Amok
Ouvre-toi, monde souterrain des passions[1] !
Et vous, ombres rêvées, et pourtant ressenties,
Venez coller vos lèvres brûlantes aux miennes,
Boire à mon sang le sang, et le souffle à ma bouche !
Montez de vos ténèbres crépusculaires,
Et n’ayez nulle honte de l’ombre que dessine autour de vous la peine !
L’amoureux de l’amour veut vivre aussi ses maux,
Ce qui fait votre trouble m’attache aussi à vous.
Seule la passion qui trouve son abîme
Sait embraser ton être jusqu’au fond ;
Seul qui se perd entier est donné à lui-même.
Alors, prends feu ! Seulement si tu t’enflammes,
Tu connaîtras le monde au plus profond de toi !
Car au lieu seul où agit le secret, commence aussi la vie.
Amok ou le Fou de Malaisie[2]
Au mois de mars 1912, il se produisit dans le port de Naples, lors du déchargement d’un grand transatlantique, un étrange accident sur lequel les journaux donnèrent des informations abondantes, mais parées de beaucoup de fantaisie. Bien que passager de l’Océania, il ne me fut pas plus possible qu’aux autres d’être témoin de ce singulier événement, parce qu’il eut lieu la nuit, pendant qu’on faisait du charbon et qu’on débarquait la cargaison et que, pour échapper au bruit, nous étions tous allés à terre passer le temps dans les cafés ou les théâtres. Cependant, à mon avis, certaines hypothèses qu’en ce temps-là je ne livrai pas à la publicité contiennent l’explication vraie de cette scène émouvante ; et maintenant l’éloignement des années m’autorise sans doute à tirer parti d’un entretien confidentiel qui précéda immédiatement ce curieux épisode.
Lorsque, à l’agence maritime de Calcutta[3], je voulus retenir une place sur l’Océania pour rentrer en Europe, l’employé haussa les épaules en signe de regret : il ne savait pas s’il lui serait possible de m’assurer une cabine, car à la veille de la saison des pluies, le navire était d’ordinaire archi-complet dès son départ d’Australie ; et le commis devait attendre, pour me répondre, une dépêche de Singapour.
Le lendemain, il me donna l’agréable nouvelle qu’il pouvait me réserver une place ; à la vérité, ce n’était qu’une cabine peu confortable, située sous le pont et au milieu du navire. Comme j’étais impatient de rentrer dans mon pays, je n’hésitai pas longtemps, et je retins la cabine.
L’employé ne m’avait pas trompé. Le navire était surchargé et la cabine mauvaise : c’était un étroit quadrilatère, resserré près de la machine et uniquement éclairé par la lumière trouble d’un hublot rond. L’air épais et stagnant sentait l’huile et le moisi : on ne pouvait échapper un instant au bourdonnement du ventilateur électrique qui, comme une chauve-souris d’acier devenue folle, tournait au-dessus de votre front. En bas, la machine ahanait et geignait, comme un porteur de charbon qui remonte sans cesse, tout haletant, le même escalier ; et, d’en haut, on entendait continuellement glisser sur le pont le va-et-vient des promeneurs. Aussi à peine avais-je introduit ma malle dans cette sorte de tombeau, cloisonné de traverses grises, aux émanations fétides, que je courus me réfugier sur le pont ; et, sortant de la profondeur, j’aspirai comme de l’ambre le vent de terre doux et tiède qui soufflait au-dessus des flots.
Mais le pont, lui aussi, n’était que gêne et tapage : c’était un papillonnement, une mêlée de promeneurs qui, dans l’agitation nerveuse d’hommes enfermés, condamnés à l’inaction, montaient, descendaient et papotaient sans répit. Le badinage gazouillant des femmes, la circulation incessante sur l’étroit couloir du pont où l’essaim des passants déferlait au pied des chaises dans la rumeur des conversations pour n’aboutir qu’à retomber sur lui-même, tout cela me causait je ne sais quel malaise.
Je venais de parcourir un monde nouveau, et j’avais gardé dans l’esprit une foule d’images qui, l’une l’autre, se pressaient d’une hâte furieuse. À présent, je voulais y réfléchir, clarifier, ordonner et donner une forme au tumultueux univers qui s’était précipité dans mes yeux ; mais ici, sur ce boulevard envahi par une multitude, il n’y avait pas une minute de repos et de tranquillité. Si je prenais un livre, les lignes du texte se brouillaient sous les ombres mouvantes de la foule qui passait en bavardant. Impossible de se recueillir un peu dans cette rue sans ombre qui marchait avec le navire.
Durant trois jours, je m’y efforçais et je considérais avec résignation les hommes et la mer. Mais la mer restait pareille à elle-même, bleue et vide, sauf au coucher du soleil, qui l’inondait soudain de toutes les couleurs ; quant aux hommes, je les connus tous, parfaitement, au bout de trois fois vingt-quatre heures. Chaque visage me devint familier jusqu’à satiété ; le rire aigu des femmes ne m’intéressait plus ; la dispute tapageuse de deux officiers hollandais qui étaient mes voisins ne m’irritait plus. Il ne me restait qu’à me réfugier ailleurs ; mais ma cabine était brûlante et chargée de vapeur ; et dans le salon, de jeunes Anglaises produisaient sans relâche leur méchant pianotage, accompagnateur de valses sans harmonie. Finalement, j’intervertis résolument l’ordre des temps, et je descendis dans la cabine dès l’après-midi, après m’être étourdi avec quelques verres de bière, afin de pouvoir dormir pendant que les autres dînaient et dansaient.
Lorsque je me réveillai, tout était sombre et moite dans le petit cercueil qu’était ma cabine. Comme j’avais arrêté le ventilateur, l’air gras et humide brûlait mes tempes. Mes sens étaient comme assoupis : il me fallut plusieurs minutes pour reconnaître le moment et l’endroit où j’étais. Il était, à coup sûr, plus de minuit déjà, car je n’entendais ni la musique, ni le glissement continuel des pas. Seule la machine, cœur essoufflé du Léviathan, poussait toujours, en haletant, la carcasse crépitante du navire vers l’invisible.
Je montai sur le pont en tâtonnant. Il était désert. Et, comme je levais mon regard vers la tour fumante de la cheminée et vers les mâts dressés tels des fantômes, une clarté magique m’emplit brusquement les yeux. Le firmament brillait. Autour des étoiles qui le piquaient de scintillations blanches, il y avait de l’obscurité, mais malgré tout, le ciel étincelait. On eût dit qu’un rideau de velours était placé là, devant une formidable lumière, comme si les étoiles n’étaient que des fissures et des lucarnes à travers lesquelles passait la lueur de cette indescriptible clarté. Jamais je n’avais vu le ciel comme cette nuit-là, d’un bleu d’acier si métallique et pourtant tout éclatant, tout rayonnant, tout bruissant et tout débordant de lumière, d’une lumière qui tombait, comme voilée, de la lune et des étoiles, et qui semblait brûler, en quelque sorte, à un foyer mystérieux. Comme une laque blanche, toutes les lignes du navire brillaient crûment au clair de lune, sur le velours sombre de la mer ; les cordages, les vergues, tous les apparaux, tous les contours disparaissaient dans cette splendeur flottante : les lumières des mâts et, plus haut encore, l’œil rond de la vigie semblaient suspendus dans le vide, comme de pâles étoiles terrestres parmi les radieuses étoiles du ciel.
Précisément, au-dessus de ma tête, la constellation magique de la Croix du Sud était fixée dans l’infini, avec d’éblouissants clous de diamant, et il semblait qu’elle se déplaçât, alors que c’était le navire seul qui créait le mouvement, lui qui, se balançant doucement, la poitrine haletante, montant et descendant comme un gigantesque nageur, se frayait son chemin au gré des sombres vagues. J’étais debout et je regardais en l’air : j’avais l’impression d’être dans un bain, où de l’eau chaude tombe d’en haut sur vous, avec cette différence qu’ici c’était de la lumière qui coulait, blanche et tiède, sur mes mains, qui m’enveloppait doucement les épaules et la tête et qui, en quelque sorte, paraissait vouloir pénétrer dans mon être, car toute torpeur s’était brusquement éloignée de moi. Je respirais, délivré, en toute sérénité ; et avec une volupté neuve, je savourais sur mes lèvres, comme un pur breuvage, l’air moelleux, clarifié et légèrement enivrant qui portait en lui l’haleine des fruits et le parfum des îles lointaines. Maintenant, pour la première fois depuis que j’étais à bord, le pur désir de la rêverie s’empara de moi, ainsi que cet autre désir, plus sensuel, qui me faisait aspirer à livrer, comme une femme, mon corps à cette mollesse qui me pressait de toutes parts. Je voulus m’étendre, le regard tourné vers les blancs hiéroglyphes là-haut, mais les fauteuils de repos, les chaises de pont étaient enlevés, et nulle part, sur le pont-promenade désert, il n’y avait de place pour s’adonner à une calme rêverie.
C’est ainsi qu’en tâtonnant je m’approchai peu à peu de la proue du navire, complètement aveuglé par la lumière qui semblait tomber des choses, avec une vivacité toujours plus grande pour pénétrer en moi. Cette lumière des étoiles, d’une blancheur glacée et d’un éclat éblouissant, me faisait déjà presque mal ; mais je voulais m’enfouir quelque part dans l’ombre, m’étendre sur une natte, ne plus sentir en moi, mais simplement au-dessus de moi, ce rayonnement réfléchi par les choses, tout comme l’on regarde un paysage de l’intérieur d’une chambre plongée dans l’obscurité. Enfin, trébuchant aux cordages et passant contre les étais de fer, j’atteignis le bordage et regardai la proue du navire s’avancer dans l’ombre, et la clarté liquide de la lune jaillir, en écumant, des deux côtés de l’éperon. Toujours cette charrue marine se relevait et s’enfonçait de nouveau dans cette glèbe de flots noirs ; et dans ce jeu étincelant, je sentais toute la douleur de l’élément vaincu, je sentais toute la joie de la force terrestre. Au sein de cette contemplation, j’avais oublié le temps : y avait-il une heure que j’étais ainsi contre le bastingage, ou y avait-il seulement quelques minutes ? Au gré de l’oscillation, le gigantesque berceau du navire me balançait et m’emportait au-delà du temps. Et je sentais seulement venir en moi une lassitude, qui était comme une volupté. Je voulais dormir, rêver, et cependant ne pas m’éloigner de cette magie, ne pas redescendre dans mon cercueil. Involontairement, mon pied tâta sous moi un paquet de cordages. Je m’y assis, les yeux fermés, mais non remplis d’ombre, car sur eux et sur moi rayonnait l’éclat argenté. Au-dessous, je sentais l’eau bruire doucement, et au-dessus de moi, avec une résonance imperceptible, le blanc écoulement de ce monde. Petit à petit, ce murmure s’insinua dans mes veines, et je perdis la conscience de moi-même ; je ne savais plus si cette haleine était la mienne ou si c’était les battements du cœur lointain du navire ; j’étais emporté et anéanti dans le murmure continuel de la minuit.
Une légère toux sèche, tout près de moi, me fit sursauter. Je sortis, effrayé, de la rêverie qui m’avait presque enivré. Mes yeux, aveuglés par la clarté blanche qui tombait sur mes paupières depuis longtemps fermées, clignotèrent pour tâcher d’y voir : tout en face de moi, dans l’ombre du bastingage, brillait comme le reflet d’une paire de lunettes, et voici que jaillit une épaisse et ronde étincelle, qui venait du brasillement d’une pipe. Lorsque je m’étais assis, regardant uniquement l’éperon écumeux du navire au-dessous de moi, et vers le haut la Croix du Sud, je ne m’étais pas aperçu de la présence de ce voisin, qui avait dû passer ici tout ce temps dans l’immobilité. Involontairement, et l’esprit encore engourdi, je dis, en allemand : « Pardon. » – « Il n’y a pas de quoi », répondit une voix sortie des ténèbres.
Je ne saurais dire combien étrange et sinistre à la fois était ce voisinage muet, dans l’obscurité, tout près de quelqu’un que l’on ne voyait pas. Malgré moi, j’avais l’impression que cet homme me regardait fixement, de même que j’avais les yeux fixés sur lui ; mais la lumière qui était au-dessus de nous, ce flot de lumière à l’étincelante blancheur, était si forte qu’aucun de nous ne pouvait apercevoir autre chose qu’une silhouette dans l’ombre. Il me semblait seulement entendre sa respiration, et l’aspiration sifflante des bouffées de sa pipe.
Le silence était insupportable ; j’aurais bien voulu m’en aller, mais cela me paraissait trop brusque, trop soudain. Dans mon embarras, je pris une cigarette. L’allumette craqua, et, pendant une seconde, une lueur palpita dans l’étroit espace. J’aperçus alors, derrière des verres de lunettes, une figure inconnue que je n’avais jamais vue à bord ni pendant mes repas, ni au cours de la promenade ; et, soit que la flamme soudaine me fît mal aux yeux, soit que ce fût une hallucination, elle me parut affreusement bouleversée, lugubre et semblable à celle d’un gnome. Mais avant que j’eusse discerné les détails, l’obscurité engloutit de nouveau les traits éclairés un court instant, et je ne vis plus qu’une sombre silhouette affaissée dans l’ombre et parfois aussi, se détachant dans le vide, le rouge anneau de feu de la pipe. Nous restions sans parler, et ce silence était lourd et accablant comme l’air des tropiques.
Enfin je ne pus y tenir davantage ; je me levai et je dis poliment : « Bonne nuit. » – « Bonne nuit », répondit du sein de l’obscurité une voix enrouée, dure et comme rouillée.
Je marchai péniblement, en trébuchant à travers les agrès et les madriers. Voici que, derrière moi, un pas retentit, rapide et incertain. C’était mon voisin. Involontairement, je m’arrêtai. Il ne s’approcha pas tout à fait de moi, et dans l’obscurité, je sentais en sa marche comme une angoisse et un accablement.
« Excusez-moi, dit-il d’une voix précipitée, si je vous adresse une prière. Je… je… » – il balbutia et fut obligé de s’interrompre, tant il était embarrassé – « je… j’ai des raisons… personnelles… tout à fait personnelles de me retirer ici… Un deuil… J’évite la société, à bord… Je ne parle pas pour vous… non, non… Je voudrais seulement vous prier… Vous m’obligeriez beaucoup si vous ne disiez à personne, sur le navire, que vous m’avez vu ici… Ce sont… disons… des raisons personnelles qui m’empêchent maintenant de fréquenter les gens… Oui… maintenant… maintenant… il me serait désagréable que vous disiez qu’une personne, ici la nuit… que je… » La parole lui manqua de nouveau. Je mis fin à son embarras en m’empressant de lui assurer que j’accomplirais son désir. Nous échangeâmes une poignée de main. Puis je rentrai dans ma cabine, et je dormis d’un sommeil lourd, étrangement agité et rempli de visions confuses.
Je tins ma promesse et ne parlai à personne sur le bateau de ma singulière rencontre, bien que la tentation en fût grande, car au cours d’une traversée, la moindre chose devient un événement : une voile à l’horizon, un dauphin qui saute, un flirt nouvellement découvert, une frivole plaisanterie. En même temps, la curiosité me tourmentait d’être mieux renseigné sur cet homme peu banal : je fouillai la liste des passagers pour y découvrir un nom qui pût être le sien ; je passai les gens en revue, comme s’ils pouvaient être en relations avec lui. Tout le jour, je fus en proie à une impatiente nervosité, et j’avais hâte que le soir fût là pour voir si je le rencontrerais de nouveau. Les énigmes psychologiques ont sur moi une sorte de pouvoir inquiétant ; je brûle dans tout mon être de découvrir le rapport des choses, et des individus singuliers peuvent par leur seule présence déchaîner en moi une passion de savoir qui n’est guère moins vive que le désir passionné de posséder une femme. La journée me parut longue, vide, et elle s’émietta entre mes doigts. Je me couchai de bonne heure : je savais que je m’éveillerais à minuit, que cela m’arracherait au sommeil.
