vendredi 26 août 2016

Pour écrire un seul vers..

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Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin.
Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas ( c’était une joie faite pour un autre ), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles — et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela.
Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient.
Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups.
Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs.
Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent.
Car les souvenirs ne sont pas encore cela.
Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.




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Pour écrire un seul vers..

Pour écrire un seul vers..

Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d'hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s'ouvrant le matin.
Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l'on voyait longtemps approcher, à des jours d'enfance dont le mystère ne s'est pas encore éclairci, à ses parents qu'il fallait qu'on froissât lorsqu'ils vous apportaient une joie et qu'on ne la comprenait pas ( c'était une joie faite pour un autre ), à des maladies d'enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles -- et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela.
Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d'amour, dont aucune ne ressemblait à l'autre, de cris de femmes hurlant en mal d'enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient.
Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups.
Et il ne suffit même pas d'avoir des souvenirs.
Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d'attendre qu'ils reviennent.
Car les souvenirs ne sont pas encore cela.
Ce n'est que lorsqu'ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu'ils n'ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n'est qu'alors qu'il peut arriver qu'en une heure très rare, du milieu d'eux, se lève le premier mot d'un vers.

Rainer Maria Rilke ( 1875-1926 ) Les Cahiers de Malte.

[…] les chemins mènent toujours quelque part. L’essentiel n’est donc pas dans la…

[…] les chemins mènent toujours quelque part. L’essentiel n’est donc pas dans la direction qu’il suit, mais dans le fait que la direction existe. 

(Dans mon souterrain, p.61, in Les oeuvres littéraires de Dostoïevsky, vol. V, Éd. Rencontre)

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L’homme est ainsi fait qu’il ne peut s’empêcher de taper dans un ballon qui approche. C’est dans…

L’homme est ainsi fait qu’il ne peut s’empêcher de taper dans un ballon qui approche. C’est dans le sang. Et quand un ballon s’éloigne, il se met à courir après.

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#droleoupasdrole


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Les Carnets Du Sous Sol DOSTIEVSKI


jeudi 25 août 2016

#droleoupasdrole


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Les Rêves

Deux gardes champêtres : l’un, brun, fortement taillé, avec des jambes extrêmement courtes, de sorte qu’en le regardant par derrière les jambes paraissaient prendre naissance bien plus bas que chez la majorité des hommes ; l’autre, long, maigre, raide comme un piquet, avec une petite barbiche d’un roux sale, escortent jusqu’à la ville voisine un vagabond qui ne se rappelle pas son nom. Le premier marche en se dandinant, tourne la tête de droite à gauche, mâche tantôt un brin d’herbe, tantôt la manche de son habit, bat de ses mains ses maigres hanches et fredonne, bref, a tout l’air d’être un homme insouciant et léger ; le second, malgré son maigre visage et ses étroites épaules, a l’aspect vénérable, sérieux, réfléchi, et toute sa longue figure évoque quelque saint décharné qu’on voit dans les peintures anciennes. Il est chauve. Le petit garde champêtre s’appelle André Ptakha ; le grand, Nicandre Sapojnikoff. Celui qu’ils escortent ne correspond nullement au type du vagabond. C’est un homme petit, extrêmement débile, maladif, avec des traits tirés et un pâle petit visage. Ses sourcils sont rares, le regard doux et soumis, la moustache se dessine à peine, bien que l’homme ait dépassé la trentaine. Il marche d’un pas hésitant, tout courbé et les mains dans les poches. Le col de son pauvre pardessus râpé, d’un de ceux qu’on ne porte pas dans les campagnes, est relevé jusqu’au bord de sa casquette, si bien que de tout son visage on n’aperçoit que le nez : un petit nez craintif et rouge. Il parle d’une voix fluette et toussote à chaque minute. Il est très difficile de reconnaître en lui un vagabond qui cache son nom. C’est plutôt un infortuné fils de quelque pope de village, un greffier renvoyé pour ivrognerie, un petit commis, fils ou neveu de marchand, ex-cabotin de province retournant lamentable au foyer, où il jouera le cinquième acte de l’enfant prodigue ; peut-être, à le voir patauger avec cet acharnement dans la boue affreuse, on peut croire que c’est un jeune « frère servant » cherchant abri dans quelque monastère.

Ces trois hommes marchent depuis longtemps, mais ne peuvent réussir à mettre un pied devant l’autre.

Devant eux s’étalent une quinzaine de mètres d’un chemin sali et noir ; derrière, la même chose, et, de tous côtés, le mur d’un épais brouillard blanc et frileux. Ils marchent, ils marchent, mais la route ne change guère, le mur est toujours à la même distance et la loque de terre reste interminablement loque. — Brusquement paraît une grande pierre blanche ; un ravin, une brassée de foin tombée de quelque chariot, surgit une flaque d’eau sale et, par moment, au devant se dresse une ombre aux contours vagues ; plus on l’approche, plus elle diminue et s’assombrit, — encore un pas et les voyageurs voient ou une lamentable borne kilométrique sur laquelle le temps a effacé les chiffres ou un bouleau maigre, mouillé et nu, pareil à un pauvre des grandes routes. Le bouleau accueille les passants avec le murmure de ses dernières feuilles ; sûrement une de ces feuilles se détachera et tombera mollement sur la terre… Et puis, de nouveau, le brouillard, la boue, l’herbe jaune des bords de la route. Sur l’herbe pendent de méchantes larmes ternes. Ce ne sont pas ces larmes de joie paisible avec lesquelles la terre reçoit et reconnaît le splendide soleil d’été et desquelles, à l’aube, elle désaltère les cailles et les sveltes croncheps au long bec ! Les pieds des marcheurs s’enfoncent dans la boue lourde et gluante. Chaque pas est un effort.

André Ptakha est un peu excité. Il regarde attentivement le vagabond et tâche de comprendre comment un homme vivant et sobre peut oublier son nom.

— Es-tu orthodoxe, demande-t-il à la fin ?

— Orthodoxe, répond avec douceur le vagabond.

— Gm… alors on t’a baptisé ?

— Mais certainement ! Je ne suis pas un turc… je vais à la messe, je fais mes dévotions, je jeûne selon la loi. Je fais tout ce qui est prescrit par la religion.

— Eh bien alors, ton nom ?

— Appelle-moi comme tu veux, mon homme…

Ptakha hausse les épaules et, très perplexe, frappe sur ses hanches. Mais l’autre garde, Nicandre Sapojnikoff, est silencieux. À le croire, il n’est pas si naïf que Ptakha, et il sait très bien les motifs qui poussent cet orthodoxe à taire son nom. Son visage expressif est froid et sévère. Il marche un peu à l’écart, ne parle pas à ses compagnons et on dirait qu’il tâche de montrer, même au brouillard, sa gravité et son intelligence.

