-là,
je m’en aperçus, mais j’espérais pouvoir tout changer à l’instant. Enfin, à la
tombée de la nuit, elle s’affaiblit tout à fait et je lui persuadai de
s’endormir, ce qu’elle fit aussitôt profondément.
Je m’attendais à
du délire ; il y en eut en effet, mais peu. Toute la nuit je me levai,
presque à chaque minute, et je m’approchai doucement d’elle pour la contempler.
Je me tordais les mains en voyant cet être maladif sur ce pauvre lit de fer qui
m’avait coûté trois roubles. Je me mettais à genoux sans oser baiser les pieds
de l’endormie, contre sa volonté ; je commençais une prière, puis je me
levais aussitôt. Loukérïa m’observait et sortait constamment de sa
cuisine : j’allai la trouver et je lui dis d’aller se coucher, que le
lendemain nous commencerions une nouvelle existence.
Et je le croyais
aveuglément, follement, excessivement ! Oh ! cet enthousiasme, cet
enthousiasme qui m’emplissait ! J’attendais seulement le lendemain.
L’important était que je ne prévoyais aucun malheur malgré tous ces symptômes.
Malgré le bandeau tombé, je n’avais pas de la situation une conscience entière,
et longtemps, longtemps encore cette conscience me fit défaut ; jusqu’à
aujourd’hui, jusqu’à aujourd’hui même ! ! Et comment ma présence
d’esprit pouvait-elle me revenir tout entière à ce moment-là : elle vivait
encore à ce moment-là, elle était ici, devant moi, vivante, et moi devant elle.
« Demain, pensais-je, elle s’éveillera, je lui dirai tout et elle
comprendra tout. » Voilà mes réflexions d’alors, simples, claires, qui
causaient mon enthousiasme !
La grosse affaire
c’était le voyage à Boulogne. Je ne sais pas pourquoi, mais je croyais que
Boulogne était tout, que Boulogne donnerait quelque chose de définitif.
« À Boulogne, à Boulogne ! »..... J’attendais fébrilement le
matin.
[modifier]IX
Et il y a
seulement quelques jours que c’est arrivé : cinq jours, seulement cinq
jours. Mardi dernier ! Non, non, si elle avait attendu encore un peu de temps,
un rien de temps..... j’aurais dissipé toute obscurité ! Ne s’était-elle
pas tranquillisée déjà ? Le lendemain même elle me regardait avec un
sourire, malgré ma confusion..... L’important, c’est que pendant tout ce temps,
pendant ces cinq jours, il y avait chez elle un certain embarras, une certaine
honte. Elle avait peur aussi, elle avait très peur. J’admets le fait et je ne
me contredirai pas comme un fou, cette peur existait et comment n’aurait-elle
pas existé ? Il y avait déjà si longtemps que nous étions éloignés l’un de
l’autre, si séparés l’un de l’autre et, tout à coup, tout cela… Mais je ne
prenais pas garde à sa frayeur, une espérance nouvelle luisait à mes
yeux !..... Il est vrai, indubitablement vrai, que j’ai commis une faute.
Il est même probable que j’en ai commis plusieurs. Quand nous nous sommes
réveillés, dès le matin (c’était mercredi) j’ai commis une faute : je l’ai
considérée tout de suite comme mon amie. C’était aller trop vite, beaucoup trop
vite, mais j’avais besoin de me confesser, un besoin impérieux, il me fallait
même plus qu’une confession ! J’allai si loin que je lui avouai des choses
que je m’étais caché à moi-même toute ma vie. Je lui avouai aussi sans détour
que tout cet hiver je n’avais pas douté de son amour pour moi. Je lui expliquai
que l’établissement de ma maison de prêt n’avait été qu’une défaillance de ma
volonté et de mon esprit, une œuvre à la fois de mortification et de vaine
gloire. Je lui confessai que la scène du buffet du théâtre n’avait été qu’une
lâcheté de mon caractère, de mon esprit défiant : c’était le décor de ce
buffet qui m’avait impressionné. Voilà ce que je m’étais dit :
« Comment en sortirai-je ? Ma sortie ne sera-t-elle pas
ridicule ? » J’avais eu peur non pas d’un duel, mais du ridicule.....
Ensuite je n’avais plus voulu en démordre. J’avais tourmenté tout le monde,
depuis lors, à cause de cela, je ne l’avais épousée que pour la torturer.