Et en effet, je m’éveillai à la même heure que la veille. Sur le cadran phosphorescent de ma montre[4], les deux aiguilles se recouvraient, ne formant qu’un seul trait lumineux. Je sortis à la hâte de mon étouffante cabine pour rencontrer une nuit plus étouffante encore.
Les étoiles brillaient comme la veille, et elles répandaient une lumière diffuse sur le navire vibrant ; très haut, dans le ciel, flambait la Croix du Sud. Tout était comme la veille, car aux tropiques, les jours et les nuits se ressemblent comme de véritables jumeaux, beaucoup plus que sous nos latitudes ; mais le bercement fluide, langoureux et rêveur de la veille n’était plus en moi. Quelque chose m’attirait, me troublait, et je savais vers où j’étais attiré : vers les étais noirs du bordage, afin de savoir si cet homme mystérieux y était encore, immobile, assis. En haut, retentit la cloche du navire ; alors je me laissai entraîner. Pas à pas, partagé entre l’aversion et le désir, je ne résistai plus. Je n’étais pas encore arrivé à l’étrave que, soudain, j’y vis fulgurer quelque chose comme un œil rouge : la pipe… Donc il était assis là !
Malgré moi, j’eus un mouvement d’effroi, et je m’arrêtai. Un instant de plus, et j’allais partir. Voici que là-bas, dans l’ombre, quelque chose s’agita, se leva, fit deux pas, et soudain j’entendis juste devant moi sa voix, à la fois polie et oppressée.
« Excusez-moi, dit-il, vous voulez, il me semble, revenir à votre place, et j’ai l’impression que, lorsque vous m’avez aperçu, vous avez eu un mouvement de fuite. Je vous en prie, asseyez-vous tranquillement, car je m’en vais. »
Je le priai vivement de rester : je n’étais demeuré en arrière que pour ne pas le gêner. « Vous ne me gênez pas, dit-il avec une certaine amertume. Au contraire, je suis heureux, pour une fois, de n’être pas seul. Je n’ai pas prononcé une parole depuis dix jours. À vrai dire, depuis des années… et c’est une chose si douloureuse de garder tout en soi, précisément peut-être parce que cela étouffe… Je ne puis plus rester dans la cabine, dans ce… ce cercueil… Je ne puis plus, et je ne puis pas supporter les hommes, parce qu’ils rient toute la journée… Cela, je ne peux plus maintenant le supporter… Je les entends jusque dans ma cabine et je me bouche les oreilles… Il est vrai qu’ils ne savent pas que… non, ils ne le savent pas… Et puis, qu’est-ce que cela fait aux étrangers… »
Il s’arrêta de nouveau, et il ajouta tout à coup, hâtivement : « Mais je ne veux pas vous importuner… excusez mon bavardage. »
Il s’inclina et fit le geste de s’en aller. Mais je lui répliquai avec insistance : « Vous ne m’importunez pas du tout. Moi aussi, je suis heureux d’échanger en paix, ici, quelques paroles… Voulez-vous une cigarette ? »
Il en prit une. Je lui donnai du feu. De nouveau, son visage se détacha, vacillant, sur le bordage noir, mais maintenant il était entièrement tourné vers moi : derrière ses lunettes, ses yeux examinaient avidement mon visage, comme animés par la violence d’un délire. Un frisson me parcourut. Je compris que cet homme voulait parler, qu’il fallait qu’il parlât. Et je savais que je devais me taire pour l’aider.
Nous nous assîmes. Il avait là une seconde chaise de pont, qu’il m’offrit. Nos cigarettes étincelaient ; à la façon dont le point lumineux de la sienne dansait nerveusement dans l’ombre, je vis que sa main tremblait. Mais je me tus, et il se tut. Puis, soudain, il demanda à voix basse : « Êtes-vous très fatigué ?
– Non, pas du tout. »
La voix qui venait de l’obscurité hésita de nouveau. « Je voudrais vous demander quelque chose… C’est-à-dire je voudrais vous raconter quelque chose. Je sais, je sais combien il est absurde, de ma part, de m’adresser ainsi à la première personne qui me rencontre, mais… je suis… je suis dans un état psychique terrible… J’en suis à un point où il faut absolument que je parle à quelqu’un, sinon je suis perdu… Vous me comprendrez, lorsque… oui, lorsque je vous aurai raconté… Je sais que vous ne pourrez pas m’aider… mais ce silence me rend comme malade… et un malade est toujours ridicule pour les autres… »
Je l’interrompis et le priai de ne pas se tourmenter. S’il voulait bien me raconter… Je ne pouvais naturellement rien lui promettre, mais c’était un devoir, du moins, de montrer quelque bonne volonté. Quand on trouve quelqu’un dans la détresse, on est naturellement tenu de lui rendre service…
« Le devoir… de montrer quelque bonne volonté… le devoir d’essayer… Vous pensez donc, vous aussi, qu’on a quelque devoir… qu’on a le devoir d’offrir sa bonne volonté… »
Trois fois il redit la phrase. Cette façon sourde et obtuse de répéter les choses me fit frissonner. Cet homme était-il fou ? Était-il ivre ?
Mais, comme si cette supposition avait passé mes lèvres, il dit soudain, d’une voix toute différente :
« Vous me croirez peut-être ivre ou fou. Non, je ne le suis pas… pas encore. Seulement, le mot que vous avez prononcé m’a ému bien étrangement… Bien étrangement, parce que c’est cela qui me tourmente maintenant : est-ce qu’on a le devoir… le devoir… »
Il balbutiait encore. Puis il s’arrêta net ; ensuite il reprit avec un nouvel élan :
« Voyez, je suis médecin. Et, pour un médecin, il y a souvent de ces cas, tellement terribles !… Oui, disons des cas extrêmes, où l’on ne sait pas si l’on a le devoir… En effet, il n’existe pas qu’un devoir unique, celui qu’on a envers autrui, mais il y a aussi un devoir envers soi-même, un devoir envers l’État et un autre envers la Science… Il faut être secourable, certes ; c’est pour cela qu’on est là… Mais ce genre de maximes, ce n’est jamais que de la théorie… Dans quelle mesure, en effet, doit-on se montrer secourable ?… Vous êtes un étranger, et je vous suis étranger, et je vous demande de ne pas dire que vous m’avez vu… Bon ! vous vous taisez : vous remplissez ce devoir… Je vous prie de causer avec moi, parce que je crève de mon silence… Vous êtes prêt à m’entendre… Bien… mais c’est là une chose facile… Or, si je vous demandais de m’empoigner et de me jeter par-dessus bord… Ici, certainement, s’arrête la complaisance, l’obligeance. Il y a, à coup sûr, une limite quelque part… là où votre propre existence, votre responsabilité entrent en jeu… Il faut que cette limite soit… Le devoir est, à coup sûr, limité… Ou bien, peut-être, ce devoir pour un médecin ne s’arrêterait-il à rien ? Faut-il qu’il soit le sauveur, la providence universelle, uniquement parce qu’il possède un diplôme avec des mots latins ? Faut-il que, vraiment, il sacrifie sa vie et se tourne les sangs quand une femme… quand un homme vient lui demander d’être noble, secourable et bon[5] ? Oui, le devoir, le devoir s’arrête quelque part… là où l’on n’a plus le pouvoir de l’accomplir, précisément là… »
Il s’interrompit encore et se leva brusquement.
« Excusez-moi… voilà que je m’emporte… mais je ne suis pas ivre… pas encore ivre… C’est là une chose qui m’arrive souvent maintenant, je vous l’avoue sans ambages, dans cette diabolique solitude… Pensez que, depuis sept ans, je vis presque exclusivement parmi les indigènes et les animaux… Alors on désapprend de parler posément. Et, quand on commence à s’épancher, ça déborde tout de suite. Mais attendez… oui, je sais maintenant… je voulais vous demander, je voulais vous exposer un cas dans lequel il s’agit de savoir si l’on a le devoir de rendre service… de rendre service avec une candeur véritablement angélique, si l’on… Du reste, je crains que cela ne dure longtemps. C’est bien vrai, vous n’êtes pas fatigué ?
– Non, pas du tout.
– Je… je vous remercie… En prenez-vous ? »
Il avait tâtonné dans l’obscurité derrière lui. J’entendis un bruit de verres, un choc de deux, trois bouteilles, plusieurs en tout cas qu’il avait placées près de lui. Il m’offrit un verre de whisky, que j’effleurai rapidement des lèvres, tandis que lui avalait le sien d’un seul trait. Pendant un instant, le silence régna entre nous. Alors la cloche sonna : minuit et demi.
« Donc… je voudrais vous raconter un cas. Supposez un médecin dans une… petite ville… ou plutôt à la campagne… un médecin qui… un médecin qui… »
Il s’arrêta de nouveau. Puis il rapprocha brusquement son siège de moi.
« Non, ce n’est pas cela. Il faut que je vous raconte tout, directement, depuis le commencement ; sinon vous ne comprendriez pas… Une chose pareille, cela ne peut pas être présenté comme un exemple, comme une théorie… il faut que je vous raconte mon propre cas. Il n’y a là aucune honte, aucune dissimulation… Devant moi aussi, les gens se mettent à nu et me montrent leur vermine, leur urine et leurs excréments… Quand on demande assistance, il ne faut pas tergiverser, il faut tout dire… Ce n’est pas le cas d’un médecin imaginaire que je vais vous raconter. Je me mets tout nu, et je dis : moi… J’ai désappris de rougir dans cette infernale solitude, dans ce pays maudit qui vous ronge l’âme et vous suce la moelle des reins. »
J’avais sans doute fait un mouvement, car il s’interrompit.
« Ah ! vous protestez… je comprends, vous êtes enthousiasmé par les Indes, les temples et les palmiers, tout le romantisme d’un voyage de deux mois. Oui, ils sont enchanteurs, les tropiques, quand on les voit du chemin de fer, de l’auto ou de la rikscha[6] ; et, moi, je n’ai pas eu une impression différente lorsque, pour la première fois, j’y vins, il y a sept ans. Quels rêves alors n’ai-je pas faits ! Je voulais apprendre les langues et lire les livres sacrés dans le texte original, étudier les maladies, faire de la recherche ; je voulais sonder l’âme des indigènes – oui, c’est ainsi qu’on dit dans le jargon européen –, bref, devenir un missionnaire de l’humanité et de la civilisation. Tous ceux qui viennent de ce côté font le même rêve. Mais dans cette serre étouffante, là-bas, qui échappe à la vue du voyageur, la force vous manque vite ; la fièvre – on a beau avaler autant de quinine que l’on peut, on l’attrape quand même, elle vous dévore le corps ; on devient indolent et paresseux, on devient une poule mouillée, un véritable mollusque. Un Européen est, en quelque sorte, arraché à son être quand, venant des grandes villes, il arrive dans une de ces maudites stations perdues dans les marais ; tôt ou tard, chacun reçoit le coup fatal : les uns boivent, les autres fument l’opium, d’autres ne pensent qu’à donner des coups et deviennent des brutes ; de toute façon, chacun contracte sa folie. On a la nostalgie de l’Europe, on rêve de marcher de nouveau, un jour, dans une rue, de s’asseoir dans une chambre bien claire, avec des murs de pierre, parmi des hommes blancs. Pendant des années, on en rêve, et puis lorsque vient le temps où l’on a droit à un congé, on est déjà trop fainéant pour partir. On sait que là-bas on est oublié, inconnu et comme une moule dans l’océan, une moule que chacun foule aux pieds ! C’est ainsi que l’on reste et que l’on s’abrutit et se déprave dans ces forêts chaudes et humides. Maudit le jour où je me suis vendu à ce sale trou…
« Du reste, ce ne fut pas non plus tout à fait volontaire. J’avais fait mes études en Allemagne, j’étais devenu docteur en médecine, bon médecin même, occupant un poste dans la clinique de Leipzig et, à l’époque, dans je ne sais plus quel numéro des Medizinische Blätter[7], l’on avait fait grand bruit autour d’une nouvelle injection que j’avais été le premier à pratiquer. Alors, arriva une histoire de femme : une personne que j’avais connue à l’hôpital rendit son amant tellement fou qu’il tira sur elle un coup de revolver ; et bientôt je fus aussi fou que lui. Elle se montrait orgueilleuse et froide d’une façon qui me rendait furieux ; toujours j’avais été le jouet des femmes impérieuses et insolentes, mais celle-ci me plia si bas que mes os en craquaient. Je faisais ce qu’elle voulait. Je…
« Eh bien ! pourquoi ne l’avouerais-je pas, maintenant qu’il y a huit ans de cela ? Pour elle, je pris de l’argent dans la caisse de l’hôpital, et lorsque la chose fut découverte, le diable se déchaîna. Un oncle couvrit bien le déficit, mais ma carrière était brisée. J’appris alors que le gouvernement hollandais recrutait des médecins pour les colonies et qu’il donnait des avances. Je pensai tout de suite que ce devait être du joli pour qu’on donnât ainsi des avances ! Je savais que les croix funéraires poussent trois fois plus vite que chez nous dans ces plantations de la fièvre. Mais quand on est jeune, on croit que la fièvre et la mort ne s’abattent jamais que sur les autres. Bref, je n’avais guère le choix ; je me rendis à Rotterdam, et je contractai un engagement de dix ans ; je reçus une jolie liasse de billets de banque, dont j’envoyai une moitié à mon oncle ; l’autre moitié fut la proie d’une de ces femmes qu’on rencontre dans le quartier du port et qui soutira tout ce que j’avais, simplement parce qu’elle ressemblait à cette chatte maudite. Ensuite, sans argent, sans montre, sans illusions, je tournai le dos à l’Europe, et je n’éprouvais pas la moindre tristesse lorsque nous sortîmes du port. Je m’assis sur le pont, comme vous voilà en ce moment, comme tous les autres, et j’aperçus un jour la Croix du Sud et les palmiers, et mon cœur s’épanouit. Ah ! les forêts, la solitude, le recueillement, comme j’en rêvais !
« Oh ! ce n’est pas la solitude qui allait me manquer. On ne m’envoya pas à Batavia ou à Soerabaya[8], dans une ville où se trouvent des êtres humains, des clubs, un golf, des livres et des journaux, mais – le nom ne fait rien à l’affaire – dans une de ces stations de district qui sont à deux journées de voyage de la ville la plus proche. Quelques fonctionnaires ennuyeux et desséchés, deux « demi-caste[9] » formaient toute ma société ; à part cela, il n’y avait tout autour que la forêt, des plantations, la brousse et le marais.
« Au début, c’était encore supportable. Je me livrai à des études de toutes sortes. Un jour, comme le vice-résident, au cours de sa tournée d’inspection, avait eu son automobile renversée et s’était cassé la jambe, je fis, à moi tout seul, une opération dont il fut beaucoup parlé. Je collectionnais des poisons et des armes d’indigènes ; je m’occupais de cent petites choses pour me tenir en haleine. Mais cela ne dura que tant qu’agit en moi l’énergie apportée d’Europe ; après quoi, je me rabougris. Les quelques Européens que je voyais m’ennuyaient ; je rompis toute relation et je me mis à boire et à me recroqueviller dans des rêveries solitaires. Je n’avais plus qu’à patienter deux ans : ensuite je serais libre, et j’aurais une pension ; je pourrais rentrer en Europe et y commencer une nouvelle vie. À vrai dire, je ne faisais plus qu’attendre, j’attendais, tranquillement couché. Et c’est ainsi que j’attendrais encore si elle… si cela n’était pas arrivé. »
La voix dans l’obscurité s’arrêta. La pipe ne brûlait plus. Il y avait un tel silence que, tout d’un coup, j’entendis de nouveau l’eau se briser en écumant contre la carène du navire, ainsi que le battement de cœur, sourd et lointain de la machine. J’aurais volontiers allumé une cigarette, mais je craignais la lueur vive de l’allumette et le reflet sur le visage de l’inconnu. Il se taisait, il se taisait toujours. Je ne savais pas s’il avait fini, s’il somnolait, s’il dormait, tant il gardait un silence de mort.