— Dieu sait ce qu’il faut penser de toi, continue Ptakha. Tu n’as pas l’air d’être un paysan et pourtant tu n’es pas un monsieur. Tu es, comme ça, un morceau du milieu… L’autre jour, en lavant des tamis dans l’étang, j’ai attrapé une petite bête grande comme le doigt et qui avait une queue, des nageoires. Au premier abord, j’ai cru que c’était un poisson ; puis, en regardant de plus près, que le diable t’emporte ! j’ai trouvé des pattes. Ni poisson, ni serpent… en voilà une histoire… toi aussi, tu es comme ça. Quel est ton état ?

— Je suis fils de paysan, soupire le vagabond. Ma mère était une servante. De physique, c’est vrai, je ne ressemble pas au paysan parce que j’ai eu de la chance, ami. Ma maman vivait chez des gens bien. Elle eut toutes sortes de plaisirs et, moi, qui suis sa chair et son sang, j’ai vécu près d’elle chez ses maîtres. Ma maman m’avait cajolé et gâté ; elle voulait faire de moi un monsieur. Je dormais dans un lit, je mangeais chaque jour un vrai dîner, je portais les pantalons à la manière des nobles. Ma maman me nourrissait de ce qu’elle mangeait elle-même ; quand les maîtres lui faisaient des cadeaux, elle les dépensait en m’achetant des habits. Quelle douce vie ! J’ai mangé dans mon enfance une telle quantité de bonbons et de pain d’épice que, si on vendait tout cela, on pourrait acheter avec tout cela un bon cheval. Ma maman m’avait enseigné à lire et à écrire et à craindre le bon Dieu dès l’enfance. Elle m’a élevé de telle manière que maintenant je ne puis prononcer un juron. Je ne bois pas non plus d’eau-de-vie, mon homme ; je m’habille soigneusement et je sais me tenir en bonne société. Si ma maman est encore en vie, que Dieu la bénisse ; si elle est morte, que le Seigneur ait pitié de son âme.

Le vagabond se découvre, laissant apercevoir une tête dégarnie, lève les yeux en l’air et fait deux fois le signe de la croix.

— Que le bon Dieu lui envoie paix et miséricorde ! dit-il d’une voix traînante, ressemblant plus à celle d’une vieille femme qu’à celle d’un homme. Sans cette chère maman je serais un simple paysan sans aucun savoir-vivre ! maintenant, mon homme, ce que tu voudras, je t’expliquerai tout ; je comprends tout, et les écrits profanes et ceux de l’Église ; je connais le catéchisme et toutes sortes de prières. Je vis selon la loi… Je ne fais pas de mal aux hommes, je maintiens le corps en propreté et en chasteté, je jeûne pendant les carêmes, je mange toujours avec modération. Il y a des gens qui ne cherchent le plaisir que dans la boisson et des cris stupides, moi, si j’ai du loisir, je m’asseois dans un petit coin et je lis un bon petit livre. Je lis et je pleure, je pleure toujours.

— Pourquoi pleures-tu donc ?

— C’est très touchant ce qu’on m’écrit ! quelquefois on paye cinq kopecs pour un livre et on gémit énormément.

— Ton père est mort, demanda Ptakha.

— Je ne sais pas, mon homme ; pour être franc, je dois dire que je n’ai jamais connu mon père. Je crois, comme cela, que j’étais chez ma maman un enfant illégitime. Ma maman a vécu toute sa vie chez des nobles ; elle ne voulait pas se marier avec un paysan.

— Et devint la maîtresse d’un monsieur, ricane Ptakha.

— Elle ne prit pas garde, c’est la vérité. Ma maman était une personne pieuse et chaste ; mais, voilà, elle ne sut pas garder sa virginité. C’est certainement un péché, un grand péché ; mais, grâce à cela peut-être, j’ai du sang noble dans les veines. C’est peut-être seulement par mon état que je suis fils de paysan, mais par moi-même je suis un noble seigneur.

Ce « noble seigneur » disait tout cela d’une voix douce et mièvre, froissant son front étroit et produisant des sons aigres avec son petit nez transi de froid. Ptakha écoute, le regarde de travers avec étonnement et ne cesse de hausser les épaules.

Après avoir fait six verstes, les gardes et le vagabond s’asseoient sur un monceau pour se reposer.

— Même un chien répond à l’appel de son nom, murmure Ptakha. Moi, on m’appelle André ; lui, Nicandre ; chaque homme a son saint nom et on ne peut aucunement l’oublier. Aucunement !

— Qui a besoin de connaître mon nom ? soupire le vagabond appuyant la joue sur son petit poing. Est-ce dans mon intérêt ? Encore si on m’avait permis d’aller où je veux, mais ce sera pire que maintenant. Moi, je connais la loi, mes petits frères. Pour l’instant, je ne suis qu’un vagabond qui ne se rappelle plus son nom, et m’envoyer dans la Sibérie orientale est le pire qu’on puisse me faire ; mais, si je leur dis mon nom, prénom et état, ils m’enverront de nouveau aux galères. Je sais ça !

— Tu as donc été aux galères ?

— Je te crois, ami. J’ai passé là-bas quatre ans avec la tête rasée et les fers aux pieds.

— Pour quelle affaire ?

— Pour meurtre, petit frère, pour la perte d’une âme. Du temps que j’étais encore gosse, à peu près à l’âge de dix-huit ans. Ma maman avait versé, par mégarde, dans le verre de notre maître de l’arsenic au lieu de la soude. Il y avait tant de petites boîtes dans le placard, c’était facile de se tromper…

Le vagabond soupire, hoche la tête et dit :

— Elle était pieuse, ma maman, mais est-ce qu’on la connaissait, l’âme d’autrui est une forêt épaisse ! peut-être qu’elle a fait cela par mégarde, peut-être l’a-t-elle fait sciemment, offensée qu’elle était. J’étais bien jeune encore et je ne comprenais pas tout. Maintenant je me souviens que le monsieur avait pris une autre concubine et que ma maman était très affligée. Après ça on nous mit en prison, on nous jugea… longtemps. On condamna ma maman à vingt ans de travaux forcés et moi, à cause de ma minorité, à douze seulement.

— Toi aussi ?

— Oui, comme complice. C’était moi qui avais porté le verre au monsieur. C’était la coutume ! Ma maman préparait la soude dans de l’eau et, moi, je servais. Seulement, mes amis, je vous dis tout cela bonnement, n’allez pas le raconter…

— Bah ! on ne nous demandera rien, dit Ptakha. — Alors tu as filé, tu t’es évadé des galères ?

— Oui, cher ami, nous étions quatorze. Des gens s’étaient évadés et m’ont pris avec eux. Et maintenant raisonne un peu, mon homme, et dis-moi si c’est dans mon intérêt de leur dire mon nom ? On va me renvoyer aux galères ! Est-ce que je suis un galérien ? Je suis un homme tranquille, maladif ; j’aime proprement manger et dormir. Quand je fais ma prière, j’aime qu’un cierge brûle devant l’image sainte et qu’il n’y ait pas de bruit. Chaque jour, je prie le bon Dieu pour ma maman.