En général je
parlais presque constamment, comme dans le délire. Elle, elle me prenait les
mains et me priait de m’arrêter : « Vous exagérez, disait-elle ;
vous vous faites du mal. » Et ses larmes se reprenaient à couler presque
par torrents ! Elle me priait toujours de ne pas continuer, de ne pas
rappeler ces souvenirs.
Je ne faisais pas
attention à ces prières, ou du moins pas assez attention : le
printemps ! Boulogne ! Là le soleil, là notre nouveau soleil, c’est
cela que je répétais sans cesse ! Je fermai ma maison, je passai mes
affaires à Debrourawoff, j’allai même subitement jusqu’à lui proposer de tout
donner aux pauvres, hormis les trois mille roubles héritées de ma marraine,
avec lesquelles nous serions allés à Boulogne. Et puis, en revenant, nous
aurions commencé une nouvelle vie de travail. Cela me parut entendu, car elle
ne me répondit rien... elle sourit seulement. Je crois qu’elle avait souri par
délicatesse, pour ne pas me chagriner. Je voyais, en effet, que je lui étais à
charge ; ne croyez pas que j’étais assez sot, assez égoïste pour ne pas
m’en apercevoir. Je voyais tout, jusqu’aux plus petits faits, je voyais, je
savais mieux que personne ; tout mon désespoir s’étendait devant
moi !
Je lui racontais
constamment des détails sur elle et sur moi et aussi sur Loukérïa. Je lui
racontais que j’avais pleuré... Oh ! je changeais de conversation, je tâchais
aussi de ne pas trop comprendre certaines choses. Elle, elle s’animait
quelquefois, une ou deux fois elle s’est animée, je me le rappelle !
Pourquoi prétendre que je ne regardais, que je ne voyais rien ? Si
seulement cela n’était pas
arrivé, tout se serait arrangé. Mais, elle-même, ne me racontait-elle pas, il y
a trois jours, quand nous avons parlé de ses lectures, de ce qu’elle avait lu
pendant l’hiver, ne riait-elle pas en me racontant la scène de Gil Blas et de
l’archevêque de Grenade ? Et quel rire d’enfant, charmant, comme jadis
lorsqu’elle était encore ma fiancée ! (Un moment encore, un moment !)
Comme je me réjouissais ! Il m’étonnait beaucoup, d’ailleurs, l’incident à
propos de l’archevêque : elle avait donc gardé pendant l’hiver assez de
présence d’esprit et de bonne humeur pour rire à la lecture de ce chef-d’œuvre.
Elle commençait à se tranquilliser complètement, à croire sérieusement que je
la laisserais vivre comme cela : « Moi qui espérais que
vous me laisseriez vivre comme cela » voilà ce qu’elle m’avait dit
le mardi ! Oh quelle pensée d’enfant de dix ans ! Et elle croyait
qu’en effet je la laisserais vivre comme cela : elle à sa table, moi à mon
bureau, et ainsi de suite jusqu’à soixante ans. Et voilà tout à coup que je
viens en mari, et il faut de l’amour au mari ! Malentendu !
Aveuglement !
J’avais le tort
aussi de trop m’extasier en la regardant. J’aurais dû me contenir, car mes
transports lui faisaient peur. Je me contenais, d’ailleurs, je ne lui baisais
plus les pieds. Je n’ai pas une seule fois eu l’air de... enfin de lui faire
voir que j’étais son mari. Cela ne me serait pas même venu à l’idée, je priais
seulement ! Je ne pouvais pas ne rien dire absolument, me taire ! Je
lui ai ouvert soudain tout mon cœur, en lui disant que sa conversation me
ravissait, qu’elle était incomparablement plus instruite et plus développée que
moi. Elle rougit beaucoup et, toute confuse, elle prétendit encore que
j’exagérais. Alors, par bêtise, sans pouvoir me contenir, je lui dépeignis mon
ravissement quand, derrière la porte, j’avais assisté à la lutte de son
innocence aux prises avec ce drôle, combien son esprit, l’éclat de ses
saillies, et tout à la fois sa naïveté enfantine m’avaient enchanté. Elle
tressaillit, de la tête aux pieds et balbutia encore que j’exagérais. Mais
soudainement son visage s’assombrit, elle cacha sa tête dans ses mains et se
mit à pleurer, à chaudes larmes...
Alors je ne pus
moi-même me contenir : je tombai une fois de plus à ses pieds, je baisai
encore ses pieds et tout finit par une crise d’hystérie, comme le mardi
précédent. C’était bien pire et, le lendemain...