Voici que la cloche du navire fit entendre un son rude et puissant : une heure. Il se leva brusquement ; j’entendis de nouveau le verre cliqueter. Il était manifeste que sa main cherchait, en tâtonnant, le whisky. J’entendis le léger bruit d’une gorgée qu’on avale, puis soudain la voix reprit, mais maintenant avec pour ainsi dire plus de tension et de passion :
« Donc… attendez… oui, j’y suis. J’étais là-bas dans mon trou maudit, j’étais là-bas comme l’araignée dans son filet, immobile depuis déjà des mois. C’était précisément après la saison des pluies[10]. Pendant des semaines et des semaines, l’eau avait clapoté sur mon toit. Personne n’était venu ; aucun Européen ; chaque jour, j’avais passé le temps assis chez moi, avec mes femmes jaunes et mon bon whisky. J’étais alors au plus bas ; j’étais complètement malade de l’Europe ; quand je lisais un roman où il était question de rues claires et de femmes blanches, mes doigts se mettaient à trembler. Je ne puis pas vous décrire exactement cet état ; c’est une espèce de maladie des tropiques, une nostalgie fiévreuse, furieuse, et cependant débilitante, qui quelquefois s’empare de vous. C’est ainsi qu’un jour j’étais penché sur un atlas, autant que je me le rappelle, et rêvais de voyages. Voici que brusquement on frappe à la porte ; mon boy est dehors, ainsi qu’une des femmes ; tous deux ont les yeux écarquillés de surprise. Ils font de grands gestes : une dame est là, une lady, une femme blanche !…
« Je me lève vivement. Je n’ai entendu venir ni voiture ni automobile. Une femme blanche ici, dans ce désert ?
« Je suis sur le point de descendre l’escalier, mais je reviens en arrière. Un coup d’œil dans la glace, et en hâte, je mets un peu d’ordre dans mon costume. Je suis nerveux, inquiet, comme tourmenté par un pressentiment désagréable, car je ne connais personne sur terre qui vienne à moi par amitié. Enfin je descends.
« Dans le vestibule, la dame attend, et elle se précipite au-devant de moi. Un épais voile d’automobiliste cache son visage. Je veux la saluer, mais elle me coupe vivement la parole. “Bonjour, docteur”, dit-elle dans un anglais fluide (qui est même un peu trop fluide et comme appris à l’avance). “Pardonnez-moi si je vous surprends. Mais nous étions précisément à la station, notre auto y est arrêtée.” Pourquoi donc n’est-elle pas venue en auto jusqu’ici, telle est la pensée qui, comme un éclair, me traverse l’esprit. “Alors, je me suis rappelé que vous habitiez ici. J’ai déjà tellement entendu parler de vous ; vous avez fait un vrai miracle avec le vice-résident ; sa jambe est tout à fait all right, il joue au golf tout comme avant. Ah ! oui, tout le monde en parle encore parmi nous ; et nous donnerions tous notre grognon de surgeon[11] et encore les deux autres par dessus le marché, si vous veniez parmi nous. Au fait, pourquoi ne vous voit-on jamais là-bas ? Vous vivez vraiment comme un yogi[12]”… »
« Et elle continuait à bavarder de la sorte, avec une volubilité toujours plus grande, sans me laisser placer un mot. Il y avait dans ce papotage verbeux de la nervosité et de l’inquiétude, et moi-même je me sentis gagné par un certain trouble. Pourquoi parle-t-elle tant, me disais-je ? Pourquoi ne se présente-t-elle pas ? Pourquoi n’ôte-t-elle pas son voile ? A-t-elle la fièvre ? Est-elle malade ? Est-elle folle ? Ma nervosité augmente toujours, parce que je sens mon ridicule à être ainsi debout devant elle, inondé par le flux de ses paroles. Enfin elle s’arrête un peu, et je puis la prier de monter. Elle fait signe au boy de rester en arrière, et elle me précède dans l’escalier.
« “C’est gentil, ici”, dit-elle, en regardant ma chambre. “Oh ! les beaux livres ! Je voudrais les lire tous !” Elle va vers l’étagère et passe en revue les titres des livres. Pour la première fois depuis qu’elle est arrivée, elle se tait une minute.
« “Puis-je vous offrir un peu de thé ?” lui demandai-je.
« “Non merci, docteur”, dit-elle, sans se tourner et en continuant de regarder les titres des livres. “Il faut que nous repartions tout de suite. Je n’ai pas beaucoup de temps… Nous ne faisons qu’une toute petite excursion. Ah !… vous avez aussi Flaubert ! J’aime tant à le lire… Admirable, absolument admirable, L’Éducation sentimentale… Je vois que vous lisez aussi le français… Que de connaissances vous avez !… Oui, les Allemands apprennent tout à l’école… C’est positivement merveilleux de connaître tant de langues… Le vice-résident ne jure que par vous ; il dit toujours que vous êtes le seul au bistouri de qui il accepterait de se livrer… Notre bon surgeon de là-bas n’est guère capable que de jouer au bridge… D’ailleurs, sachez-le” (elle ne se retournait toujours pas vers moi) “aujourd’hui il m’est venu à l’idée de vous consulter… Et puisque précisément nous passions devant chez vous, j’ai pensé… Mais vous avez maintenant peut-être beaucoup à faire… Il vaudrait mieux que je revienne une autre fois.”
« “Enfin, tu découvres ton jeu”, pensai-je aussitôt ; mais je n’en laissai rien paraître, et je lui déclarai que ce serait toujours pour moi un honneur d’être à son service, maintenant ou quand il lui plairait.
« “Ce n’est rien de sérieux”, dit-elle en se tournant à demi, tout en feuilletant un livre qu’elle avait pris sur le rayon, “rien de sérieux… Des vétilles… Des choses de femme… Vertiges, faiblesses. Ce matin, dans un virage, je me suis affaissée tout à coup, raide morte[13]… Le boy a dû me relever dans l’auto et aller chercher de l’eau… C’est peut-être que le chauffeur allait trop vite… Ne pensez-vous pas, docteur ?
[1] Ce sonnet précédait le recueil Amok, sous-titré Nouvelles d’une passion, publié en 1922. Il était dédié « À Franz Masereel, l’artiste et l’ami fraternel ».
[2] Amok ou le Fou de Malaisie : ce titre est une transposition explicative et exotique, à l’intention des lecteurs français. Le titre original, Der Amokläufer, désigne littéralement « le coureur en amok », c’est-à-dire dans cet état de transe furieuse qui sera décrit dans le récit. Publication en 1922.
[3] Calcutta : Zweig partit en novembre 1909 pour l’Inde et visita aussi, au cours de ce voyage de plusieurs mois, Ceylan, Madras, Agra, Gwalior, Calcutta, Bénarès, Rangoon et l’Indochine.
[4] Le cadran phosphorescent de ma montre : le texte original précise que le métal blanc utilisé dans les cadrans est du radium.
[5] Noble, secourable et bon : effet de quasi-citation dans le texte allemand. Edel sei der Mensch, hilfreich und gut est en effet le premier vers d’un célèbre poème de Goethe intitulé Das Gottliche (Le Divin).
[6] la rikscha : terme d’origine japonaise (jin ri kischa). Il s’agit d’un véhicule à deux roues tiré par un homme, à pied ou à bicyclette ; on dit aussi en français « pousse-pousse ».
[7] Medizinische Blätter : c’est-à-dire « Revue médicale », bulletin d’information pour les praticiens.
[8] Batavia : ancien nom donné en 1619 par les Hollandais au fort qu’ils construisirent sur le site de la ville indonésienne de Djakarta. Surabaya est une ville et un port de l’île de Java.
[9] demi-caste (Halfcast) : le mot anglais désigne une sorte de paria de la société, déchu de sa caste à la suite d’une faute.
[10] après la saison des pluies : c’est-à-dire donc vers la fin septembre.
[11] 10. surgeon : les termes anglais conservés par Zweig (comme aussi down ou allright) sont bien sûr destinés à faire « couleur locale ».
[12] Yogi : ascète pratiquant le yoga.
[13] En français dans le texte.
« – Je ne puis pas en juger encore. Avez-vous eu souvent des faiblesses pareilles ?
« – Non… c’est-à-dire si… dans les derniers temps oui… dans les tout derniers temps… c’est cela… des faiblesses et des nausées.”
« La voilà de nouveau plantée devant la bibliothèque, replaçant un livre, en prenant un autre et se mettant à le feuilleter. Bizarre. Pourquoi feuillette-t-elle toujours ainsi… avec tant de nervosité ? Pourquoi ne lève-t-elle pas les yeux de sous son voile ? Intentionnellement, je ne dis rien. Il me plaît de la laisser dans l’attente. Enfin elle recommence à parler dans sa manière nonchalante et verbeuse :
« – N’est-ce pas, docteur, il n’y a là rien de grave ? Rien de tropical… rien de dangereux…
« – Il faudrait d’abord que je voie si vous avez la fièvre. Puis-je examiner votre pouls ?…
« Je me dirige vers elle, mais elle s’écarte légèrement.
« – Non, non, je n’ai pas de fièvre… À coup sûr, à coup sûr… J’ai pris moi-même ma température chaque jour depuis… depuis que ces faiblesses me sont survenues… Jamais de fièvre, toujours impeccablement 36,4 sur la raie du thermomètre. Mon estomac aussi est parfait.
« J’hésite un instant. Depuis un grand moment déjà, je sens sourdre en moi un soupçon ; je sens que cette femme veut me demander quelque chose. On ne vient pas dans un désert pour parler de Flaubert. Je la laisse attendre une minute, puis une autre. « – Excusez-moi, lui dis-je alors carrément, puis-je vous poser librement quelques questions ?
« – Certainement, docteur. Vous êtes médecin”, répond-elle, mais déjà elle me tourne le dos et se met à jouer avec les livres.
« – Avez-vous eu des enfants ?
« – Oui, un fils.
« – Et avez-vous… précédemment, je veux dire alors… avez-vous eu des troubles semblables ?
« – Oui.
« Sa voix est maintenant tout autre. Nette, assurée, plus du tout verbeuse, plus du tout nerveuse. “Et serait-il possible que vous… excusez cette question… que vous fussiez maintenant dans une semblable position ?
« – Oui.”
« Cette parole tombe de ses lèvres, incisive et tranchante comme un couteau. Pas une ligne ne bouge sur sa figure, qu’elle détourne de moi.
« – Le mieux serait peut-être, madame, que je procède à un examen général… Puis-je vous prier… de prendre la peine de passer dans la pièce à côté ?
« Brusquement elle se tourne vers moi. Je sens à travers le voile un regard froid et décidé me dévisager franchement. “Non… ce n’est pas utile… je suis absolument certaine de mon état.” »
La voix hésita un instant. De nouveau, le verre rempli brille dans l’obscurité.
« Écoutez donc… mais essayez d’abord de vous représenter un instant la situation : une femme arrive chez quelqu’un qui dépérit dans son isolement ; c’est la première femme blanche qui pénètre depuis des années dans sa chambre… Et soudain je sens qu’il y a dans la pièce quelque chose de mauvais, un danger. Physiquement, j’en eus le pressentiment ; je me sentis saisi de peur devant la résolution implacable de cette femme qui, survenue d’abord avec des papotages, brandit alors soudain son exigence, comme un couteau dégainé. Car ce qu’elle voulait de moi, je le savais bien ; je l’avais su tout de suite. Ce n’était pas la première fois que des femmes me demandaient un service semblable ; mais elles se présentaient tout autrement : elles étaient honteuses ou suppliantes, elles se présentaient avec des pleurs et des objurgations. Mais ici il y avait une… oui, une résolution virile, une résolution de fer… Dès la première seconde, j’avais senti que cette femme était plus forte que moi… qu’elle pouvait m’imposer à son gré sa volonté… mais… mais… il y avait aussi en moi quelque chose de mauvais… J’étais comme un homme qui se défend et qui est irrité, car… je l’ai déjà dit… dès le premier moment, oui, avant même de l’avoir vue, j’ai senti en cette femme une ennemie.
« D’abord je me tus ; je me tus par entêtement et par irritation. Je sentais qu’elle me regardait sous son voile, qu’elle me regardait d’un air provocant et impérieux et qu’elle voulait m’obliger à parler. Mais je ne cédai pas si facilement. Je me mis bien à parler, mais… évasivement… oui, malgré moi, j’imitai son débit verbeux et indifférent. Je fis comme si je ne la comprenais pas, car – je ne sais pas si vous pouvez saisir cela – je voulais la forcer à s’exprimer clairement ; je ne voulais pas lui faire des avances, mais… être prié… précisément, être prié par elle, qui se présentait avec tant d’arrogance… et aussi parce que je savais qu’avec les femmes, je ne cède jamais autant qu’en présence de cette orgueilleuse froideur.
« Je me mis donc à lui dire, avec force paroles inutiles, que ce n’était pas du tout grave, que de pareilles faiblesses faisaient partie du cours régulier des choses et qu’au contraire c’était presque la garantie d’une santé normale. Je citai des cas tirés des journaux de clinique… Je parlais, je parlais avec indolence et légèreté, considérant toujours le fait comme une banalité, et… j’attendais toujours qu’elle m’interrompît, car je savais qu’elle ne le supporterait pas.
« Elle me coupa vivement la parole en faisant un geste de la main, comme pour arrêter toutes ces paroles rassurantes.
« – Ce n’est pas cela qui m’inquiète, docteur. À l’époque, lorsque j’ai eu mon bébé, mon état de santé était meilleur… mais maintenant je ne suis plus all right… j’ai une affection cardiaque.
« – Ah ! des troubles cardiaques, répétai-je d’un ton d’inquiétude, il faut que je voie tout de suite.” Et je fis un mouvement comme si je voulais me lever et aller chercher le stéthoscope.
« Mais elle reprit brusquement – sa voix était maintenant tranchante et nette, comme au poste de commandement :
« – J’ai des troubles cardiaques, docteur, et je vous prie de croire ce que je vous dis. Je ne voudrais pas perdre du temps en examens. Vous pourriez, il me semble, avoir en moi plus de confiance. Pour ma part, du moins, j’ai assez témoigné ma confiance en vous.
« Maintenant c’était la lutte, c’était un défi déclaré. Je l’acceptai.
« – La confiance demande la franchise, une franchise sans réserve. Parlez clairement, je suis médecin. Et avant tout, ôtez votre voile, asseyez-vous, laissez les livres et les louvoiements. On ne vient pas voilée chez le médecin.
« Elle me regarda fièrement et droit dans les yeux. Elle eut un instant d’hésitation, puis elle s’assit et ôta le voile. Je vis une figure pareille à ce que je craignais. Une figure impénétrable, dure, contrainte, d’une beauté sans âge, une figure avec des yeux gris, comme en ont les Anglais, dans lesquels tout paraissait calme et derrière lesquels, cependant, on pouvait rêver toutes les passions.
Cette bouche mince et crispée ne laissait rien transparaître de ses secrets lorsqu’elle ne le voulait pas. Pendant une minute, nous nous regardâmes l’un l’autre, elle jetant sur moi un regard à la fois autoritaire et interrogateur, et avec une cruauté si froide et métallique que je ne pus le supporter et que, malgré moi, mes yeux se détournèrent.
« Elle frappa légèrement du doigt sur la table. Chez elle aussi, il y avait donc de la nervosité. Puis elle dit avec une brusque rapidité :
« – Docteur, savez-vous ce que j’attends de vous, ou ne le savez-vous pas ?
« – Je crois le savoir, mais il vaut mieux qu’il n’y ait pas d’ambiguïté. Vous voulez mettre fin à votre état… Vous voulez que je vous débarrasse de vos faiblesses, de vos nausées, en vous… en en supprimant la cause. Est-ce bien cela ?
« – Oui.
« Le mot tomba comme un couperet.
« – Savez-vous aussi que de pareilles tentatives sont dangereuses… pour les deux parties ?…
« – Oui.
« – Et que la loi me l’interdit ?
« – Il y a des cas où ce n’est pas interdit, où c’est même ordonné, au contraire.
« – Mais ces cas-là comportent une indication médicale.
« – Vous trouverez cette indication. Vous êtes médecin.