Le vagabond ôte sa casquette et fait des signes de croix.

— Mais ils peuvent me déporter en Sibérie orientale, je ne crains personne !

— Est-ce que c’est mieux ?

— Tout à fait autre chose ! Aux galères tu es comme une écrevisse dans un panier : ça pue, c’est sale, c’est encombré : un enfer, un vrai enfer, un enfer qu’on ne peut pas s’imaginer. Tu es un meurtrier et on te traite comme tel. On ne peut ni manger, ni dormir, ni faire sa prière. Et dans la colonie des déportés c’est tout autre chose. Avant tout j’entrerai dans la commune, comme les autres. Conformément à la loi, les autorités doivent me donner un lot de terrain, oui ! La terre là-bas, à ce qu’il paraît, ne coûte rien, telle la neige ici : tu peux prendre ce que tu veux ! Donc, mon homme, on me donnera de la terre : de la terre pour le labourage, et pour le potager et pour la maison… Je commencerai alors comme tout le monde à labourer, à semer ; je veux me monter tout un ménage : du bétail, une basse-cour, des abeilles, des chiens… enfin un chat pour qu’il fasse la chasse aux souris, afin qu’elles ne mangent pas mon bien… Je me construirai une maison, je m’achèterai des icônes… Après ça, avec l’aide de Dieu je me marierai, j’aurai des enfants.

Le vagabond marmotte et regarde, non pas ses auditeurs, mais un peu de côté. Bien que ses rêves soient naïfs, ils sont émis avec un ton tellement sincère et assuré qu’on a peine à ne pas le croire. La petite bouche du vagabond est effleurée d’un sourire et tout le visage, y compris les yeux et le nez, s’est figé et est devenu stupide, grâce à un bienheureux avant-goût d’un bonheur lointain. Les gardes écoutent et le regardent sérieusement, avec complaisance. Ils croient aussi.

— Je ne crains pas la Sibérie, continue de marmotter le vagabond. La Sibérie est aussi la Russie, le Dieu et le Tzar sont les mêmes, on y parle le russe comme toi et moi, seulement c’est plus grand là-bas et les gens sont plus riches. Tout y est mieux. Les rivières sont plus larges, plus profondes ; du gibier et du poisson en veux-tu en voilà, et mon premier plaisir, c’est de pêcher. Qu’on ne me donne pas à manger, mais qu’on me permette seulement de rester quelques heures avec une ligne. Parole d’honneur ! Je pêche à la ligne ainsi qu’à la nasse, et, quand c’est le temps de la débâcle, je prends le poisson au filet. La force me manquant pour tirer le filet, je loue un homme pour cinq kopecs. Quel plaisir, mon Dieu ! quand je prends une lotte ou un chabot, c’est comme si je voyais mon propre frère. Et dire que chaque poisson a sa manière de se laisser prendre : l’un se pêche avec un grillon, un autre avec une grenouille, et ainsi de suite. Il faut comprendre tout cela ! C’est étonnant combien j’ai pris de poissons dans ma vie ! Du temps où je me cachais dans les bois, après m’être évadé, je courais toujours à la rivière pendant que mes camarades dormaient dans la forêt. Les fleuves là-bas sont larges, rapides ; les rivages sont très escarpés sur les bords des forêts épaisses. Les arbres sont énormes, on a le vertige en regardant leur cime. Ici on aurait payé plus de dix roubles pour chacun de ces arbres.

Sous l’impulsion confuse des visions, des images poétiques du passé et du doux pressentiment d’un bonheur futur, le pauvre diable se tait et remue maintenant les lèvres comme s’il se parlait à lui-même. Un sourire de brute satisfaite ne quitte plus son visage. Les gardes se taisent aussi. Ils rêvent, les têtes inclinées. Dans le morne silence automnal, quand un brouillard brutal et froid tombe de la terre sur l’âme, quand il se dresse devant les yeux, pareil à un mur de cachot, et parle à l’homme de la modicité de sa liberté, il est doux de songer aux fleuves larges, profonds et rapides, aux bords escarpés et plantureux, aux forêts infranchissables, aux steppes sans limites. Lentement et avec calme l’imagination se déroule dans des tableaux vivants : au petit jour, quand l’aube matinale n’a pas encore quitté le ciel, le long du fleuve monotone et solitaire passe, pareil à une petite tache, un homme ; des pins centenaires s’entassent en terrasse au bord du torrent et regardent austèrement et en grognant l’homme libre, qui marche tranquillement sous leurs branches. Des racines, d’énormes pierres, des buissons épineux lui barrent le passage ; mais il est fort de corps et vaillant d’âme, il ne craint ni les pins, ni les pierres, ni sa solitude, ni l’écho roulant qui répète le moindre de ses pas.

Les gardes s’imaginent des tableaux d’une vie libre et facile, d’une existence qu’ils n’ont jamais menée ; se rappellent-ils les scènes qu’on leur a décrites, il y a longtemps de ça, ou la notion de cette vie libre leur a-t-elle été communiquée par le sang de quelques ancêtres éloignés et libres, Dieu le sait !

Le premier qui rompt le silence, c’est Nicandre Sapojnikoff qui n’a pas encore desserré les dents. A-t-il envié le bonheur éphémère du vagabond, ou sent-il que des rêves de bonheur ne se lient pas avec le brouillard et la boue infecte ? il regarde le vagabond et prononce :

— Tout ça, c’est très bien, seulement jamais tu ne pourras regagner ces pays heureux. Est-ce à toi d’y penser ? Le plus que tu puisses faire, c’est trois cents verstes et puis tu rendras l’âme à Dieu. Tu es presque mourant ! Tu n’en peux déjà plus et tu n’as fait que six verstes.

Le vagabond se retourne lentement du côté de Sapojnikoff et le sourire bienheureux quitte son visage. Il regarde peureusement et coupablement le grand visage du garde, se rappelle évidemment quelque chose et baisse la tête. Un nouveau silence. Ils songent tous trois. Les gardes font des efforts désespérés pour embrasser avec leur imagination des choses que Dieu seul peut-être peut embrasser, à savoir l’énorme distance qui les sépare du pays libre. Mais dans la tête du vagabond se pressent des visions nettes, claires et plus horribles que l’espace. Devant lui se dressent les étapes douloureuses de la route, les prisons, les bateaux des déportés, les hivers froids, la mort des camarades, les souffrances, la maladie… Coupablement le vagabond clignote des yeux, se passe la manche sur le front où paraissent quelques petites gouttes et souffle comme s’il venait de sortir d’un bain chaud, puis fait le même geste et regarde peureusement autour de lui.

— C’est vrai, jamais tu ne pourras arriver là-bas, émet à son avis Ptakha. Tu n’es pas un marcheur. Regarde-toi, tu n’as que la peau et les os ! Tu mourras absolument.

— Pour sûr qu’il mourra ! dit Nicandre, et même on va le mettre tout de suite à l’hôpital. Vrai !