Le
lendemain ! Fou que je suis ! ce lendemain, c’est aujourd’hui, tout à
l’heure !
Écoutez et
suivez-moi bien : Quand nous nous sommes réunis pour prendre le thé (après
l’accès que je viens de dire), sa tranquillité m’a frappé. Elle était
tranquille ! Et moi, toute la nuit, j’avais frissonné de terreur en
songeant aux rêves de la veille. Voilà, que tout à coup elle s’approche de moi,
se place devant moi, joint les mains (c’était tout à l’heure !) et parle.
Elle dit qu’elle est une criminelle, qu’elle le sait, que l’idée de son crime
l’a torturée, tout l’hiver et la torture encore..... qu’elle apprécie ma
générosité..... « Je serai pour vous une femme fidèle et je vous estimerai ».
Ici je me dressai, et, comme un fou, je la pris dans mes bras ! Je
l’embrassai, je couvris son visage et ses lèvres de baisers, comme un homme qui
vient de retrouver sa femme après une longue absence. Et pourquoi l’ai-je
quittée tout à l’heure ? Pendant deux heures ? C’était pour nos
passeports..... Oh mon Dieu ! Si j’étais rentré cinq minutes plus tôt
seulement, rien que cinq minutes..... Et cette foule à la porte cochère, tous
ces yeux fixés sur moi..... Oh mon Dieu !.....
Loukérïa
(oh ! maintenant je ne la laisserai pas partir, Loukérïa, pour rien au
monde ; elle a été là tout l’hiver, elle pourra me raconter.....).
Loukérïa dit que, quand j’ai eu quitté la maison et seulement une vingtaine de
minutes avant mon retour, elle est entrée chez sa maîtresse pour lui demander
quelque chose, je crois. Elle a remarqué que son image de la Vierge (l’image en
question) avait été déplacée et posée, sur la table, comme si sa maîtresse
venait de faire, sa prière.
— Qu’avez-vous ? maîtresse.
— Rien, Loukérïa ; va-t-en..... Attends, Loukérïa.
Elle s’approcha
d’elle et l’embrassa.
— Êtes-vous heureuse, maîtresse ?
— Oui, Loukérïa.
— Le maître aurait dû venir depuis longtemps vous demander pardon,
maîtresse ; Vous êtes réconciliés : que Dieu soit loué.
— C’est bien, Loukérïa. — Va, Loukérïa.
Et elle sourit
d’un air étrange. Si étrange que Loukérïa revint dix minutes après pour voir ce
qu’elle faisait :
« Elle se
tenait contre le mur, près de la fenêtre, la tête appuyée sur sa main collée au
mur. Elle restait comme cela pensive. Elle était si absorbée qu’elle ne m’avait
pas entendue m’approcher et la regarder de l’autre pièce. Je la vois faire
comme si elle souriait. Elle restait debout, en ayant l’air de réfléchir, et
elle souriait. Je lui jette un dernier coup d’œil et je m’en vais sans faire de
bruit, en pensant à ça. Mais voilà que j’entends tout à coup ouvrir la fenêtre.
J’accours aussitôt et je lui dis : Il fait frais, maîtresse, vous allez
prendre froid. Mais voilà que je l’aperçois debout sur la fenêtre, debout de
toute sa longueur sur la fenêtre ouverte. Elle me tournait le dos et tenait à
la main l’image de la Vierge. Le cœur me tourne et je crie :
Maîtresse ! maîtresse ! Elle entend, elle fait le geste de retourner
vers la chambre, mais elle ne se retourne pas, elle fait un pas en avant, serre
l’image contre sa poitrine et se jette ! »
Je me rappelle
seulement qu’elle était encore toute chaude quand je suis arrivé à la porte
cochère. Et tout le monde me regardait. Tous parlaient avant mon arrivée ;
on se tut en me voyant et on se rangea pour me laisser passer et.....elle était
étendue à terre avec son image. Je me rappelle comme une ombre à travers
laquelle je me suis avancé, et j’ai regardé longtemps. Et tout le monde
m’entourait et me parlait sans que j’entendisse. Loukérïa était là, mais je ne
la voyais pas ; Elle m’a dit m’avoir parlé. Je vois seulement encore la
figure d’un bourgeois qui me répétait sans cesse : « Il lui est sorti
de la bouche une boule de sang, Monsieur, une boule de sang ! » et il
me montrait le sang sur le pavé, à la place. Il me semble avoir touché le sang
avec le doigt. Cela fit une tache sur mon doigt, que je regardai. Cela, je me
le rappelle. Et le bourgeois me disait toujours : « Une boule de
sang, Monsieur, une boule de sang..... »
— Quoi, une boule de sang ! criai-je, dit-on, de toutes mes
forces et je me jetai sur lui les mains levées.........