« En prononçant ces paroles, ses yeux me regardaient nettement, fixement, sans remuer. C’était un ordre. Et moi, faible que j’étais, je tremblais d’admiration devant la puissance démoniaque de sa volonté, mais je ne me courbais pas encore ; je ne voulais pas montrer que j’étais déjà vaincu. “Pas si vite, faisons des difficultés, forçons-la à nous supplier” – une espèce de désir voluptueux fulgura en moi.
« – Cela ne dépend pas toujours de la volonté du médecin. Mais je suis prêt, avec un de mes collègues de l’hôpital…
« – Je ne veux pas de votre collègue… C’est vous que je suis venue trouver.
« – Puis-je vous demander pourquoi moi, précisément ?
« Elle me regarda froidement.
« – Je n’ai aucun embarras à vous le dire. C’est parce que vous vivez retiré, parce que vous ne me connaissez pas, parce que vous êtes un bon médecin et parce que – c’était la première fois qu’elle hésitait – parce que vous ne resterez plus longtemps dans ce pays, surtout si vous… si vous pouvez rapporter chez vous une somme importante.
« Ces paroles me glacèrent. Je fus stupéfié de cette froideur mercantile, de cette netteté de calcul. Jusqu’alors ses lèvres ne s’étaient pas ouvertes pour en faire sortir une prière ; au contraire ! et depuis longtemps tout était pesé ; elle m’avait d’abord épié, pour foncer ensuite droit sur moi. Je me sentais saisi par le diabolique de cette volonté, mais je me défendais avec toute mon exaspération. Une fois encore, je me contraignis à rester positif et même presque ironique.
« – Et cette somme importante, vous… vous la mettriez à ma disposition ?
« – Oui, pour votre concours et votre départ immédiat.
« – Savez-vous qu’ainsi je perds ma pension ?
« – Je vous indemniserai.
« – Vous êtes très précise… Mais je voudrais encore plus de précision. Quelle somme avez-vous prévue comme honoraires ?
« – Douze mille florins, payables par chèque, à Amsterdam.
« Je… tremblai… je tremblai de colère et… aussi d’admiration. Elle avait tout calculé, la somme et le mode de paiement, qui devait m’obliger à partir ; elle m’avait évalué et acheté sans me connaître ; elle avait disposé de moi dans l’intuition de sa volonté. J’avais bien envie de la gifler… mais, comme je me levais en tremblant, – elle aussi s’était levée – et que précisément, je la regardais dans les yeux, je me sentis soudain, en voyant cette bouche close qui ne voulait pas supplier, et ce front hautain qui ne voulait pas se courber… envahi par une… une sorte de désir violent. Elle dut s’en apercevoir, car elle fronça les sourcils comme quand on veut écarter quelqu’un d’importun : entre nous, brusquement, la haine fut à nu. Je savais qu’elle me haïssait parce qu’elle avait besoin de moi, et je la haïssais parce que… parce qu’elle ne voulait pas supplier. Pendant cette seconde de silence, cette seconde unique, nous nous exprimâmes pour la première fois avec une entière franchise. Puis tout à coup, comme un reptile, une pensée s’insinua en moi, et je lui dis… je lui dis…
« Mais attendez, vous comprendriez mal ce que je fis… ce que je dis… je dois d’abord vous expliquer comment… comment me vint cette idée insensée… »
De nouveau, le verre cliqueta légèrement dans l’obscurité ; et la voix devint plus animée.
« Ce n’est pas que je veuille m’excuser, me justifier, m’innocenter… mais, sans cela, vous ne comprendriez pas… Je ne sais si j’ai été ce qu’on peut appeler un homme de bien, mais… mais je crois que j’ai toujours été secourable. Dans la vie de misère que l’on menait là-bas, la seule joie que l’on eût, c’était, grâce à la poignée de science qu’on avait emmagasinée dans son cerveau, de pouvoir sauver l’existence de quelque être vivant… comme le plaisir de jouer au Bon Dieu… Réellement, les plus belles heures étaient quand un jeune indigène livide de peur, le pied très enflé par une morsure de serpent, venait à moi, en hurlant déjà qu’il ne fallait pas lui couper la jambe, et qu’effectivement je parvenais à le sauver, sans cela. J’ai fait des lieues et des lieues quand quelque femme, était alitée, en proie à la fièvre ; alors aussi j’ai fait ce que venait de me demander cette étrangère, et même déjà en Europe, là-bas, à l’hôpital de la Faculté. Mais là, au moins, on sentait que cet être avait besoin de vous ; là on savait qu’on sauvait quelqu’un de la mort ou du désespoir, et précisément, pour pouvoir aider les autres, il faut avoir soi-même ce sentiment que les autres ont besoin de vous.
« Mais cette femme – je ne sais pas si je pourrai vous décrire cela –, elle m’irrita, elle m’inquiéta depuis le moment où elle était venue chez moi comme une simple visiteuse ; elle m’incita, par son orgueil, à lui résister ; elle excita – comment dire ? – elle excita à lui tenir tête tout ce qu’il y avait en moi de contenu, de caché et de mauvais. J’étais fou de voir qu’elle jouait à la lady et qu’elle négociait avec un sang-froid hautain une affaire où il s’agissait de vie ou de mort… Et puis… enfin on ne devient pas enceinte en jouant au golf… Je savais… c’est-à-dire j’étais forcé, tout à coup, de me rappeler – et voilà l’idée insensée – de me rappeler avec une terrifiante netteté que cette femme glacée, pleine d’orgueil et de froideur, et qui fronçait durement les sourcils sur ses yeux d’acier, lorsque je la regardais avec inquiétude – ou presque sur la défensive – j’étais forcé de me rappeler que, deux ou trois mois auparavant, elle s’était, entre les bras d’un homme, roulée sur un lit, nue comme une bête et peut-être râlant de plaisir, leurs corps s’étreignant comme deux lèvres. Voilà l’idée brûlante qui me saisit, tandis qu’elle me regardait si arrogamment, avec une froideur si hautaine, tout comme un officier anglais… et alors tout se tendit en moi… je fus obsédé par l’idée de l’humilier… À partir de cet instant, je vis à travers sa robe son corps nu… À partir de cet instant, je n’eus plus que la pensée de la posséder, d’arracher à ces lèvres dures un gémissement, de sentir cette orgueilleuse, cette âme glacée, vaincue par la volupté, comme l’autre l’avait sentie, cet autre que je ne connaissais pas… C’est cela… cela que je voulais vous expliquer… C’est la seule fois que, malgré ma déchéance, j’aie jamais cherché à abuser de ma situation de médecin… et ce n’était pas de la lascivité, de la luxure, de la sexualité, non, vraiment non… sinon je l’avouerais… C’était uniquement le désir de maîtriser cet orgueil… de le maîtriser en homme que j’étais… Je vous ai dit déjà, il me semble, que les femmes orgueilleuses et froides en apparence ont toujours exercé leur emprise sur moi, mais maintenant il y avait, en outre, ce fait que je vivais ici depuis sept ans sans avoir eu une femme blanche, et que je ne connaissais pas de résistance… car les filles d’ici, ces petites bêtes gracieuses et gazouillantes, tremblent de respect quand un Blanc, “un monsieur”, les prend… elles deviennent tout humilité ; elles sont toujours accueillantes, toujours prêtes à vous servir… avec un doux sourire ressemblant à un gloussement… c’est précisément cette soumission, cette servilité, qui vous gâtent le plaisir. Vous comprenez, maintenant, quel effet renversant cela produisit sur moi lorsque, soudain, je vis arriver une femme remplie d’orgueil et de haine, dissimulée jusqu’au bout des ongles et en même temps vibrante de mystère et chargée d’une récente passion… lorsqu’une pareille femme entre insolemment dans la cage d’un pareil homme, d’une bête humaine si isolée, si affamée, si retirée du monde… Cela… cela, je n’ai voulu vous le dire que pour que vous puissiez comprendre le reste… ce qui se produisit ensuite. Donc… plein de je ne sais quel mauvais désir, empoisonné par la pensée de la voir nue, sensuelle et s’abandonnant, je me ramassai sur moi-même et je feignis l’indifférence. Je dis froidement : « – Douze mille florins ?… Non, pour cela je ne le ferai pas.
« Elle me regarda, un peu blême. Elle devinait que le désir d’argent n’était pour rien dans cette résistance. Mais malgré cela, elle ajouta :
« – Qu’exigez-vous donc ?
« Je laissai de côté le ton de la froideur et je dis : « – Jouons cartes sur table. Je ne suis pas un commerçant… je ne suis pas le pauvre apothicaire de Roméo et Juliette, qui vend son poison pour un or infâme[1]. Je suis plutôt le contraire d’un commerçant… Ce n’est pas de cette façon que vous obtiendrez l’accomplissement de votre désir.
« – Vous ne voulez donc pas le faire ?
« – Pas pour de l’argent.
« Une seconde de silence absolu régna entre nous. Silence si complet que, pour la première fois, je l’entendis respirer.
« – Que pouvez-vous donc désirer d’autre ?
« Maintenant je cessai de me retenir :
« – Je désire d’abord que vous… que vous me parliez non comme à un épicier, mais comme à un être humain. Que, si vous avez besoin d’assistance, vous ne… vous ne mettiez pas aussitôt en avant votre honteux argent… mais que vous priiez… l’être humain que je suis de vous aider, de vous aider, vous qui êtes aussi un être humain… Je ne suis pas seulement médecin, je n’ai pas seulement des “heures de visites”… il y a aussi, pour moi, d’autres heures… Peut-être êtes-vous arrivée à une de ces heures-là…
« Pendant un instant elle se tait. Puis elle incurve très légèrement sa lèvre, tressaille et dit très vite :
« – Donc, si je vous priais… vous le feriez ?
« – Vous voulez encore faire une affaire ; vous ne voulez prier qu’après avoir eu ma promesse. Il faut d’abord que ce soit vous qui m’imploriez, puis je vous répondrai…
« Elle dresse la tête comme un cheval fougueux. Elle me regarde avec colère.
« – Non ! je ne vous prierai pas. Plutôt périr !
« Alors la colère me saisit, rouge, insensée.
« – Eh bien ! puisque vous ne voulez pas me prier, c’est moi qui vais l’exiger. Je crois que je n’ai pas besoin d’être plus précis. Vous savez ce que je désire de vous. Après… après je vous aiderai.
« Pendant un instant, elle me regarda fixement. Puis – oh ! je ne peux pas, je ne peux pas dire combien ce fut atroce –, puis ses traits se tendirent, et puis… elle éclata de rire… Elle me rit au visage avec une expression de mépris indicible… avec un mépris qui, pour ainsi dire, me foudroya… tout en m’enivrant… Ce fut comme une explosion si brusque, si violente, déchaînée par une force si monstrueuse, ce rire de mépris, que je… que j’aurais pu m’abattre sur le sol et lui baiser les pieds. Cet état ne dura en moi qu’une seconde… ce fut comme un éclair, et j’avais le feu dans tout le corps… Elle s’était déjà tournée de l’autre côté et se dirigeait rapidement vers la porte.
« Inconsciemment, je voulus la suivre… pour m’excuser… pour la supplier… car ma force était complètement brisée… mais elle se retourna encore une fois et me dit, ou plutôt m’ordonna :
« – Ne vous avisez pas de me suivre ou de vous occuper de moi… Vous le regretteriez.
« Et déjà la porte claquait derrière elle. »
De nouveau une hésitation… De nouveau un silence… De nouveau seulement ce bruit de la mer, comme si c’était le clair de lune qui ruisselait… Enfin la voix reprit :
« La porte claqua brusquement… mais moi, je restai sur place, immobile… Cet ordre m’avait comme hypnotisé… Je l’entendis descendre l’escalier, fermer la porte… J’entendais tout, et toute ma volonté se tendait vers elle… pour… je ne sais pas quoi… pour la rappeler, ou la battre ou l’étrangler, mais la suivre… la suivre… et pourtant je ne pouvais pas… mes membres étaient comme paralysés par une décharge électrique… J’avais été frappé, frappé jusqu’aux moelles par l’éclat impérieux de ce regard… Je sais que ce ne sont pas des choses à expliquer ni à raconter… Cela peut paraître ridicule, mais je restai là, immobile… il me fallut des minutes, peut-être cinq, peut-être dix minutes, avant de pouvoir mettre un pied devant l’autre…
« Mais à peine eus-je remué que j’étais déjà plein d’ardeur et de vitesse… En un clin d’œil, je fus en bas de l’escalier… Elle ne pouvait qu’avoir suivi la route qui mène à la résidence administrative… Je me précipite vers la remise pour prendre ma bicyclette. Je vois que j’ai oublié la clef ; alors j’arrache la clôture, dont les bambous volent en éclats avec un craquement… je bondis sur la bicyclette, et je m’élance sur ses traces… il faut que… il faut que je la rejoigne avant qu’elle ait atteint son automobile… il faut que je lui parle.
« La poussière de la route s’élève autour de moi… C’est maintenant seulement que je remarque combien longtemps j’ai dû rester immobile, là-haut… Alors… au détour de la forêt, tout de suite avant la résidence, je l’aperçois, se hâtant droit devant elle, accompagnée du boy… Mais elle aussi sans doute m’a vu, car la voilà qui parle au boy et qui, celui-ci restant en arrière, continue son chemin toute seule. Que veut-elle faire ? Pourquoi veut-elle être seule ?… Veut-elle me parler sans qu’il entende ?… Avec une fureur aveugle je pédale à toute allure… Soudain, quelque chose se met en travers de ma route… le boy… C’est à peine si j’ai le temps de faire dévier ma bicyclette… et me voilà par terre.
« Je me relève avec des jurons… Malgré moi, je lève le poing pour assommer le butor, mais il s’écarte de moi… Je redresse ma bicyclette pour y remonter, mais le drôle me vient au-devant, saisit la roue et s’écrie dans son anglais misérable : « You remain here ! »
« Vous n’avez pas vécu sous les tropiques… Vous ne savez pas quelle insolence c’est quand un Jaune, un coquin de cet acabit, saisit la bicyclette d’un Blanc, d’un “monsieur”, et lui ordonne, au “monsieur”, de rester là. Pour toute réponse, je lui envoie mon poing dans la figure. Il chancelle, mais il ne lâche pas ma roue… Ses yeux, ses yeux étroits et peureux, sont grand ouverts, dans une angoisse d’esclave… mais il tient mon guidon, le tient avec une fermeté diabolique… “You remain here !”, balbutie-t-il encore une fois. Par bonheur, je n’avais pas de revolver, sinon je l’aurais abattu. “Arrière, canaille !” fis-je seulement. Il me regarde plein d’humilité, mais ne lâche pas le guidon. Je lui donne encore un coup sur le crâne ; il ne lâche toujours pas. Alors la rage me prend… je vois qu’elle est déjà loin, qu’elle m’a peut-être échappé et je décoche au Jaune, sous le menton, un vrai coup de poing de boxeur… si bien qu’il va bouler. Maintenant je retrouve ma bicyclette… mais à peine suis-je dessus qu’elle se bloque… Dans la bagarre, la roue s’est tordue… Mes mains fiévreuses cherchent à la redresser… Je n’y réussis pas… Alors, je balance ma bicyclette en travers du chemin, à côté du coquin qui se relève tout sanglant et qui s’écarte… Et puis – non, vous ne pouvez pas vous rendre compte combien cela est ridicule, là-bas, aux yeux de tous, quand un Européen… Mais je ne savais plus ce que je faisais… je n’avais plus qu’une seule pensée : la suivre et la rejoindre… Je me mis à courir, à courir comme un fou, le long de la route, en passant devant les huttes où la canaille jaune se pressait, étonnée, pour voir un Blanc, un Monsieur, le Docteur courir.