Le pauvre diable regarde avec terreur les faces impassibles et rudes de ses sinistres compagnons. Écarquillant les yeux, mais oubliant d’ôter sa casquette, il fait deux rapides signes de croix… Il tremble, secoue la tête et tout son corps se contracte, pareil à une chenille sur laquelle on aurait marché…

— Il est temps de se mettre en route, dit Nicandre en se levant. On s’est assez reposé !

Un instant après les trois hommes marchent de nouveau sur la route. Le vagabond s’est courbé davantage et met les mains dans les manches.

Ptakha se tait.
ANTON TSCHEKHOW.

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mercredi 24 août 2016

#droleoupasdrole


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Courir, danser, observer, prendre, donner, aimer.Dehors, dedans, frapper le sol des pieds et le…

Courir, danser, observer, prendre, donner, aimer.
Dehors, dedans, frapper le sol des pieds et le cœur bat à mesure.
Offrir son visage et son cou aux rayons du soleil, son bassin au noyau de la Terre, et ses trapèzes à l’apesanteur, enfin.
On
entend des rires au loin, le battement d’ailes des oiseaux du coin,
n’importe quel coin, on entend la mer et puis ça sent bon.
Les nœuds
sont dénoués, le voilier navigue désamarré et la sérénité a pris
l’espace. Tout l’espace et encore c’est peu dire, parce qu’elle est même
capable de beaucoup plus.
C’est pas mal votre pleine conscience, plus jamais la prison.

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Choisir c’est souffrir




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mardi 23 août 2016

« J’envie sans les admirer ceux qui savent pratiquer l’indifférence puis l’oubli jusqu’à… »




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Pensée

Le peu d’expérience que j’ai m’a appris que personne n’est maître de rien, que tout n’est qu’une illusion_ et cela va des biens matériels aux biens spirituels ♣♦♣♥

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lundi 22 août 2016

Pensée

“Chaque homme a deux hommes en lui. Un roi et un fou. Comment savoir que vous avez rencontré une reine ? Quand elle parle au roi qui est en vous.”    

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dimanche 21 août 2016

Anton Pavlovitch Tchekhov SALLE 6

 

9781502594907-us-300

Paris, Plon, 1922, traduction de Denis Roche

SALLE 6

I

Dans la cour de l’hôpital, perdue dans une véritable forêt de bardanes, d’orties et de chanvre sauvage, s’élève une petite annexe. Le toit en est rouillé, la cheminée à demi écroulée, l’herbe pousse sur les degrés pourris de l’entrée, et des crépissages il ne reste que des vestiges. La façade principale regarde l’hôpital, celle de derrière est tournée vers les champs, dont la sépare, grise et garnie de clous, la barrière de l’hôpital. Ces clous, aux pointes effilées, la barrière et l’annexe elle-même ont cet aspect spécial, triste et rébarbatif que l’on ne voit chez nous qu’aux hôpitaux et aux prisons.

 

 

Si vous ne craignez pas de vous piquer aux orties, prenez le petit sentier qui conduit à l’annexe et nous jetterons un coup d’œil à l’intérieur. Voici ouverte la première porte ; entrons dans le vestibule. Le long des murs et près du poêle sont entassées de véritables montagnes de vieilles hardes d’hôpital. Des matelas, de vieilles capotes en lambeaux, des pantalons, des chemises à raies bleues, des chaussures usées et ne pouvant servir à qui que ce soit, toute cette friperie amoncelée, chiffonnée, pêle-mêle, pourrit et exhale une odeur suffocante.

 

Sur le tas de hardes est toujours couché, la pipe aux dents, le gardien Nikîta, vieux soldat en retraite, aux chevrons fanés. Il a la face dure d’un vieil ivrogne, des sourcils pendants qui lui donnent une expression de chien de la steppe, et le nez rouge. Il est de petite taille, d’aspect maigre et décharné, mais son maintien impose et ses poings sont robustes. Il appartient à cette catégorie d’hommes d’exécution, simples, positifs et bornés, qui aiment l’ordre par-dessus toute chose et sont convaincus qu’il faut cogner. Nikîta cogne en pleine poitrine, au visage, au dos, où cela tombe, et assure que sans cela rien ne marcherait à l’annexe.

 

Un peu plus loin, vous entrez dans une vaste pièce qui, défalcation faite du vestibule, occupe à elle seule toute l’annexe. Les murs y sont recouverts d’un enduit bleu sale ; le plafond est enfumé comme celui d’une isba sans cheminée ; il est manifeste que les poêles y fument l’hiver et que l’on n’y respire que vapeur de charbon. Des grilles de fer offusquent les fenêtres ; le plancher est gris et mal raboté. Il traîne une odeur de choux aigres, de mèche fumeuse, de punaises et d’ammoniaque, et l’on croirait entrer dans une ménagerie.

 

Sur des lits, vissés au plancher, des gens sont assis ou couchés, en capotes bleues et en bonnets de nuit, à l’ancienne mode. Ce sont des fous.

 

 

Ils sont cinq en tout, dont un seul noble ; les autres sont des petits bourgeois.

 

 

Le premier, auprès de la porte, est grand et maigre, avec de longues moustaches blondes et les yeux rougis par les larmes. Il est assis, la tête appuyée dans les mains, et regarde un point fixement. Sa maladie, sur le registre de l’hôpital, est dénommée hypocondrie, mais, en réalité, il est atteint de paralysie générale. Jour et nuit, il est triste, branle la tête, soupire et sourit amèrement. Il ne prend presque jamais part aux conversations et ne répond pas d’ordinaire quand on le questionne. Il mange et boit machinalement quand on lui donne à manger et à boire. À en juger par sa toux continuelle et déchirante, et par la maigreur et l’incarnat de ses joues, il fait de la phtisie.

 

Son voisin est un petit vieux alerte et remuant, avec une barbiche en pointe, et des cheveux noirs et bouclés. Toute la journée il va d’une fenêtre à une autre, ou reste assis sur son lit, les jambes croisées à la turque, fredonnant et sifflant sans interruption comme un bouvreuil, et riant doucement. Sa gaieté d’enfant et son tempérament actif se manifestent aussi la nuit quand il se lève pour prier Dieu, ou du moins pour se frapper la poitrine avec les poings et gratter les portes avec ses doigts. Il est juif et s’appelle Moïseïka. C’est un faible d’esprit, devenu fou il y a vingt ans, lorsque brûla un atelier de chapellerie qui lui appartenait. De tous les habitants de la salle 6, il a seul la permission de sortir dans la cour de l’hôpital et même dans la rue.