Oh sauvage !
sauvage !.... Malentendu ! invraisemblance !
impossibilité !
[modifier]X
N’est-il pas
vrai ? N’est-ce point invraisemblable ? — Ne peut-on dire que c’est
impossible ? Pourquoi, pour quelle raison cette femme est-elle
morte ?
Croyez-moi, je
comprends, mais cependant le pourquoi de sa mort est tout de même une question.
Elle a eu peur de : mon amour. Elle s’est sérieusement demandé :
Faut-il accepter cette vie, ou non ? Elle n’a pu se décider, elle a mieux
aimé mourir. Je sais, je sais qu’il n’y a pas tant à chercher : elle
m’avait trop promis, elle a eu peur de ne pas pouvoir tenir. Il y a eu
plusieurs circonstances tout à fait terribles.
Pourquoi est-elle
morte ? voilà la question toujours, la question qui me brise le cerveau.
Je l’aurais laissée vivre comme cela, comme elle disait, si elle avait
voulu vivre comme cela. Elle ne l’a pas cru, voilà le
fait..... Non, non, je me trompe, ce n’est pas cela. C’est probablement parce
que, moi, il fallait m’aimer, honnêtement, avec son âme, et non comme elle
aurait pu aimer l’épicier. Et comme elle était trop chaste, trop pure pour
consentir à ne me donner qu’un amour digne de l’épicier, elle n’a pas voulu me
tromper. Elle n’a pas voulu me tromper en me donnant pour un amour, une moitié
d’amour, un quart d’amour. Trop grande honnêteté ! Et moi qui voulais lui
inculquer de la grandeur d’âme, vous vous souvenez ? singulière pensée.
C’est très
étrange. M’estimait-elle ? Je ne sais pas. Me méprisait-elle ou non ?
Je ne crois pas qu’elle me méprisât. Il est très extraordinaire qu’il ne me
soit pas venu à l’idée une seule fois, pendant tout l’hiver, qu’elle pouvait me
mépriser. J’ai cru le contraire très fermement jusqu’au jour où elle m’a
regardé avec un étonnement sévère. Oui, sévère.
C’est alors que j’ai compris à l’instant qu’elle me méprisait. Je l’ai compris
irrémédiablement et pour jamais. Ah ! elle pouvait bien me mépriser toute
sa vie, pourvu qu’elle eût consenti à vivre ! Tout à l’heure encore, elle
marchait, elle parlait ! Je ne puis comprendre comment elle a pu se jeter
par la fenêtre ! Et comment même supposer cela cinq minutes avant ?
J’ai appelé Loukérïa. Je ne me séparerai jamais de Loukérïa maintenant.
Ah nous aurions
pu nous entendre encore ! Nous nous étions seulement beaucoup deshabitués
l’un de l’autre pendant cet hiver... N’aurions-nous pas pu nous accoutumer de
nouveau l’un à l’autre ? Pourquoi n’aurions-nous pas pu nous reprendre
d’affection l’un pour l’autre et commencer une vie nouvelle ? Moi je suis
généreux, elle l’est aussi : voilà un terrain de conciliation, quelques
mots de plus, deux jours de plus et elle aurait tout compris.
Ce qui est
malheureux, c’est que c’est un hasard, un simple, un grossier, un inerte
hasard ! Voilà le malheur ! Cinq minutes trop tard... Si j’étais
revenu cinq minutes plus tôt, cette impression momentanée se serait dissipée
comme un nuage et n’aurait jamais repris son cerveau. Elle aurait fini par tout
comprendre. Et maintenant de nouveau des pièces vides, de nouveau la
solitude... Le balancier continue à battre ; ce n’est pas son affaire, à
lui, il n’a point de regrets. Il n’a personne au monde..... voilà le malheur.
Je me promène, je
me promène toujours. Je sais, je sais, ne me le soufflez pas : mon regret
du hasard, des cinq minutes de retard, vous semble ridicule ? Mais
l’évidence est là. Considérez une chose : Elle ne m’a pas seulement laissé
écrit le mot : « n’accusez personne de ma mort » qui est usité
en pareil cas. Ne pouvait-elle songer qu’on soupçonnerait peut-être
Loukérïa ? Car enfin : « vous étiez seule avec elle, c’est donc
vous qui l’avez poussée » voilà l’accusation possible. Au moins pouvait-on
inquiéter Loukérïa injustement si quatre personnes ne s’étaient pas trouvées
dans la cour pour la voir, son image à la main, au moment où elle se jetait.