« J’arrivai à la résidence trempé de sueur… Ma première question fut : “Où est l’auto… ?” Elle venait de démarrer… Les gens me regardent avec stupéfaction ; il doit leur sembler que j’ai perdu la raison, à me voir ainsi arriver mouillé et malpropre, et vociférant ma question avant même de m’arrêter… Là-bas, sur la route, je vois tourbillonner en blanc la fumée de l’auto… Elle a réussi… réussi, comme toute chose doit réussir à la dureté, à la dureté inflexible de ses calculs…
« Mais la fuite ne lui servira de rien… Sous les tropiques, rien ne reste secret parmi les Européens… tout le monde se connaît ; tout devient un événement… Ce n’est pas pour rien que son chauffeur est resté pendant une heure dans le bungalow du gouverneur… Au bout de quelques minutes, je sais tout… je sais qui elle est… qu’elle habite là-bas… disons dans la capitale, à huit heures de chemin de fer d’ici… que c’est… disons la femme d’un gros négociant, qu’elle est énormément riche, distinguée, une Anglaise… je sais que son mari est maintenant depuis cinq mois en Amérique et qu’il doit rentrer ces jours-ci pour l’emmener en Europe…
« Mais elle – et cette pensée me brûle les veines comme un poison – est sans doute enceinte de deux ou trois mois tout au plus… »
« Jusqu’à présent, j’ai pu encore vous faire tout comprendre… Peut-être tout bonnement parce que, jusqu’à ce moment-là, je me comprenais encore moi-même… et que, comme médecin, j’avais pu toujours établir un diagnostic de mon propre état. Mais à partir de ce moment, je fus saisi comme par la fièvre… Je perdis tout contrôle sur moi-même… ou plutôt je savais bien que tout ce que je faisais était insensé, mais je n’avais plus aucun pouvoir sur moi… Je ne me comprenais plus moi-même… Je ne faisais plus que courir droit devant moi, obsédé par mon but… D’ailleurs, attendez… peut-être, malgré tout, pourrai-je encore vous faire comprendre… Savez-vous ce que c’est que l’amok[2] ?
– Amok ?… je crois me souvenir… c’est une espèce d’ivresse chez les Malais…
– C’est plus que de l’ivresse… c’est de la folie, une sorte de rage humaine… une crise de monomanie meurtrière et insensée, à laquelle aucune intoxication alcoolique ne peut se comparer. Moi-même, au cours de mon séjour là-bas, j’ai étudié quelques cas – lorsqu’il s’agit des autres on est toujours perspicace et très positif –, mais sans que j’aie pu jamais découvrir l’effrayant secret de leur origine… C’est lié sans doute, d’une certaine façon, au climat, à cette atmosphère dense et étouffante qui oppresse les nerfs comme un orage, jusqu’à ce qu’ils craquent… Donc l’amok… oui, l’amok, voici ce que c’est : un Malais, n’importe quel brave homme plein de douceur, est en train de boire paisiblement son breuvage… il est là, apathiquement assis, indifférent et sans énergie… tout comme j’étais assis dans ma chambre… et soudain il bondit, saisit son poignard et se précipite dans la rue… il court tout droit devant lui, toujours devant lui, sans savoir où… Ce qui passe sur son chemin, homme ou animal, il l’abat avec son kris[3], et l’odeur du sang le rend encore plus violent… Tandis qu’il court, la bave lui vient aux lèvres, il hurle comme un possédé… mais il court, court, court, ne regarde plus à gauche, ne regarde plus à droite, ne fait plus que courir avec un hurlement strident, en tenant dans cette course épouvantable, droit devant lui, son kris ensanglanté… Les gens des villages savent qu’aucune puissance au monde ne peut arrêter un amok… et quand ils le voient venir, ils vocifèrent, du plus loin qu’ils peuvent, en guise d’avertissement : “Amok ! Amok !” et tout s’enfuit… Mais lui, sans entendre, poursuit sa course ; il court sans entendre, il court sans voir, il assomme tout ce qu’il rencontre… jusqu’à ce qu’on l’abatte comme un chien enragé ou qu’il s’effondre, anéanti et tout écumant…
« Un jour, j’ai vu cela de la fenêtre de mon bungalow… c’était horrifiant… et c’est seulement parce que je l’ai vu, que je me comprends moi-même en ces heures-là… car c’est ainsi, exactement ainsi, avec ce regard terrible dirigé droit devant moi, sans rien voir ni à droite ni à gauche, sous l’empire de cette folie, que je me précipitai… derrière cette femme… Je ne sais plus comment je fis ; tout se déroula si furieusement, avec une rapidité tellement insensée… Dix minutes après… non cinq, non deux… je savais tout de cette femme : son nom, sa demeure, sa situation, et je retournais chez moi en grande vitesse sur une bicyclette empruntée hâtivement ; je jetais un complet dans une valise, je prenais de l’argent et je filais en voiture à la station de chemin de fer… je filais sans annoncer mon départ au chef de district… sans me faire remplacer, en laissant tout en plan et la maison ouverte à tout le monde… Les domestiques m’entouraient, les femmes s’étonnaient et me questionnaient ; je ne répondais pas, je ne me retournais pas… Je filais à la gare et roulais vers la ville par le premier train… En tout, une heure après l’entrée de cette femme dans ma maison, j’avais jeté toute mon existence par-dessus bord et je me précipitais dans le vide, comme un amok…
« Je courais droit devant moi, la tête la première… À six heures du soir, j’étais arrivé… à six heures dix, je me trouvais chez elle et me faisais annoncer… C’était, vous le comprenez, l’acte le plus insensé, le plus stupide que je pusse commettre… Mais l’amok court, le regard vide ; il ne voit pas où il se précipite… Au bout de quelques minutes, le domestique revint… disant, poli et froid, que Madame n’était pas bien et ne pouvait pas me recevoir…
« Je sortis en titubant… Une heure durant, je fis le tour de la maison, possédé par l’absurde espoir qu’elle viendrait peut-être me chercher… Puis je pris une chambre à l’hôtel de la plage et me fis monter deux bouteilles de whisky… Celles-ci et une double dose de véronal vinrent à mon aide… Je m’endormis enfin, et ce sommeil trouble et agité fut l’unique pause dans cette course entre vie et mort. »
La cloche du navire tinta. Deux coups pleins, dont la vibration se prolongea en tremblant dans la nappe d’air épais et quasi immobile, puis reflua sous la quille pour venir se joindre au bruissement incessant et léger accompagnant ce discours passionné. L’homme assis dans les ténèbres en face de moi devait avoir sursauté, effrayé ; sa voix se tut. De nouveau, j’entendis la main chercher en tâtonnant la bouteille, de nouveau léger bruit de gorgée. Puis, comme calmé, il reprit d’une voix plus ferme :
« Il m’est à peine possible de vous parler des heures qui suivirent. Aujourd’hui, je crois que j’avais alors la fièvre ; en tout cas, je me trouvais dans un état de surexcitation confinant à la folie – j’étais un amok, comme je vous le disais. Mais n’oubliez pas que j’arrivai le mardi soir, et le samedi – j’avais appris le fait entre-temps – son mari devait débarquer du paquebot P & O venant de Yokohama[4]. Il ne me restait donc plus que trois jours, trois malheureux jours pour prendre une décision et pour la secourir. Comprenez bien ceci : je savais que mon aide immédiate lui était nécessaire, et je ne pouvais pas lui adresser la parole. Et le besoin d’excuser ma conduite ridicule, ma folie furieuse, venait encore augmenter ma nervosité. Je savais combien chaque moment était précieux ; je savais que c’était pour elle une question de vie ou de mort, et je n’avais pourtant aucune possibilité de l’approcher ou de lui chuchoter un mot, de lui faire un signe, car précisément, ma conduite maladroite autant qu’insensée l’avait effrayée. C’était… oui, attendez… c’était comme si vous vous précipitiez derrière quelqu’un pour le prévenir contre un meurtrier et que ce quelqu’un, vous prenant vous-même pour le criminel, courût à sa perte de plus belle… Elle ne voyait en moi qu’un amok la poursuivant dans le dessein de l’humilier, mais moi… c’était là l’absurdité atroce… je ne pensais plus du tout à cela… car j’étais complètement anéanti, je ne voulais plus que l’aider, la servir… Pour lui venir en aide, j’eusse commis un crime, j’eusse tué quelqu’un… Mais elle, elle ne le comprenait pas… Lorsque le matin, aussitôt réveillé, je me rendis chez elle en courant, le boy était devant la porte, le même boy à qui j’avais lancé mon poing dans la figure. Et quand il me vit de loin – il devait m’avoir attendu –, il rentra rapidement. Peut-être n’était-ce que pour annoncer secrètement mon arrivée… peut-être… Ah ! cette incertitude, comme elle me fait souffrir aujourd’hui… peut-être avait-on déjà tout préparé pour me recevoir… mais à ce moment-là, quand j’aperçus le boy, le souvenir de ma honte me revint ; je n’osai pas renouveler ma visite… J’avais les genoux qui tremblaient. Juste devant le seuil, je me retournai et repartis… Je repartis pendant que peut-être elle m’attendait, aussi tourmentée que moi.
« À présent, je ne savais plus que faire dans cette ville étrangère dont le sol me brûlait les talons comme du feu… Soudain, une idée me vint : je hélai une voiture et me rendis chez le vice-résident, le même à qui j’avais, naguère, donné des soins dans ma station. Je me fis annoncer… Mon allure devait avoir quelque chose d’étrange, car il me regarda d’un air comme effrayé, et dans sa politesse se manifestait une certaine inquiétude… Peut-être avait-il reconnu en moi un amok… Je lui dis, brusquement décidé, que je venais le prier de me nommer dans sa ville, qu’il m’était impossible de vivre plus longtemps là-bas, à mon poste… qu’il me fallait mon changement immédiatement… Il me regarda… je ne peux pas vous dire de quelle façon… à peu près comme un médecin considère un malade… “C’est une dépression nerveuse, cher docteur, fit-il ensuite, et je ne le comprends que trop bien. Nous allons y remédier ; mais attendez… disons quatre semaines… il faut tout d’abord que je vous trouve un remplaçant. – Je ne peux pas attendre, pas même un jour”, répondis-je. Il eut de nouveau ce regard étonnant. “Il le faut, docteur, dit-il gravement. Impossible de laisser la station sans médecin. Mais je vous promets que dès aujourd’hui, je fais tout le nécessaire.” Je restais là, les dents serrées : pour la première fois, j’avais clairement conscience d’être un homme vendu, un esclave. Déjà je me ramassais en une attitude de défi, mais il me prévint, avec tact : “Vous êtes privé de vie sociale, et cela, à la longue, dégénère en maladie. Nous nous sommes tous étonnés que vous ne veniez jamais à la ville, que vous ne preniez jamais de congé. Vous avez besoin de mondanités, de distraction. Venez donc, ce soir : il y a réception chez le gouverneur, vous y trouverez tous les membres de la colonie ; maints d’entre eux désireraient faire votre connaissance depuis longtemps, vous ont souvent demandé et ont souhaité vous voir ici.”
« Ces derniers mots m’ouvrirent un nouvel horizon. On m’avait demandé. Serait-ce elle ? Je fus soudain un autre homme. Avec la plus grande politesse, je le remerciai de son invitation et l’assurai que je ne manquerais pas de venir à l’heure. Et, effectivement, je vins à l’heure, et même avant l’heure. Dois-je vous dire que mon impatience me fit arriver le premier dans la grande salle du palais gouvernemental ? Je restai là, silencieux, entouré des serviteurs jaunes qui allaient et venaient rapidement en se balançant sur leurs pieds nus et – comme je me l’imaginais dans mon trouble – se moquaient de moi par-derrière. Pendant un quart d’heure, je fus l’unique Européen au milieu de tous ces préparatifs discrets, si seul avec moi-même que j’entendais le tic-tac de ma montre dans la poche de mon gilet. Enfin quelques employés du gouvernement et leur famille arrivèrent, puis vint aussi le gouverneur qui m’entraîna dans une longue conversation, au cours de laquelle je répondis avec aisance et à-propos, je pense, jusqu’à ce que… jusqu’à ce que, en proie soudain à une nervosité mystérieuse, je perdis tout mon savoir-vivre et commençai à bégayer. Bien que j’eusse le dos tourné vers la porte de la salle, je sentis tout à coup qu’elle devait être entrée, qu’elle devait être présente ; je ne pourrais pas vous dire comment cette certitude subite me bouleversa, mais pendant que je parlais encore avec le gouverneur, que le son de ses paroles tintait en mon oreille, je devinais sa présence quelque part derrière moi. Heureusement, mon interlocuteur acheva l’entretien, sans quoi je me serais, je crois, retourné brusquement, tant mes nerfs devenaient le jouet de cette mystérieuse attraction, si ardent était mon désir de la voir enfin. Et, effectivement, à peine avais-je tourné la tête que je l’aperçus à la place exacte où, inconsciemment, je l’avais sentie. Elle portait une robe de bal jaune, qui donnait à ses épaules fines et d’une ligne pure, comme un ton mat d’ivoire, et elle parlait au milieu d’un groupe. Elle souriait, et pourtant il me semblait que ses traits avaient quelque chose de tendu. Je m’approchai – elle ne pouvait pas me voir ou ne voulait pas me voir –, je regardai le sourire prévenant et joli qui agitait ses lèvres minces d’un léger tressaillement. Ce sourire me grisa de nouveau, parce que… parce que, je le savais, ce n’était que mensonge, art ou science, mais perfection dans la dissimulation. Je pensai : aujourd’hui, c’est mercredi, et samedi son mari arrive avec le navire… Comment peut-elle sourire ainsi, si… si sûre d’elle-même, si tranquille, et jouer si négligemment avec son éventail au lieu de le déchirer dans une crispation d’angoisse ? Moi… l’étranger… depuis deux jours ce retour me faisait trembler, moi, l’étranger, je vivais son inquiétude angoissée, je ressentais sa terreur jusqu’au paroxysme… et elle allait au bal et souriait, souriait, souriait…
« Derrière, la musique commençait. La danse s’ouvrit. Un vieil officier l’avait invitée ; elle abandonna, en s’excusant, le cercle des causeurs et au bras de son cavalier, se dirigea de mon côté pour se rendre dans la salle voisine. Quand elle m’aperçut, son visage se tendit soudain violemment – la durée d’une seconde seulement – puis, tout en inclinant poliment la tête comme l’on fait quand on rencontre une personne que l’on a connue par hasard (et avant même que je me fusse décidé à la saluer ou à ne pas la saluer), elle dit : “Bonsoir, docteur !” et passa. Personne n’eût pu deviner ce qu’il y avait de caché dans ce regard gris-vert, et moi-même, je l’ignorais. Pourquoi me saluait-elle ?… Pourquoi, subitement, me reconnaissait-elle ?… Moyen de défense ou de rapprochement, ou simplement embarras de la surprise ? Je ne puis vous décrire dans quel état d’excitation je me trouvais ; tout en moi était sens dessus dessous, comprimé, prêt à exploser, et en la voyant valser tranquillement au bras de l’officier, avec sur le front, l’éclat d’une calme insouciance, cependant que je savais pourtant qu’elle… qu’elle comme moi ne pensait qu’à cela… à cela… que nous deux seuls en ce lieu avions un terrible secret… et elle valsait… en quelques secondes, mon angoisse, mon désir, mon admiration rendirent ma passion plus forte que jamais. J’ignore si quelqu’un m’observait, mais certainement, par mes allures, je me trahissais plus encore qu’elle ne se cachait ; il m’était impossible de diriger mes yeux dans une autre direction. Il fallait… oui, il fallait que je la regarde ; je ramassai toutes mes forces ; de loin je tirai à moi le masque recouvrant son visage fermé pour voir s’il ne tomberait pas un instant. La fixité de mon regard lui causa, sans aucun doute, une sensation désagréable. Lorsqu’elle repassa près de moi avec son danseur, elle me regarda l’espace d’un éclair d’une façon tranchante et autoritaire, comme pour m’ordonner de m’en aller ; sur son front, devenu méchant, apparut de nouveau ce petit pli de colère hautaine que je connaissais déjà.