 

Il jouit de ce privilège depuis longtemps, en sa qualité, sans doute, de vieil habitué de l’hôpital, et comme un être inoffensif qui amuse la ville, où l’on est habitué depuis longtemps à le voir dans les rues, entouré de gamins et de chiens. Vêtu d’une mauvaise petite capote, avec un risible bonnet de nuit et des pantoufles, parfois nu-pieds, et même sans pantalon, il va, s’arrêtant aux portes et aux boutiques, et demande un petit kopek. Ici on lui donne du kvass, là du pain, ailleurs un kopek, en sorte qu’il rentre ordinairement à l’annexe rassasié et riche. Tout ce qu’il rapporte ainsi, Nikîta le confisque pour son usage personnel. Le vieux soldat le dépouille, brutalement, avec colère, retournant ses poches et prenant Dieu à témoin qu’il ne laissera jamais plus sortir ce juif dans la rue et que le désordre lui déplaît plus que tout au monde.

 

Moïseïka aime à rendre service. Il porte de l’eau à ses camarades, les couvre quand ils dorment, promet à chacun de lui rapporter de la rue un kopek et de lui coudre un chapeau neuf ; enfin il fait manger son voisin de gauche, le paralytique général. Il agit ainsi non par compassion ni par aucune raison d’humanité, mais par imitation et par soumission involontaire envers son voisin de droite, Grômov.

 

 

Ivan Dmîtritch Grômov est noble. Il est âgé de trente-trois ans, il a été huissier et secrétaire de gouvernement ; il a la monomanie de la persécution. Il se tient couché sur son lit, ramassé sur lui-même en petit pain, ou va d’un angle à l’autre de la salle, comme pour faire de l’exercice ; il s’assied très rarement. Il est toujours en éveil, inquiet, comme tendu par quelque attente indéfinissable. Il suffit du moindre frôlement dans le vestibule ou d’un cri dans la rue pour qu’il dresse la tête et se mette à prêter l’oreille. Ne vient-on pas le surprendre ? Ne le cherche-t-on pas ? Et son visage exprime l’anxiété la plus grande et l’horreur. J’aime son visage large, à fortes pommettes, toujours pâle et malheureux, où se reflète, comme en un miroir, le combat d’une âme torturée et en perpétuelle frayeur. Ses grimaces sont étranges et maladives, mais ses traits fins, exprimant une souffrance réelle et profonde, sont ceux d’un homme intelligent et cultivé, et il y a dans ses yeux une lueur saine et chaude. Il me plaît par sa politesse, sa serviabilité et la délicatesse extrême de ses relations avec tout le monde, Nikîta excepté. Si quelqu’un fait tomber un bouton ou une cuiller, il saute vite à bas de son lit et va les ramasser ; chaque matin, il dit bonjour à ses compagnons, et en se couchant il leur souhaite une bonne nuit.

 

Outre la continuité de son état de tension et l’agitation de ses traits, sa folie s’accuse encore par le fait suivant. Parfois le soir, il se drape dans sa capote, et, tremblant de tout le corps, claquant des dents, il se met à marcher vite, entre les lits, et d’un bout à l’autre de la salle. On dirait qu’il lui prend une forte fièvre. À la façon dont il s’arrête tout à coup et regarde ses compagnons, on croit qu’il veut leur dire quelque chose de très important, mais, pensant sans doute qu’ils ne l’écouteront pas ou qu’ils ne comprendront pas, il redresse la tête avec impatience et recommence à marcher.

 

Cependant le besoin de parler surmonte toute autre considération ; il se donne carrière. Il parle avec flamme et passion. Son discours, désordonné, fiévreux, délirant, saccadé, est souvent incompréhensible, mais on y devine, et dans les paroles et dans le ton, quelque chose d’extraordinairement bon : quand il parle, on sent à la fois en lui un fou et un homme. Il serait difficile de transcrire tout ce qu’il dit. Ivan Dmîtritch parle de la lâcheté humaine, de la violence qui opprime le droit, de la vie magnifique qui prévaudra enfin sur la terre, et des grilles des fenêtres qui lui rappellent à toute minute la stupidité et la cruauté des oppresseurs. C’est comme une rhapsodie incohérente de chansons vieilles, mais encore inachevées.

 

II

Douze à quinze années auparavant, vivait dans la principale rue de la ville, en sa propre demeure, un fonctionnaire aisé et posé, nommé Grômov. Il avait deux fils : Serge et Ivan. Serge, dans sa quatrième année d’études à l’Université, fut pris soudain de phtisie galopante et mourut. Cette mort fut le commencement de toute une série de malheurs qui fondit sur la famille Grômov. Une semaine après l’enterrement de Serge, le père fut traduit en justice pour faux et détournements, et mourut en fort peu de temps d’une fièvre typhoïde à l’infirmerie de la prison. Sa maison et tous ses meubles furent vendus aux enchères ; Ivan Dmîtritch et sa mère demeurèrent sans ressources.

 

Du vivant de son père, Ivan suivait les cours de l’Université de Saint-Pétersbourg, recevait de soixante à soixante-dix roubles par mois, et n’avait aucune notion de la nécessité. Sa vie se trouva complètement changée. Il dut, du matin au soir, donner des leçons à bas prix, s’occuper d’écritures et, malgré tout, il creva de faim, car il lui fallait envoyer à sa mère tout ce qu’il gagnait. Ivan Dmîtritch n’y put tenir ; il perdit courage, languit, et, abandonnant l’Université, revint chez lui. Il obtint par protection, dans sa petite ville, une place d’instituteur à l’école du district, mais il ne put pas s’entendre avec ses collègues, il déplut aux élèves, et donna vite sa démission. Sa mère mourut. Il resta sans place pendant six mois, vivant de pain et d’eau. Ensuite il devint huissier, et le resta jusqu’au jour où sa maladie le fit relever de sa charge.

 

Jamais, même dans ses premières années d’Université, il n’avait donné l’impression d’un être bien portant. Il était pâle, maigre, sujet aux rhumes, mangeait peu, dormait mal. Pour un petit verre d’alcool sa tête tournait et il avait uns crise de nerfs. Il aimait la société, et, cependant, à cause de son caractère irritable et méfiant, il ne devenait intime avec personne et n’avait point d’amis. Il ne parlait de ses concitoyens qu’avec mépris, disant que leur ignorance grossière, que leur vie somnolente et végétative lui semblaient abominables et répugnantes. Il parlait haut, d’une voix aiguë, toujours sincère, ne connaissant que le ton de l’indignation et de la révolte ou celui de l’admiration et du transport. De quoi que vous lui parliez, il ramenait tout au même thème : en ville, il fait lourd vivre et ennuyeux ; la société ne s’y intéresse pas aux choses élevées ; elle mène une vie morne et absurde, diversifiée par la seule violence, la débauche grossière et par l’hypocrisie. Les coquins sont repus et vêtus ; aux honnêtes gens les miettes. Il faudrait une école, un journal local de tendance honnête, un théâtre, des cours publics, en un mot, un agrégat de forces intellectuelles, pour que la société prît conscience et horreur d’elle-même. Dans ses jugements sur les gens, il n’employait que les couleurs extrêmes, le noir et le blanc, sans aucune nuance. L’humanité se partageait pour lui en deux classes : les honnêtes gens et les coquins ; pas de milieu. Il parlait des femmes et de l’amour toujours avec enthousiasme et passion, mais il n’avait jamais été amoureux.