Mais c’est aussi un hasard qu’il se soit trouvé du monde pour la voir !
Non, tout ceci est venu d’un moment d’aberration ; une surprise, une
tentation subite ! Et qu’est-ce que ça prouve qu’elle priât devant
l’image ? Cela ne prouve point que ce fût en prévision de la mort. La
durée de cet instant a peut-être seulement été de dix minutes. Elle n’a
peut-être pris sa résolution qu’au moment où elle s’appuyait au mur, la tête
dans sa main, en souriant. Une idée lui a passé par la tête, y a
tourbillonné ; elle n’a pu y résister.
Il y a eu un
malentendu évident, si vous voulez. Avec moi, on peut encore vivre.....Et si
c’était réellement de l’anémie, simplement de l’anémie ? quelque
épuisement d’énergie vitale ? Cet hiver l’avait trop épuisée ; voilà
la cause...
Un
retard ! ! !
Quelle maigreur
dans cette bière ! Comme son nez semble pincé ! Les cils sont en
forme de flèches. Et elle est tombée de manière à n’avoir rien de cassé, rien
d’écrasé. Rien que cette « boule de sang ». Une cuillerée à dessert.
La commotion intérieure. Étrange pensée : si on pouvait ne pas
l’enterrer ? Car si on l’emporte, si..... Oh non, il est impossible qu’on
l’emporte ! Ah, je sais bien qu’on doit l’emporter ; je ne suis pas
fou et je ne délire pas. Au contraire, jamais ma pensée n’a été plus lucide.
Mais comment alors ! comme autrefois ! personne ici, seul avec mes
gages. Le délire, le délire, voilà le délire ! Je l’ai torturée jusqu’à la
fin, voilà pourquoi elle est morte !
Que m’importent
vos lois ? Que me font vos mœurs, vos usages, vos habitudes, votre
gouvernement, votre religion ? Que votre magistrature me juge. Qu’on me
traîne devant vos tribunaux, devant vos tribunaux publics et je dirai que je
nie tout. Le juge criera : « silence, officier ». Et moi je lui
crierai : « Quelle force as-tu pour que je t’obéisse ? Pourquoi
votre sombre milieu a-t-il étouffé tout ce qui m’était cher ? À quoi me
servent toutes vos lois maintenant ? Je les foule aux pieds ! Tout
m’est égal ! »
Aveugle,
aveugle ! Elle est morte, elle ne m’entend pas ! Tu ne sais pas dans
quel paradis je t’aurais menée. J’avais les cieux dans mon âme, je les aurais
répandus autour de toi ! tu ne m’aurais pas aimé ? hé bien qu’est-ce
que ça fait ? nous aurions continué comme cela. Tu
m’aurais parlé comme à un ami, cela aurait suffi pour nous rendre heureux, nous
aurions ri ensemble joyeusement en nous regardant dans les yeux ;
c’est comme cela que nous aurions vécu. Et si
tu en avais aimé un autre, hé bien soit, soit ! Tu aurais été le voir, tu
aurais ri avec lui et, moi, de l’autre côté de la rue, je t’aurais
regardée.....Oh tout, tout, mais ouvre seulement les yeux ! Une fois, un
instant ! un instant ! Tu me regarderais et, comme tout à l’heure, tu
me jurerais d’être toujours ma femme fidèle ! D’un seul regard, cette
fois, je te ferais tout fait comprendre.
Immobilité !
Ô nature inerte ! Les hommes sont seuls sur la terre, voilà le mal !
« Y a-t-il aux champs un homme vivant ? » s’écrie le chevalier
russe [10]. Moi je crie aussi sans être le chevalier, et aucune voix ne me
répond. On dit que le soleil vivifie l’univers. Le soleil se lève,
regardez-le : n’est-ce point un mort ? Il n’y a que des morts. Tout
est la mort. Les hommes sont seuls, environnés de silence. Voilà la
terre ! « Hommes, aimez-vous les uns les autres. » Qui a dit
cela ? Quel est ce commandement ? Le balancier continue à battre,
insensible..... quel dégoût ! Deux heures du matin. Ses petites bottines
l’attendent au pied de son petit lit... Quand on l’emportera demain, sérieusement,
que deviendrai-je ?
#Nouvelle
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