« Mais… mais… je vous l’ai dit… je courais comme un amok, sans regarder ni à droite ni à gauche. Je la compris aussitôt – ce regard disait :
“Ne te fais pas remarquer, dompte-toi !” Je savais qu’elle… comment dirai-je ?… qu’elle réclamait de moi, dans ce lieu public, une conduite discrète… Je sentais que si, à ce moment-là, je rentrais chez moi, le lendemain je pourrais certainement être reçu par elle… Que maintenant, maintenant seulement, elle ne voulait pas être exposée à de bizarres familiarités de ma part, qu’elle redoutait – et avec combien de raison – que ma maladresse ne vînt provoquer une scène… Vous voyez… je savais tout, je comprenais le commandement de son œil gris, mais… mais c’était trop fort en moi, il fallait que je lui parle. Et je m’avançai en titubant vers le groupe où elle était en train de parler ; je me joignis sans façon au cercle – bien que quelques-unes seulement des personnes présentes me fussent connues – rien que pour entendre sa voix ; cependant, tel un chien battu, je baissais peureusement la tête devant son regard chaque fois qu’il m’effleurait, aussi froidement que si j’eusse été la portière de toile contre laquelle je me trouvais ou le souffle d’air qui l’agitait légèrement. Mais je ne bougeais pas de place, assoiffé d’un mot d’elle, attendant d’elle un signe d’intelligence ; j’étais là, l’œil fixe, au milieu des causeurs, d’un seul bloc. Déjà sans doute, cela avait dû surprendre, oui, car personne ne m’adressait la parole, et ma présence ridicule devait la faire souffrir.
« Je ne sais pas combien de temps je serais resté ainsi… une éternité, peut-être… Car je ne pouvais pas m’arracher à cet enchantement de ma volonté. L’acharnement de ma rage justement me paralysait… Mais elle ne put le supporter plus longtemps. Soudain, elle se tourna vers l’entourage avec sa légèreté ravissante et dit : “Je suis un peu fatiguée… Je veux me coucher plus tôt aujourd’hui… Bonne nuit !” Déjà elle passait près de moi, m’adressant de la tête un salut d’une politesse froide… Je vis encore le pli de son front, et puis rien que son dos, son dos nu, frais et blanc. Une seconde se passa avant que je saisisse qu’elle partait… que je ne la verrais plus, que je ne pourrais plus lui parler ce soir-là, le dernier soir pour la sauver… Un instant donc, je restai encore immobile avant de saisir la vérité… Alors… alors…
« Mais attendez… attendez… sans quoi vous ne comprendriez pas toute la stupidité, tout l’absurdité de mon acte… Il faut tout d’abord que je vous décrive exactement les lieux… C’était dans la grande salle du palais gouvernemental, partout éclairée et presque vide, dans cette salle immense… Les couples étaient retournés à la danse, les hommes au jeu… quelques groupes seulement s’entretenaient dans les coins… la salle était donc vide… chaque mouvement attirait l’attention, se manifestait en pleine lumière… C’est cette grande, cette vaste salle qu’elle traversa d’un pas lent et léger, les épaules hautes, rendant par-ci par-là un salut, dans son allure indescriptible… avec ce calme magnifique et d’une glaçante souveraineté qui me ravissait tant en elle… Je… je n’avais pas quitté ma place, je viens de vous le dire ; j’étais comme paralysé avant de saisir qu’elle partait… Quand je le compris, elle se trouvait déjà à l’autre bout de la salle, juste devant la porte… Alors… oh ! je rougis encore aujourd’hui en y pensant… une force m’empoigna soudain et je courus – entendez-vous, je ne marchais pas, je courais – derrière elle en traversant la salle qui retentissait du bruit de mes souliers. J’entendais mes pas, je voyais tous les regards étonnés se diriger vers moi… J’aurais pu succomber de honte… Je courais toujours alors que déjà j’avais conscience de ma folie… mais je ne pouvais plus… je ne pouvais plus revenir… Je la rejoignis à la porte… Elle se retourna… Ses yeux gris me pénétrèrent comme une lame d’acier, ses narines tressaillaient de colère… J’allais me mettre à bégayer… Alors… à ce moment-là… elle éclata soudain de rire… d’un rire sonore naturel, sincère et, distinctement… si distinctement que tous purent l’entendre… elle dit : “Ah ! docteur, c’est maintenant seulement que vous trouvez ce qu’il faut pour mon petit garçon… Vraiment, ces hommes de science !…” Quelques personnes qui se trouvaient à côté rirent de bon cœur… je compris… La maîtrise avec laquelle elle avait écarté le danger me faisait tourner la tête… je fouillai dans mon portefeuille et déchirai d’un bloc-notes une feuille blanche, qu’elle prit négligemment… non sans un calme sourire de remerciement… Elle partit… Au premier moment, je me sentis soulagé… Je voyais mon acte de démence réparé, la situation sauvée, grâce à son remarquable sang-froid… Mais je compris également aussitôt que tout était perdu pour moi ; ma folie furieuse me valait maintenant la haine de cette femme… une haine plus forte que la mort… À présent, je pourrais frapper à sa porte cent fois, elle me repousserait comme un chien.
« Je chancelais dans la salle… je remarquais que les gens avaient les yeux fixés sur moi… je devais paraître étrange… J’allai au buffet, je bus deux, trois, quatre verres de cognac, successivement… ce qui m’empêcha de défaillir… mes nerfs n’en pouvaient plus, ils étaient comme rompus… Puis je me glissai dehors par une porte dérobée, en me cachant comme un criminel… Pour rien au monde, je n’eusse retraversé cette salle, où l’écho de son rire éclatant était encore sur tous les murs… je m’en allai… je ne peux plus dire exactement où… dans quelque taverne et me mis à boire… à boire comme quelqu’un qui en buvant veut effacer toute conscience… Pourtant… mes sens ne se troublaient pas… le rire, le rire strident et méchant était fiché en moi… ce maudit rire, je n’arrivais pas à l’anesthésier… puis, j’errai encore dans le port… J’avais laissé mon revolver chez moi, sans quoi je me serais tiré une balle. Je n’avais pas d’autre idée et je revins à l’hôtel avec cette idée… en pensant seulement au compartiment de gauche dans l’armoire où se trouvait mon revolver… rien qu’avec cette idée.
« Pourquoi ne me suis-je pas tiré une balle ? Je vous le jure, ce ne fut pas par lâcheté… c’eût été pour moi une délivrance que de presser l’acier froid de la détente… mais comment vous expliquer cela ?… Je sentais que j’avais encore un devoir… Oui, ce devoir d’assistance, cet exécrable devoir… la pensée qu’elle pouvait avoir besoin de moi, qu’elle avait besoin de moi, me rendait fou… Je rentrai le jeudi à l’aube, et le samedi… comme je vous le disais… le samedi arrivait le navire, et je savais que cette femme hautaine et orgueilleuse ne survivrait pas au scandale devant le monde. Ah ! comme j’ai souffert en pensant au temps précieux gaspillé sans réflexion, à ma folle précipitation qui avait fait échouer toute aide opportune… Des heures entières, oui, des heures durant, je vous le jure, j’ai fait les cent pas dans ma chambre, je me suis martyrisé le cerveau à chercher comment je pourrais l’approcher, tout réparer, la secourir… car elle ne me laisserait plus entrer chez elle, j’en avais la certitude. Son rire secouait encore mes nerfs, et je voyais toujours le tressaillement de colère agitant ses narines… Des heures entières, oui, pendant des heures, j’ai parcouru à grands pas les trois mètres de mon étroite chambre… déjà il faisait jour, déjà le matin était là…
« Soudain je me jetai sur la table, je sortis du papier à lettres et me mis à lui écrire… à tout lui écrire… une lettre plaintive comme peut l’être un chien qui pleure, dans laquelle je l’implorais de me pardonner, en me traitant de fou, de criminel… dans laquelle je la conjurais d’avoir confiance en moi… Je lui faisais le serment de disparaître aussitôt après de la ville, de la colonie et, si elle le voulait, du monde… Il fallait seulement qu’elle m’accordât son pardon et sa confiance, qu’elle se laissât assister, maintenant qu’il était temps, grand temps… J’écrivis ainsi vingt pages fiévreuses… Ce devait être une lettre folle, incroyable, délirante car, lorsque je me levai de la table, j’étais trempé de sueur… Tout vacillait autour de moi, je fus obligé de boire un verre d’eau… Puis je voulus relire la lettre, mais dès les premiers mots, je frémis… je la pliai en tremblant ; déjà je prenais une enveloppe… À cet instant, un frisson me parcourut soudain. Le mot véritable, le mot décisif m’était venu tout à coup. Je saisis à nouveau la plume, et j’écrivis sur la dernière feuille : “J’attends votre pardon ici, à l’hôtel de la plage. Si à sept heures, je n’ai pas de réponse, je me loge une balle dans la tête.”
« Je pris la lettre, sonnai un boy et la lui donnai avec ordre de la porter immédiatement. Enfin, tout était dit – tout ! »
À côté de nous, un bruit de verre, et un gargouillis. Dans un mouvement de nervosité, il avait renversé la bouteille de whisky : j’entendis sa main la chercher à tâtons sur le sol, puis la saisir d’un geste brusque ; à toute volée, il lança par dessus bord la bouteille vide. Sa voix s’arrêta quelques minutes ; puis sous l’empire de la fièvre, il reprit, plus agité, plus emporté que jamais :
« Je ne crois plus en Dieu… selon moi, il n’y a ni ciel ni enfer… et s’il existait un enfer, je ne le redoute pas, car il ne peut être plus terrible que les heures que je vécus alors, depuis l’après-midi jusqu’au soir… Représentez-vous une petite chambre, brûlante sous le soleil, toujours plus ardente dans la fournaise de midi… une chambre étroite, avec juste un lit, une chaise et une table. Sur cette table, rien qu’une montre et un revolver ; devant, un homme… un homme qui ne fait que regarder la table et la trotteuse… un homme qui ne mange pas, ne boit pas, ne fume pas, ne bouge pas… qui, toujours… vous m’entendez : toujours, trois heures durant… a les yeux fixés sur le cercle blanc du cadran et sur l’aiguille qui tourne autour de ce cercle en faisant tic-tac… C’est ainsi… que j’ai passé cette journée, rien qu’à attendre, attendre, attendre… mais attendre comme… comme un amok, sans réfléchir, en animal, avec cette opiniâtreté frénétique, cette obsession à ne regarder que droit devant soi.
« Eh bien… je ne vous décrirai pas ces heures… impossible de décrire cela… moi-même je n’arrive plus à comprendre comment on peut le vivre sans… sans devenir fou… Donc… à trois heures vingt-deux exactement, je le sais car j’avais les yeux fixés sur la montre… on frappe soudain… Je bondis, je m’élance comme un tigre sur sa proie ; d’un bond, je traverse la chambre et suis à la porte que j’ouvre brusquement… Un petit Chinois se tient timidement dehors, un bout de papier plié à la main, je m’en empare avidement ; en même temps, il fait un saut et disparaît.
« Je déplie le billet avec hâte, veux le lire… mais je ne peux pas… Tout vacille, tout est rouge devant mes yeux… Imaginez ma souffrance, j’ai enfin, enfin, le mot que j’attends d’elle… Et maintenant tout tremble et danse devant mes pupilles… Je me plonge la tête dans l’eau… à présent, ma vue est plus claire… Je reprends le billet et lis :
« – Trop tard ! Mais attendez chez vous, peut-être vous appellerai-je encore.
« Pas de signature sur cette feuille froissée provenant d’un vieux prospectus quelconque… de rapides traits griffonnés au crayon, d’une écriture d’ordinaire plus sûre… Je ne sais pas pourquoi je ressentais une telle émotion devant ce billet… Il avait quelque chose de mystérieux et d’horrible, il semblait écrit pendant une fuite, debout sur le rebord d’une fenêtre ou en voiture… Quelque chose d’indescriptible, fait d’angoisse, de précipitation, d’effroi émanant de ce papier
[1] or infâme (corrupted gold) : c’est une allusion à la scène 1 de l’acte V du drame de Shakespeare.
[2] amok : terme malais qui était d’abord employé dans l’expression (reprise de l’anglais) « courir un muck » ; voir aussi la note 1 sur le titre du récit.
[3] kris : poignard malais dont la lame à double tranchant est ondulée.
[4] Yokohama : grande ville et port dans la baie de Tokyo.
mystérieux me glaçait l’âme… et pourtant… et pourtant j’étais heureux : elle m’avait écrit, il ne me fallait pas mourir encore, je pourrais l’aider… peut-être… je pourrais… oh ! je me perdais complètement dans les conjectures et les espoirs les plus extravagants… Cent fois, mille fois, j’ai relu le billet, je l’ai porté aux lèvres… je l’ai examiné, cherchant un mot oublié, échappé… Toujours mon rêve devenait plus profond, plus embrouillé, irréel comme un sommeil les yeux ouverts… sorte de paralysie, quelque chose de léthargique et cependant d’agité entre le sommeil et la veille, qui peut-être dura des quarts d’heure, peut-être des heures…
« Soudain, j’eus un mouvement de frayeur… N’avait-on pas frappé… ? Je retins ma respiration… une minute, deux minutes de silence absolu… Puis de nouveau, tout doucement, comme le grignotement d’une souris, un petit coup léger, mais vif… Je m’élance vers la porte, encore tout étourdi, et l’ouvre d’un geste brusque… Dehors je vois un boy, son boy, celui à qui j’avais abîmé la face à coups de poing… son visage brun avait pris une couleur gris cendré ; son regard trouble annonçait le malheur… Immédiatement, je flairai l’horrible drame… : « Que… que s’est-il passé ? bégayai-je avec peine. “Come quickly”, dit-il… Pas un mot de plus… Aussitôt je descendis l’escalier quatre à quatre, lui derrière moi… Une petite voiture, un sado, attendait, nous y montâmes… : “Qu’est-il arrivé ?” lui demandai-je… Il me regarda en tremblant et sans mot dire, les lèvres serrées… Je questionnai encore une fois – pas de réponse… Je lui aurais volontiers collé à nouveau mon poing sur la figure, mais… sa fidélité de caniche envers elle me remua… et je ne lui demandai plus rien… La voiturette roulait avec une telle précipitation à travers le remue-ménage des rues que les gens s’écartaient en proférant des injures ; elle passa comme l’éclair du quartier européen au bord de la mer, dans la ville basse, et plus loin, beaucoup plus loin, entra dans le chaos bruyant du quartier chinois… Enfin nous prîmes une ruelle étroite tout à fait à l’écart… le sado fit halte devant une maison basse… Elle était sale et comme recroquevillée sur elle-même ; sur le devant, une petite boutique éclairée d’une chandelle… une de ces boutiques où se cachent les fumeries d’opium ou les bordels, un nid de voleurs ou un antre de receleurs… Le boy frappa vivement à la porte… Une voix chuchota, des questions et des questions, par l’entrebâillement… Ma patience était à bout, je sautai du siège et poussai brusquement la porte entrouverte. Une vieille Chinoise s’enfuit en lançant un petit cri… le boy me suivit, me conduisit à travers le couloir… ouvrit une autre porte… une autre porte donnant sur une pièce sombre, et qui sentait l’alcool et le sang coagulé… quelqu’un y gémissait… je m’avançai en tâtonnant… »
De nouveau la voix s’arrêta. Et ce qu’on entendit ensuite ressemblait bien plus à des sanglots qu’à des paroles.