 

En ville, on l’estimait en dépit de la rudesse de ses jugements et de sa nervosité, et, quand il était absent, on l’appelait par affection Vânia (Jeannot). Sa délicatesse innée, sa serviabilité, sa vie réglée, la pureté de ses mœurs, sa petite redingote fripée, son air maladif, et les malheurs de sa famille inspiraient de bons sentiments, mélancoliques et généreux. Enfin, comme il était instruit et avait beaucoup lu, il passait, aux yeux de ses concitoyens, pour tout savoir, et on le regardait comme une sorte d’encyclopédie vivante.

 

Il lisait beaucoup. Souvent, au cercle, il passait son temps, tiraillant sa barbe, à feuilleter des journaux et des livres. On voyait à sa figure qu’il ne lisait pas, mais que, littéralement, il avalait, sans même mâcher. Il faut croire que la lecture était une de ses habitudes maladives, car il se jetait avec la même avidité sur tout ce qui lui tombait sous les yeux, même de vieux journaux ou de vieux calendriers. Chez lui, il restait tout le temps couché et lisait.

 

III

Un certain matin d’automne, le col de son pardessus relevé, pataugeant dans la boue à travers les rues étroites et les arrière-cours, Ivan Dmîtritch allait chez quelque artisan toucher de l’argent sur une contrainte. Comme tous les matins, la disposition de son esprit était sombre. Il croisa, dans une petite rue, deux prisonniers enchaînés que conduisaient quatre soldats armés de fusils. Il était souvent arrivé à Ivan Dmîtritch de rencontrer des prisonniers, et ils éveillaient toujours en lui un sentiment de pitié et de gêne ; mais, ce jour-là, cette rencontre lui fit une impression spéciale et étrange. Il s’avisa tout à coup qu’on pouvait lui aussi le charger de fers, et, de même que ces prisonniers, le conduire, à travers la boue, en prison. Comme il rentrait chez lui, il rencontra, près de la poste, le commissaire de police qui lui dit bonjour et fit avec lui quelques pas. Cela lui parut suspect. Tout le jour, les prisonniers et les soldats lui trottèrent dans l’esprit et une inquiétude incompréhensible l’empêcha de lire et de se recueillir. Le soir, il n’osa pas allumer, et toute la nuit, il songea qu’on pouvait venir l’arrêter, lui mettre les menottes, et le mener en prison. Il ne se savait aucun méfait sur la conscience et s’assurait qu’il ne tuerait pas, n’incendierait pas, et qu’il ne volerait pas ; mais est-il donc difficile de commettre un délit involontaire, inopiné ? de faire une calomnie ? enfin, – d’être victime d’une erreur judiciaire ?… Ce n’est pas en vain que la vieille expérience du peuple dit que de prison et de besace, il ne faut point jurer ! Oui, une erreur judiciaire est, dans le cours actuel de la justice, très possible et n’a rien d’extraordinaire. Les gens que leurs fonctions mettent en contact avec la souffrance d’autrui, les juges, les policiers, les médecins, finissent, l’habitude aidant, par s’endurcir à un tel point que, même quand ils le voudraient, ils ne peuvent plus se comporter avec ceux auxquels ils ont affaire que d’une façon toute machinale. À ce point de vue, ils ne diffèrent en rien du moujik qui, dans les arrière-cours, égorge des moutons ou des veaux et ne prend pas garde au sang qui coule. Dans ses rapports réglementaires et mécaniques avec un individu, il ne faut, à un juge, pour priver un innocent de tous ses droits et l’envoyer aux travaux forcés, qu’une chose : le temps ; le temps d’observer les formalités au moyen desquelles les juges gagnent leurs appointements, et tout est fini. Ensuite va chercher justice et protection dans cette petite ville sale où l’on t’envoie à deux cents verstes de tout chemin de fer !… Et n’est-il pas risible de songer à la justice quand toute violence paraît à la société une nécessité raisonnable, tandis que tout acte de douceur comme, par exemple, une sentence d’acquittement, provoque une véritable explosion de mécontentement et de méfiance ? Le lendemain, Ivan Dmîtritch se leva en transes, la sueur au front, tout à fait convaincu déjà qu’on pouvait l’arrêter d’un moment à l’autre… Si les lourdes pensées de la veille l’avaient occupé si longtemps, c’est qu’il y avait sans doute en elles une part de vérité ; car, enfin, lui seraient-elles venues sans cause ?… Un sergent de ville lentement passe devant sa fenêtre. Est-ce pour rien ? Deux hommes viennent de s’arrêter auprès de sa maison et se taisent. Pourquoi se taisent-ils ?… Et des jours et des nuits terribles vinrent pour Ivan Dmîtritch. Tous les gens qui passaient devant sa fenêtre ou qui entraient dans la cour de sa maison lui semblaient des espions et des limiers de police. Le chef du district, venant de son bien situé hors de la ville à la direction de la police, traversait la rue, chaque jour vers midi, dans une voiture attelée de deux chevaux. Il semblait à Ivan Dmîtritch, chaque fois, que l’ispravnik partait trop vite, et avec une expression particulière qu’il courait certainement annoncer qu’on avait découvert en ville un très grand criminel.

 

Ivan Dmîtritch frissonnait à tout heurt à la porte, à tout coup de sonnette, et languissait dès qu’il apercevait un inconnu chez sa propriétaire. Quand il rencontrait des policiers ou des gendarmes, il se mettait à sourire et à siffler pour paraître calme d’esprit. Craignant d’être arrêté, il ne dormait pas les nuits d’un somme, mais il faisait semblant de dormir bien fort, de ronfler et de soupirer, pour que sa logeuse crût qu’il dormait. C’est que, s’il ne dort pas, on pensera que ce sont les remords qui l’agitent : quelle preuve éclatante ! Les faits, et la saine logique, devraient le convaincre que toutes ces craintes sont absurdes et pur effet de la névropathie ; qu’il n’y a, à prendre les choses au pire, quand on a la conscience tranquille, rien d’effrayant à être arrêté et mis en prison, mais plus il raisonnait avec logique, plus ses angoisses mortelles s’accroissaient !… C’était tout à fait comme ce que l’on raconte d’un ermite qui voulait s’ouvrir une petite clairière dans une forêt : plus il travaillait de la hache, plus la forêt repoussait dru. Ivan Dmîtritch, à la fin, voyant que rien n’y faisait, cessa complètement de raisonner et s’abandonna tout entier au désespoir et à la peur.