« … Je m’avançai en tâtonnant… et là… sur une natte malpropre… là gisait, tordue de douleur… une espèce de forme humaine gémissant… Elle était étendue là… Je ne pouvais pas voir son visage dans l’obscurité… Mes yeux n’étaient pas encore habitués… Je ne fis donc que tâter… je rencontrai sa main… chaude… brûlante… de la fièvre, une forte fièvre… et je frissonnai… Immédiatement, je savais tout… elle avait fui ici devant moi… Elle s’était laissé mutiler par une sale Chinoise quelconque, tout simplement parce qu’elle comptait ici sur plus de discrétion… Elle s’était laissé assassiner par une sorcière du diable plutôt que de se confier à moi… parce que, insensé que je fus… parce que je n’avais pas ménagé son orgueil, je ne l’avais pas aidée immédiatement… parce qu’elle me craignait plus que la mort…
« Je réclamai de la lumière à grands cris. Le boy se précipita : l’abominable Chinoise apporta, les mains tremblantes, une lampe à pétrole fumeuse… Je dus me retenir pour ne pas sauter à la gorge de cette canaille jaune… Ils mirent la lampe sur la table… Une lueur éclaira d’un coup le corps martyrisé… Et soudain… soudain, tout le trouble, toute la colère, toute cette lie impure de passion accumulée, tout cela avait disparu… je n’étais plus qu’un médecin, un homme de dévouement, d’intuition, de science… J’avais oublié ma personne… je luttais avec toute la lucidité de mes sens et de mon esprit contre l’horreur…
« Le corps nu que, dans mes rêves, j’avais désiré n’était plus pour moi… comment exprimer cela ?… que matière et organisme… ce n’était pas elle que j’avais devant moi, mais la vie qui se défendait contre la mort, un être humain se tordant au milieu de tourments mortels… Son sang, son sang chaud et sacré m’inondait les mains, mais cela n’éveillait en moi ni désir ni terreur… Je n’étais que médecin… je ne voyais que la souffrance… et je voyais…
« Je vis aussitôt que tout était perdu si un miracle ne se produisait pas… La main maladroite et criminelle l’avait blessée, et elle était à demi exsangue… et je n’avais rien dans cet infect repaire pour arrêter le sang, pas même de l’eau propre… tout ce que je touchais était crasseux !
« – Il faut que nous allions immédiatement à l’hôpital”, fis-je. Mais à peine avais-je dit ces mots que le corps torturé se dressait convulsivement. “Non… non… plutôt mourir… que personne ne sache… personne… Chez moi… chez moi…”
« Je compris… Elle ne luttait plus pour conserver la vie, mais seulement pour garder le secret, sauver son honneur… Et – j’obéis… Le boy apporta un brancard où nous la couchâmes… et de cette façon… comme un cadavre déjà, sans force et délirante… nous la transportâmes dans la nuit… chez elle… en écartant la domesticité curieuse et effrayée… Comme des voleurs, nous la portâmes dans sa chambre et fermâmes les portes… Et puis… et puis commença la lutte, la longue lutte contre la mort… »
Soudain, une main me serra convulsivement le bras, au point que j’aurais presque crié d’effroi et de douleur. Dans l’obscurité, le visage s’était tout à coup rapproché de moi, grimaçant ; je vis surgir subitement ses dents blanches, je vis les verres de ses lunettes briller comme deux énormes yeux de chat dans le reflet du clair de lune. Et maintenant il ne parla plus, il hurla presque sous l’empire de la colère :
« Savez-vous donc, étranger que vous êtes, assis là bien tranquillement sur votre siège, vous qui traversez le monde en promeneur, savez-vous ce que c’est que de voir mourir quelqu’un ? Y avez-vous déjà assisté ? Avez-vous vu comment le corps se recroqueville, comment les ongles bleuis griffent le vide, comment chaque membre se contracte, chaque doigt se raidit contre l’effroyable issue, comment un râle sort du gosier… avez-vous vu dans les yeux exorbités cette épouvante qu’aucun mot ne peut rendre ? Avez-vous déjà vu cela, vous l’oisif, le globe-trotter, vous qui parlez de l’assistance comme d’un devoir ? J’ai vu la mort souvent, en médecin, je l’ai vue comme… comme un cas clinique, un fait… Je l’ai pour ainsi dire étudiée ; mais je ne l’ai vécue qu’une seule fois, je n’en ai ressenti, partagé les affres qu’alors, durant cette nuit affreuse… durant cette horrible nuit où je me torturais le cerveau sur mon siège pour découvrir, trouver, inventer quelque chose pouvant arrêter le sang qui coulait, coulait et coulait, contre la fièvre qui la consumait sous mes yeux, contre la mort qui s’approchait de plus en plus et qu’il m’était impossible d’écarter du lit. Comprenez-vous ce que c’est que d’être médecin : tout savoir de toutes les maladies – avoir le devoir d’aider, comme vous le dites si bien – et pourtant être impuissant au chevet d’une mourante, sachant et ne pouvant rien… sachant une seule chose, cette chose terrible que vous ne pouvez apporter aucune aide, même s’il vous était possible de vous arracher toutes les veines du corps… Voir s’échapper d’un corps aimé tout son pauvre sang, le voir martyrisé par la souffrance, sentir un pouls précipité et qui, en même temps, s’éteint… vous fuit sous les doigts… Être médecin et ne rien trouver, rien, rien, rien… Être assis là, et balbutier une prière quelconque comme une vieille bigote à l’église, puis serrer les poings à nouveau contre un dieu misérable, dont on sait bien qu’il n’existe pas… Comprenez-vous cela ? Le comprenez-vous ?… Moi, il y a une chose seulement que je ne comprends pas : comment… comment il se fait qu’on ne meure pas soi-même en de pareils instants… qu’ensuite on se réveille encore le lendemain matin, qu’on se lève, qu’on se nettoie les dents, se mette une cravate… qu’il soit encore possible de vivre quand on a vécu ce que je vécus alors, ce que je sentis, en voyant le souffle du premier être humain pour lequel je luttais et combattais, et que je voulais retenir de toutes les forces de mon âme… ce souffle glisser entre mes doigts… dans l’inconnu, glisser toujours plus vite, de minute en minute, tandis que dans mon cerveau fiévreux je ne trouvais rien pour le maintenir en vie, cet être unique…
« Et venant diaboliquement redoubler mes tourments, ceci encore… Pendant que j’étais à son chevet – je lui avais fait une piqûre de morphine pour calmer ses souffrances, et je la regardais reposer avec ses joues en feu, en feu et pâles –, oui… pendant que j’étais assis, je sentais derrière moi deux yeux qui ne cessaient de me regarder avec une fixité terrible… Le boy était accroupi par terre et marmottait je ne sais quelles prières… Quand mes yeux rencontrèrent les siens… non, impossible de décrire cela… quelque chose de si suppliant, de si… reconnaissant se montra dans son regard de caniche, et en même temps il levait les mains vers moi comme pour me conjurer de la sauver… vous comprenez… vers moi, il levait les mains vers moi, comme si j’avais été un dieu… vers moi, pauvre impuissant, qui savais tout perdu… qui étais là aussi inutile qu’une fourmi s’agitant sur le sol… Ah ! ce regard, comme il me torturait ; cet espoir fanatique, animal, en ma science… J’aurais pu l’insulter, le piétiner, tellement il me faisait mal… Et pourtant je sentais comme nous étions liés tous deux par notre amour pour elle… par le secret… Il était juste derrière moi, immobile et ramassé, comme un animal aux aguets… À peine avais-je demandé une chose qu’il faisait un bond sur ses pieds nus silencieux, et me la tendait tremblant… en proie à l’impatience, comme si c’était un secours… le salut… Je le sais, il se fût ouvert les veines pour la secourir… Telle était cette femme, tel était son empire sur les êtres… et, moi… je n’avais pas le pouvoir de sauver un dé de sang… Oh ! cette nuit, cette horrible nuit, cette nuit sans fin entre vie et mort !
« Vers le matin, elle se réveilla encore une fois… elle ouvrit les yeux… Ils n’avaient plus rien de hautain ni de glacial, à présent… on y voyait briller la fièvre, tandis que légèrement embués et comme étrangers, ils tâtonnaient à travers la chambre… Puis elle me regarda : elle semblait réfléchir, vouloir se rappeler mes traits… et soudain… je le vis… elle se souvenait… car un effroi, une résistance… quelque chose d’hostile, de terrifiant tendait son visage… Elle agitait les bras comme si elle eût voulu fuir… loin, loin, loin de moi… Je voyais, elle pensait à cela… à l’heure où… Mais la réflexion vint ensuite… Elle me regarda plus calme, respirant avec peine… Je sentais qu’elle désirait parler, dire quelque chose… de nouveau ses mains commencèrent à se raidir… Elle voulait se lever, mais elle était trop faible… Je la calmai, me penchai vers elle… Alors son regard martyrisé me fixa longuement… Ses lèvres remuèrent légèrement… Ce ne fut plus qu’un dernier son qui s’éteint lorsqu’elle dit… :
« – Personne ne le saura ?… Personne ?
« – Personne, fis-je avec la plus grande force de conviction, je vous le promets.
« Mais son œil demeurait inquiet… Les lèvres fiévreuses, elle arriva encore à prononcer indistinctement :
« – Jurez-moi… personne ne saura… Jurez.
« Je levai la main comme on prête serment. Elle me considéra… avec un regard indicible… il était tendre, chaud, reconnaissant… oui vraiment, reconnaissant… Elle voulait encore ajouter quelque chose, mais ce lui fut trop difficile. Longtemps, elle demeura étendue, les yeux fermés, complètement épuisée par l’effort.
« Puis commença l’horrible, l’horrible chose… une heure entière, épouvantable, elle lutta encore : au matin seulement, ce fut la fin… »
Il se tut longtemps. Je ne m’en aperçus que quand, du pont, la cloche fit entendre dans le silence un, deux, trois coups, forts – trois heures ! Le clair de lune était devenu plus pâle, mais déjà une autre lumière jaune tremblait incertaine dans l’air et, de temps à autre, le vent soufflait, léger comme une brise. Une demi-heure, une heure encore, puis ce fut le jour ; la claire lumière avait effacé l’aube grisâtre. Je voyais ses traits plus distinctement, maintenant que les ombres tombaient moins épaisses et moins noires dans notre coin ! Il avait enlevé sa casquette et, sous son crâne luisant, le visage tourmenté apparaissait plus effrayant encore. Mais déjà les lunettes brillantes se tournaient de nouveau vers moi ; le corps se raidissait, et la voix reprenait, ironique et tranchante :
« Pour elle, c’était fini maintenant – mais pas pour moi. J’étais seul avec le cadavre – et qui plus est, seul, dans une maison étrangère, seul dans une ville qui ne souffrait aucun secret, et moi… j’avais à garder un secret… Oui, représentez-vous bien la situation : une femme appartenant à la meilleure société de la colonie, en parfaite santé, qui, l’avant-veille au soir encore, avait dansé au bal du gouverneur et qu’on trouve subitement morte dans son lit… Près d’elle est un médecin étranger, que son domestique est soi-disant allé chercher… Personne dans la maison ne l’a vu entrer, ne sait d’où il vient… Elle a été ramenée la nuit sur une civière, puis on a fermé les portes… Et le matin elle est morte… Alors seulement on a appelé la domesticité, et, tout à coup, la maison se remplit de cris… En un clin d’œil, les voisins sont au courant, la ville entière… et il n’y a là qu’une personne qui doit expliquer tout cela… moi, étranger, médecin dans une station éloignée… Charmante situation, n’est-ce pas ?…
« Je savais ce qui m’attendait. Heureusement que j’avais le boy avec moi, ce brave garçon qui saisissait chacun de mes regards. Lui aussi, cet animal jaune, borné, comprenait qu’il fallait encore faire face à une autre lutte. Je lui avais dit seulement : “La dame veut que personne ne sache ce qui s’est passé. » Ses yeux fixèrent les miens, ses yeux de caniche, humides et pourtant résolus : « Yes, Sir », fit-il sans un mot de plus. Puis il fit disparaître du parquet les traces de sang, remit tout en ordre du mieux qu’il put, et sa détermination justement me fit retrouver la mienne.
« Jamais, dans ma vie, je le sais, je n’ai concentré en moi une pareille énergie ; jamais elle ne me reviendra. Quand on a tout perdu, on lutte comme un désespéré pour sauver les restes suprêmes ; ici, c’était son testament, le secret. Je reçus les gens avec un parfait sang-froid, leur racontai à tous la même histoire inventée : comment le boy, parti sur ses ordres chercher le médecin, m’avait par hasard rencontré en route. Mais pendant que je parlais, affectant le calme, j’attendais… j’attendais sans cesse celui dont tout dépendait… le médecin légiste, avant que nous pussions l’enfermer dans la bière, avec son secret… C’était le jeudi… ne l’oubliez pas, et le samedi arrivait son mari…
« Enfin, à neuf heures, j’entendis annoncer le médecin de l’état civil. Je l’avais fait appeler – il était mon supérieur hiérarchique et, en même temps, mon concurrent ; c’était ce même docteur dont elle m’avait parlé de façon si méprisante et qui, évidemment, avait déjà connaissance de ma demande de changement. Au premier regard, je le sentis, il était mon ennemi. Mais cela, précisément, raidit mes forces.
« Dans l’antichambre déjà, il demanda :
« – Quand madame… – il prononça son nom – est-elle morte ?
« – À six heures du matin.
« – Quand vous a-t-elle envoyé chercher ?
« – À onze heures du soir.
« – Saviez-vous que j’étais son médecin ?
« – Oui, mais le temps pressait… Et puis… la défunte m’avait expressément demandé. Elle avait défendu d’appeler un autre médecin.
« Il me regarda d’un œil fixe : dans son visage pâle et quelque peu bouffi, une rougeur passa ; je vis qu’il était irrité. Mais c’était justement ce qu’il me fallait – toute mon énergie se déployait en vue d’une rapide décision, car je me rendais compte que mes nerfs ne résisteraient plus longtemps. Il allait répondre avec hostilité, puis il dit négligemment : « Si vous pensez pouvoir vous passer de moi, c’est pourtant mon devoir légal de constater le décès… et de savoir comment il est survenu.
« Je ne répondis pas et le laissai s’avancer. Alors je reculai, fermai la porte et mis la clef sur la table. La surprise fit dresser ses sourcils. « Que signifie cela ?
« Je me plaçai tranquillement en face de lui :
« – Il ne s’agit pas ici de déterminer la cause du décès, mais – d’en trouver une autre. Cette femme m’a fait venir pour que je lui donne des soins… à la suite d’une intervention malheureuse… Je ne pouvais plus la sauver, mais je lui ai promis de sauver son honneur, et je le ferai. Et je vous prie de m’y aider.
« Il écarquillait les yeux d’étonnement :
« – Vous ne voudriez pas, par hasard, bégaya-t-il ensuite, que moi, médecin de l’Administration, je couvrisse ici un crime ?
« – Si, c’est cela que je veux, cela que je suis obligé de vouloir.
« – Pour cacher votre crime, je devrais…
« – Je vous ai dit que je n’avais pas touché cette femme, sans quoi… sans quoi je ne serais pas ici devant vous, sans quoi j’en aurais depuis longtemps fini avec moi. Elle a expié sa faute – si vous voulez appeler cela ainsi – ; le monde n’a pas besoin d’en rien savoir. Et je ne tolérerai pas à présent que l’honneur de cette femme soit inutilement sali.
« Mon ton décidé ne faisait que l’exciter davantage. “– Vous ne tolérerez pas ?… Ah… vous êtes devenu sans doute mon supérieur… ou du moins vous croyez déjà l’être… Essayez donc de me commander… J’ai pensé immédiatement qu’il y avait là-dessous quelque chose de malpropre pour qu’on vous fît sortir de votre trou… Jolie besogne que celle par laquelle vous débutez… joli savoir-faire… Mais maintenant je ferai mon enquête, moi, et vous pouvez compter qu’un rapport signé de mon nom sera exact. Jamais je ne signerai au bas d’un mensonge.
« J’étais tout à fait calme.
« – Si… en cette circonstance, vous allez le faire. Car vous ne quitterez pas cette pièce avant.
« Je mis la main dans ma poche ; je n’avais pas mon revolver sur moi. Mais il tressaillit. J’avançai d’un pas vers lui et le regardai.
« – Écoutez, je vais vous dire deux mots… pour ne pas en venir à des extrémités. Ma vie ne m’importe pas du tout… celle d’un autre, pas davantage : j’en suis déjà arrivé là… Une seule chose m’importe : tenir ma promesse que la cause de cette mort demeurera secrète… Écoutez : je vous donne ma parole d’honneur que, si vous faites un certificat disant que cette femme… est morte subitement, je quitterai ensuite la ville et les Indes dans le courant même de la semaine… que, si vous l’exigez, je prendrai mon revolver et me tuerai aussitôt le cercueil en terre, emportant avec moi la certitude que personne… vous entendez : personne ne pourra plus faire de recherches. Cela vous suffira, je pense – il faut que cela vous suffise.