 

Il se mit à s’isoler et à fuir les gens. Sa fonction déjà lui déplaisait ; elle lui devint insupportable. Il redouta qu’on ne lui tendît quelque piège, qu’on ne lui glissât dans sa poche de l’argent volé et qu’ensuite on ne le convainquît de l’avoir reçu par corruption, ou il craignit de faire lui-même sur du papier timbré quelque erreur équivalant à une fraude, ou de perdre de l’argent qu’on lui aurait confié. L’étrange est que jamais sa pensée n’avait été si souple et si inventive qu’elle le fut soudain, pour lui suggérer chaque jour mille raisons variées de s’inquiéter pour sa liberté et pour son honneur. Par contre, son intérêt pour les livres et pour les choses extérieures diminua sensiblement, et sa mémoire commença à lui faire souvent défaut.

 

Au printemps, quand la neige disparut, on trouva dans un ravin, près du cimetière, les cadavres à demi pourris d’une vieille et d’un jeune garçon portant les traces d’une mort violente. Dans la petite ville, il ne fut question que de ces cadavres, et des assassins restés inconnus. Ivan Dmîtritch, pour que personne ne le soupçonnât, se promenait en souriant, et quand il rencontrait quelqu’un de connaissance il pâlissait, rougissait, et se mettait à affirmer qu’il n’y a pas de crime plus lâche que d’assassiner des êtres faibles et sans défense. Mais cette feinte le fatigua vite, et, après avoir réfléchi, il décida que dans sa position, ce qu’il avait de mieux à faire était de se cacher dans la cave de sa propriétaire. Il y resta blotti deux jours et une nuit, eut très froid, et, ayant longuement attendu le crépuscule, il se glissa comme un voleur dans sa chambre. Il y demeura sans bouger, tout au milieu, debout aux écoutes, jusqu’à l’aube. Le matin, il vint des fumistes dans la maison. Ivan Dmîtritch savait qu’ils venaient pour refaire le poêle de la cuisine, mais la peur lui souffla que c’étaient des policiers déguisés en fumistes. Il sortit à pas de loup de son logement, et, saisi de peur, s’enfuit dans la rue sans chapeau ni redingote. Les chiens se jetèrent sur lui en aboyant ; un moujik criait ; l’air lui siffla dans les oreilles ; il sembla à Ivan Dmîtritch que toute la violence du monde s’abattait sur lui et le poursuivait.

 

On l’arrêta, on le ramena chez lui, et on envoya chercher le médecin. Le docteur André Efîmytch, dont il va être question plus loin, prescrivit de lui mettre sur la tête des compresses froides avec des gouttes de laurier-cerise, hocha la tête tristement, et sortit en disant à la logeuse qu’il ne reviendrait plus parce qu’il ne faut pas gêner les gens en train de perdre l’esprit. Ivan Dmîtritch n’avait pas d’argent : on l’envoya bientôt à l’hôpital, où on le mit dans la salle des vénériens. Il ne dormait pas les nuits, avait des lubies et dérangeait les malades ; sur l’ordre du docteur on ne tarda pas à le transférer à la salle 6.

 

Au bout d’un an, on avait, en ville, complètement oublié Ivan Dmîtritch. Et ses livres que sa propriétaire avait entassés dans un traîneau, sous un hangar, avaient été pillés un à un par les gamins.

 

IV

Le voisin de gauche d’Ivan Dmîtritch était, comme je l’ai dit, le juif Moïseïka. Son voisin de droite était un moujik, noyé de graisse, presque sphérique, au visage hébété et stupide. C’était une brute inerte, vorace et sale, ayant perdu depuis longtemps déjà toute faculté de penser et d’éprouver la moindre sensation. Il sortait de lui une pestilence continuelle, suffocante et aiguë.

 

Nikîta, chargé de faire disparaître ses incongruités, le battait furieusement à tour de bras, sans ménager ses poings. L’effrayant n’était pas qu’on le battît (il faut s’habituer à pareille idée), mais bien que cette brute ne fît, à ces coups, ni un cri, ni un mouvement, ni le moindre signe des yeux, et se mît seulement à se balancer de droite à gauche comme un tonneau.

 

Le cinquième et dernier habitant de la salle 6 avait été employé comme trieur de lettres dans un bureau de poste. C’était un petit blond, maigrelet, à bonne figure un peu rusée. À en juger par ses yeux calmes et intelligents qui regardaient joyeusement et clairement, c’était un malin qui possédait un secret fort agréable et important. Il avait sous son matelas et sous son oreiller quelque chose qu’il ne montrait à personne, non de crainte qu’on ne le lui enlevât ou qu’on ne le lui volât, mais par modestie. Il allait parfois à la fenêtre, et, tournant le dos à ses compagnons, il s’agrafait quelque chose sur la poitrine qu’il contemplait la tête courbée. Si, à ce moment-là, on s’approchait de lui, il se troublait et arrachait vite ce quelque chose de la poitrine. Il n’est pas difficile de deviner son secret.

 

– Félicitez-moi ! disait-il souvent à Ivan Dmîtritch ; je suis décoré de l’ordre de Saint-Stanislas de deuxième classe avec l’étoile. On ne donne la deuxième classe avec l’étoile qu’aux étrangers ; mais on a voulu faire exception pour moi, je ne sais pourquoi ! (Et il souriait, levant les épaules avec perplexité.) J’avoue que je ne m’y attendais pas !

 

– Je n’y comprends rien non plus, déclarait Ivan Dmîtritch sombrement.

 

– Et savez-vous ce que j’obtiendrai tôt ou tard ? ajoutait l’ancien trieur de lettres, clignant les yeux. On me donnera sûrement l’Étoile du Nord suédoise. C’est un ordre qui vaut la peine qu’on le demande. La croix est blanche et le ruban noir. C’est très joli.

 

 

Il n’est probablement nulle part ailleurs une vie aussi monotone que celle qui se vit à l’annexe. Le matin, les malades, à l’exception du paralytique et du moujik obèse, vont se laver dans le vestibule dans un grand baquet, et s’essuient aux basques de leur capote. Ensuite, ils boivent, dans des gobelets d’étain, du thé que Nikîta va leur chercher dans le bâtiment principal. Chaque malade a droit à un gobelet. À midi, ils mangent de la soupe aux choux aigres et du gruau de blé noir. Le soir, ils mangent le gruau qui est resté du repas du matin. Dans l’intervalle, ils restent couchés, dorment, regardent par la fenêtre et vont d’un coin à un autre. Ainsi, chaque jour, l’ancien trieur de lettres parle de ses ordres honorifiques.

 

On voit rarement de nouvelles figures à la salle 6. Le docteur, depuis longtemps, ne reçoit plus de malades, et il y a peu de gens qui aiment à visiter les maisons de fous.

 

Deux ou trois fois par mois, il vient à l’annexe un barbier nommé Sémione Lazârytch. Comment il coupe les cheveux aux fous, comment il aide Nikîta, et dans quelle excitation entrent les malades à chaque apparition du barbier ivre et souriant, nous ne pourrions le dire.

 

Le barbier excepté, personne n’entre à l’annexe. Les malades sont condamnés à voir chaque jour le seul Nikîta.

 

Pourtant un bruit assez étrange se répandit dans l’hôpital. Le bruit se répandit que le docteur s’était mis à visiter la salle 6.