« Ma voix devait avoir quelque chose de menaçant, de redoutable, car en même temps que je m’approchais involontairement de lui, il se recula brusquement, comme… en proie à cette épouvante qui fait fuir les gens devant l’amok quand il court en brandissant furieusement son kris… Et subitement il fut un autre homme… affaissé, paralysé, pour ainsi dire… son intransigeance tomba. Dans une dernière et faible résistance, il murmura : “Ce serait la première fois de ma vie que je signerais un faux certificat… Enfin on trouvera bien un moyen… On sait bien ce que c’est… Mais je ne pouvais pourtant pas comme cela, au premier abord…
« – Certainement que vous ne pouviez pas, fis-je avec lui, pour lui donner plus d’assurance – (Vite donc ! vite donc ! faisait le tic-tac violent de mes tempes) – mais à présent, sachant que vous ne feriez qu’offenser un vivant et commettre une chose effrayante à l’égard d’une morte, vous n’hésiterez certainement plus.
« Il fit un signe d’acquiescement. Nous nous approchâmes de la table. Au bout de quelques minutes, le certificat était prêt (celui-là, fort crédible, qui fut ensuite publié dans le journal et qui attribuait le décès à un arrêt du cœur). Puis il se leva et me regarda :
« – Vous partez cette semaine même, n’est-ce pas ?
« – Vous avez ma parole.
« Il me regarda de nouveau. Je remarquai qu’il voulait paraître ferme et positif. « Je m’occupe immédiatement du cercueil, dit-il pour cacher son embarras.
« Mais qu’y avait-il en moi de si… si effroyablement inquiétant ? Soudain il me tendit la main, faisant montre d’une brusque cordialité : « Surmontez cela, me dit-il.
« Je ne compris pas ce qu’il voulait dire. Étais-je malade ? Étais-je… fou ? Je l’accompagnai jusqu’à la sortie, ouvris la porte – mais j’eus tout juste la force de la refermer derrière lui. Puis mes tempes se remirent à battre, tout vacilla et tourna devant moi, et je m’effondrai juste devant son lit… comme… comme un amok à la fin de sa course s’abat, les nerfs rompus, sans connaissance. »
Il s’arrêta encore. J’avais un peu froid ; était-ce le frisson apporté par le vent du matin sifflant alors légèrement au-dessus du navire ? Mais le visage tourmenté qu’éclairait maintenant à demi le reflet du jour se tendit de nouveau :
« Combien de temps suis-je ainsi resté étendu sur la natte ? Je l’ignore. Puis, je sens qu’on me touche. Je me relève brusquement. C’était le boy qui, timide, debout devant moi dans son attitude de dévotion, me fixait d’un regard inquiet :
« – Quelqu’un veut entrer… veut la voir…
« – Personne ne peut entrer.
« – Oui… mais…
« Ses yeux étaient pleins d’effroi. Il voulait parler, et pourtant il n’osait pas. L’animal fidèle endurait un vrai tourment.
« – Qui est-ce ?
« Il me regardait tremblant, comme s’il eût craint d’être battu. Puis il dit – il ne prononça aucun nom… mais d’où vient que chez un être inférieur de ce genre, il se révèle tout à coup autant de conscience, d’où vient qu’en quelques secondes un pareil sentiment de tendresse inexprimable anime des êtres tout à fait bornés ?… Il dit… peureux, tout à fait peureux…
« – C’est lui.
« Je sursautai, compris tout de suite, et aussitôt je fus totalement possédé par l’envie et l’impatience de connaître cet homme. Car, voyez-vous l’étrange chose… au milieu de tous ces tourments, dans cette fièvre de désirs et d’angoisse, dans cette course insensée… je l’avais complètement oublié… oublié qu’un autre homme était en jeu… celui que cette femme avait aimé, à qui elle avait donné passionnément ce qui me fut refusé… Vingt-quatre heures, douze heures plus tôt, j’aurais haï cet homme, j’aurais pu le déchirer… À présent… je ne peux pas vous dire combien j’avais hâte de le voir, lui… de l’aimer, parce qu’elle l’avait aimé.
« Je ne fis qu’un bond jusqu’à la porte. J’y trouvai un tout jeune et blond officier, très gauche, très frêle, très pâle… Il avait l’air d’un enfant… d’une jeunesse si… si touchante… et je ressentis sur-le-champ une émotion indicible en le voyant s’efforcer d’être un homme, de se donner une contenance… de cacher son trouble. Je remarquai tout de suite que sa main tremblait lorsqu’il la porta à sa casquette… Volontiers, je l’eusse embrassé… parce qu’il était tout à fait comme je désirais intérieurement que fût celui qui avait possédé cette femme… Pas un séducteur, pas un individu orgueilleux… non, mais un adolescent, un être tendre et pur, à qui elle s’était donnée.
« Le jeune homme restait devant moi, complètement intimidé. Mon regard curieux, mon accueil passionné ajoutaient encore à sa confusion, que trahissait le tressaillement de la petite et légère moustache… Cet adolescent, ce jeune officier devait se maîtriser pour ne pas éclater en sanglots.
« – Excusez-moi, dit-il enfin, j’aurais désiré voir madame… une dernière fois.
« Inconsciemment, sans le vouloir, je passai mon bras autour des épaules de cet étranger, le guidai comme on guide un malade. Il me regarda étonné, et dans ses yeux je lus un sentiment de tendresse et de reconnaissance infinies… en cette seconde déjà, nous avions compris l’affinité qui existait entre nous… Nous avançâmes vers la morte… Elle reposait là, blanche dans son linceul blanc – je sentis que mon voisinage lui était une souffrance… je reculai pour le laisser seul avec elle… Il s’approcha plus près, lentement, d’un pas si flageolant, si pénible… À ses épaules, je voyais son bouleversement, son déchirement… il allait comme… comme quelqu’un qui marche en faisant face à un ouragan… Et soudain il s’effondra à genoux devant le lit… exactement comme je m’étais abattu.
« Je m’élançai immédiatement, le relevai et le mis sur un siège. Il n’avait plus honte, et sa peine s’exhalait en sanglots. Je ne pouvais rien dire – je ne fis que passer inconsciemment les doigts sur sa blonde et douce chevelure d’enfant. Il prit ma main… tout à fait délicatement et pourtant avec inquiétude… et tout à coup je sentis son regard s’attacher sur moi…
« – Dites-moi la vérité, docteur, bégaya-t-il, a-t-elle attenté à ses jours ?
« – Non, dis-je.
« – Alors quelqu’un est… je m’imagine… quelqu’un est coupable de sa mort ?
« – Non”, fis-je de nouveau, bien que je sentisse en moi le besoin de lui crier : “Moi ! Moi ! Moi !… Et toi !… Nous deux ! Et son entêtement, son funeste entêtement !”
« Mais je me retins et répétai encore une fois :
« – Non, personne n’est coupable… c’était le destin !
« – Je ne peux pas croire cela, gémit-il, je n’arrive pas à le croire. Avant-hier encore, elle était au bal, me souriait, me faisait des signes en dansant. Comment est-ce possible ? Comment cela a-t-il pu se produire ?
« Je racontai un long mensonge. Même à lui, je ne trahis pas le secret. Les jours suivants, nous nous entretînmes comme deux frères, nos traits en quelque sorte éclairés par le sentiment qui nous unissait… et que nous ne nous avouions pas ; mais nous n’en sentions pas moins réciproquement que toute notre vie était unie à cette femme… Plus d’une fois les mots me vinrent aux lèvres, en me serrant la gorge ; pourtant je serrais alors les dents – jamais il n’a su qu’elle portait un enfant de lui… que l’enfant, son enfant à lui, j’aurais dû le tuer et qu’elle l’avait emporté avec elle dans l’abîme. Et pourtant nous ne parlions que d’elle, durant ces jours-là que je passai chez lui en me cachant… car – j’avais omis de vous le dire – on me recherchait… Lorsque son mari arriva, le cercueil était déjà fermé… Il ne voulut pas croire au certificat… Les gens chuchotaient toutes sortes de choses… et il me recherchait… Mais je ne pouvais pas supporter de le voir, lui par qui je savais qu’elle avait souffert… Je me cachai… pendant quatre jours je ne sortis pas de l’appartement, ni l’un ni l’autre ne quitta la maison… Afin que je pusse fuir, son amant m’avait retenu, sous un faux nom, une place à bord d’un navire… Comme un voleur, je me suis glissé la nuit sur le pont pour que personne ne me reconnût… J’ai tout abandonné de ce que je possédais… Ma maison et mon travail de sept années, tous mes biens, tout est laissé à qui veut le prendre… et les chefs du gouvernement m’ont sans doute déjà rayé des cadres de l’administration… pour avoir quitté mon poste sans congé… Mais je ne pouvais plus vivre dans cette maison, dans cette ville, dans ce monde où tout me la rappelle… Comme un voleur, j’ai fui en pleine nuit… rien que pour lui échapper… rien que pour oublier…
« Mais… comme j’arrivais à bord… la nuit… à minuit… mon ami m’accompagnait… à ce moment-là… à ce moment-là… ils étaient justement en train de hisser avec la grue quelque chose… de rectangulaire et noir… son cercueil… entendez-vous : son cercueil… Elle m’avait poursuivi jusqu’ici, comme je la poursuivis… et je devais assister à cette scène en feignant d’être un étranger, car il était là, son mari… Il accompagne le cercueil jusqu’en Angleterre… peut-être veut-il, là-bas, faire autopsier le corps… il s’est emparé d’elle… À présent, elle lui appartient à nouveau… elle n’est plus à nous… à nous deux… Mais je suis toujours là… jusqu’au dernier moment, je la suivrai… Il ne découvrira jamais rien, il le faut… Je saurai défendre son secret contre toute tentative… contre ce coquin devant qui elle a fui dans la mort… Il n’apprendra rien, rien… Son secret m’appartient, à moi, à moi seul…
« Saisissez-vous… saisissez-vous maintenant-pourquoi je ne peux pas voir les hommes… je ne peux entendre leurs rires… quand ils flirtent et se réunissent par couples… Là, en bas… parmi les marchandises, entre les balles de thé et les noix du Brésil se trouve son cercueil… Il m’est impossible d’y accéder, c’est fermé… mais je le sais, tous mes sens me le crient, et je ne l’oublie pas une seconde… même lorsqu’ici, ils jouent des valses et des tangos… C’est stupide, la mer roule ses vagues sur des millions de morts, sous chaque pied de terre que l’on foule pourrit un cadavre… mais cependant je ne peux pas, je ne peux pas supporter leurs bals masqués et leurs rires si lubriques… Cette morte, je la vois et je sais ce qu’elle veut de moi… je le sais, il me reste un devoir… je ne suis pas encore à la fin… Son secret n’est pas encore sauvé… elle ne m’a pas encore libéré… »
Un bruit parvint du milieu du navire, des pas traînaient et claquaient : les matelots commençaient à laver le pont. Il sursauta comme pris en faute : son visage tendu prit un air angoissé. Il se leva et murmura : « Je m’en vais… je m’en vais. »
Il faisait peine à voir avec son regard désolé, ses yeux boursouflés et rougis par la boisson ou les larmes. Il refusait ma sympathie : je sentais dans son air humilié la honte, la honte infinie de s’être trahi en me parlant, dans la nuit. Involontairement, je lui fis :
« Si vous me le permettez, j’irai vous voir, cet après-midi, dans votre cabine… »
Il me regarda – un rictus moqueur, dur, cynique contractant ses lèvres, et quelque chose de diabolique heurtait et déformait chaque mot :
« Aha… Votre fameux devoir d’aider… aha… Avec votre maxime, vous êtes arrivé à me faire bavarder. Mais non, monsieur, je vous remercie. Ne croyez pas que ma souffrance soit allégée, maintenant que j’ai mis à nu et ouvert mes entrailles devant vous. Ma vie est bien gâchée, personne ne peut plus la réparer… J’ai servi inutilement l’honorable gouvernement hollandais… Ma pension est perdue, je rentre en Europe, pauvre comme un chien… un chien qui se lamente derrière un cercueil… Un amok ne se lance pas impunément dans sa course ; à la fin, quelqu’un l’abat, et je serai bientôt à la fin… Non, monsieur, je vous remercie de votre amabilité… J’ai dans ma cabine des compagnons… quelques bonnes vieilles bouteilles de whisky, qui souvent me consolent, et puis mon ami d’autrefois, vers lequel je ne me suis malheureusement pas tourné à temps, mon brave browning… dont l’aide, finalement, est plus efficace que tous les bavardages… Je vous en prie, ne vous donnez pas la peine… l’unique droit qui reste à un homme n’est-il pas de crever comme il veut… et de plus sans subir l’ennui d’une assistance étrangère ? »
Il me regarda encore une fois avec ironie… d’un air provocant, même ; mais je le sentais : ce n’était que de la honte, sa honte sans borne. Puis il rentra les épaules, me tourna le dos sans saluer, et d’un pas lourd, singulièrement incertain, il prit la direction des cabines en traversant le pont déjà éclatant de lumière. Je ne l’ai plus revu. En vain l’ai-je cherché le soir et la nuit suivante à sa place habituelle. Il resta disparu, et j’aurais pu croire à un rêve ou à une apparition fantastique si, entretemps, un autre passager portant un crêpe au bras n’eût attiré mon attention, un riche négociant hollandais qui, comme on me le confirma, venait de perdre sa femme d’une maladie tropicale. Je le voyais aller et venir à l’écart du monde, grave et tourmenté, et la pensée que j’étais renseigné sur ses soucis les plus intimes me causait une crainte mystérieuse ; quand il passait, je me détournais toujours pour ne pas trahir par un regard que j’en savais plus que lui-même sur sa destinée.
Au port de Naples se produisit alors ce curieux événement dont l’explication, je crois, se trouve dans le récit de l’étranger. Le soir, la plupart des passagers avaient quitté le bord, moi-même j’étais allé à l’Opéra et ensuite dans un des cafés lumineux de la via Roma. Lorsque nous regagnions le navire en canot, je fus surpris de voir quelques barques, éclairées par des torches et des lampes à acétylène, faire le tour du vapeur en cherchant, tandis qu’en haut, dans les ténèbres du bord, des carabiniers et des policiers allaient et venaient mystérieusement. Je demandai à un matelot ce qui était arrivé. Il éluda ma question d’une façon m’indiquant immédiatement qu’il avait reçu l’ordre de se taire, et même le lendemain, lorsque le navire, son calme retrouvé et sans la trace du moindre incident, se dirigea sur Gênes, on ne put rien apprendre. Ce fut plus tard, dans les journaux italiens, qu’il me fut donné de lire le récit romanesque d’un prétendu accident arrivé au port de Naples. On devait, disaient-ils, transborder du navire dans un canot, en pleine nuit, pour ne pas inquiéter les passagers par un tel spectacle, le cercueil d’une grande dame des colonies néerlandaises, et l’on avait attendu la fin de toute animation sur le bâtiment. Alors qu’en présence du mari la bière glissait le long d’une échelle de corde, un corps lourd tomba soudain du haut du navire dans la mer, entraînant dans sa chute cercueil, porteurs et mari. Un journal affirmait qu’un fou s’était précipité sur l’échelle depuis la coupée ; un autre brodait en disant que la corde supportant un poids par trop lourd s’était rompue ; quoi qu’il en fût, la Compagnie de navigation semblait avoir bien pris ses mesures pour cacher les faits exacts. À l’aide de canots, et non sans difficultés, on était parvenu à sortir de l’eau, sains et saufs, les porteurs et le mari de la défunte ; par contre, le cercueil en plomb, ayant coulé immédiatement à fond, n’avait pu être retiré. La parution simultanée dans les journaux d’une autre et brève nouvelle annonçant qu’on avait repêché dans le port le cadavre d’un homme âgé d’environ quarante ans ne fut apparemment pas mis en relation par le public avec l’histoire romanesque du cercueil ; quant à moi il me sembla, à peine avais-je lu ces lignes rapides, que derrière mon journal se montraient soudain, encore une fois, le masque blême et les lunettes étincelantes d’un fantôme.
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