 

V

Bruit étrange !

 

Le docteur André Efîmytch Râguine était un homme extraordinaire en son genre. On prétendait que dans sa première jeunesse, il fut très pieux et se destinait à être pope, et qu’à sa sortie du gymnase, en 1863, il eut l’intention d’entrer à l’Académie ecclésiastique. Mais son père, docteur en médecine et chirurgien, se serait moqué de lui de façon acerbe et lui aurait catégoriquement déclaré qu’il ne le regarderait plus comme son fils s’il devenait prêtre. Jusqu’à quel point cela est-il vrai, nous l’ignorons. En tout cas, André Efîmytch avoua maintes fois qu’il n’avait jamais eu de vocation pour la médecine, ni pour les sciences. Il ne se fit pas ordonner prêtre lorsqu’il eut fini sa médecine ; il ne faisait aucune montre de piété, et dès le début de sa carrière médicale, il ressembla aussi peu à un homme d’église que jamais.

 

L’extérieur, chez lui, était lourd et grossier comme celui d’un moujik. Son visage, sa barbe, ses cheveux plats, sa complexion robuste et gauche faisaient songer à quelque tenancier de traktir sur la grande route, gros mangeur, buveur et pas commode. Sa figure bourrue, rude, était couverte de veines bleues ; son nez était rouge et ses yeux petits. Grand et large d’épaules, il avait de grands pieds et de grandes mains. Il semblait que d’un coup de poing, il vous eût assommé ; mais sa démarche était posée, son allure circonspecte et insinuante. Si vous le rencontriez dans un corridor étroit, il s’arrêtait toujours le premier pour vous faire place, et vous demandait : « Pardon ! » non de la voix forte de basse que vous eussiez attendue d’après sa taille, mais d’une voix de ténor douce et grêle. Une petite tumeur sur le cou l’empêchait de mettre des faux cols empesés raide, et il portait des chemises souples, de toile ou d’indienne. Au reste, il ne s’habillait pas comme un docteur. Il portait dix ans le même costume, et, quand il en achetait un neuf chez quelque juif, ce vêtement paraissait tout de suite aussi porté et aussi fripé que l’ancien. Il consultait ses malades, prenait ses repas et faisait ses visites avec la même et unique redingote. Il en agissait ainsi non par avarice, mais par complète insouciance de sa tenue.

 

À son arrivée en ville pour entrer en fonctions, André Efîmytch trouva « l’établissement de charité » dans une situation déplorable. Dans les salles, dans les corridors et jusque dans la cour de l’hôpital, il était difficile de respirer, tant cela infectait. Les garçons de l’hôpital, les infirmiers et leurs enfants couchaient dans les salles, pêle-mêle avec les malades. On se plaignait que les blattes, les punaises et les souris rendissent la vie intenable. Dans les salles de chirurgie, on ne pouvait pas se débarrasser de l’érysipèle. Il n’y avait dans tout l’hôpital que deux scalpels, et pas un thermomètre. On mettait les pommes de terre dans les baignoires. Le surveillant, la lingère et l’aide-chirurgien volaient. On racontait que le prédécesseur d’André Efîmytch vendait en secret l’alcool de l’hôpital et qu’il s’était fait parmi les infirmières et les malades un véritable harem. En ville, on connaissait ces abus et même on les exagérait, mais on les supportait sans crier. Les uns pensaient que les hôpitaux ne servent qu’aux petits bourgeois et aux moujiks, qui n’ont pas à se plaindre, car ils seraient chez eux plus mal qu’à l’hôpital. Fallait-il donc les nourrir de gelinottes rôties ?… D’autres disaient qu’il était impossible à une ville seule, sans le secours du zemstvo, d’entretenir un bon hôpital. C’était déjà très beau, qu’il y en eût un mauvais ! Et le zemstvo n’ouvrait de nouveaux hôpitaux ni dans la ville, ni ailleurs, sous le prétexte qu’il en existait un en ville.

 

Après avoir examiné l’hôpital, André Efîmytch conclut que c’était un établissement scandaleux, et dangereux au plus haut point pour la santé des habitants de la ville. À son avis, ce qu’il y avait de mieux à faire était de licencier tous les malades et de fermer l’hôpital. Mais il réfléchit que, pour cela, une seule volonté ne suffisait pas et que ce serait d’ailleurs inutile. Si l’on parvient à chasser d’un endroit la saleté physique et morale, elle se réfugie ailleurs. Il faut attendre qu’elle disparaisse d’elle-même. Et puis, si des gens s’étaient décidés à fonder un hôpital et le toléraient chez eux, c’est qu’il le leur fallait. Les préjugés, et toutes les saletés et vilenies de chaque jour sont nécessaires ; ils finissent par se changer, au bout du compte, en quelque chose de bon, comme le fumier se transforme en terreau. Il n’est ici-bas rien de si parfait qu’on n’y trouve à l’origine une malpropreté.

 

André Efîmytch parut donc accepter le désordre avec assez d’indifférence. Il demanda seulement aux employés de l’hôpital et aux infirmières de ne pas coucher dans les salles, et fit faire deux armoires pour les instruments. L’intendant, la lingère, l’aide-chirurgien et l’érysipèle demeurèrent en place.

 

André Efîmytch aimait par-dessus tout l’intelligence et l’honnêteté, mais il n’avait pas assez de caractère et de confiance dans le droit pour instaurer autour de lui une vie intelligente et honnête. Ordonner, refuser, contraindre, il ne le savait positivement pas. On eût dit qu’il avait fait vœu de ne jamais élever la voix et de ne jamais employer le mode impératif. Il lui était difficile de dire : « Donne » ou : « Porte » ; quand il voulait manger, il disait à sa cuisinière, toussotant d’un air indécis : « Si l’on me donnait du thé », « Si je dînais » ? Dire au surveillant de l’hôpital de cesser de voler, le chasser, ou supprimer sa fonction d’une inutilité parasitaire, c’était entièrement au-dessus de ses forces. Quand on le flagornait, qu’on lui mentait, quand on lui présentait à signer quelque compte odieusement faux, il devenait rouge comme une écrevisse et se sentait coupable ; mais il signait le compte. Quand les malades se plaignaient de la faim ou des mauvais traitements de leurs infirmières, il était tout confus et murmurait d’un air de faute : « Bon, bon, nous verrons cela… Il doit y avoir un malentendu… »

 

Dans les premiers temps, André Efîmytch travailla avec beaucoup de zèle. Chaque matin, jusqu’après midi, il consultait et opérait, et allait même faire des accouchements en ville. Les dames disaient qu’il était très attentionné et qu’il diagnostiquait fort bien les maladies, surtout celles des femmes et des enfants. Mais à la longue, la médecine l’ennuya manifestement par sa monotonie et par son inefficacité tangible. Vous consultez aujourd’hui trente malades, demain il y en aura trente-cinq ; après-demain quarante. Ainsi de jour en jour, et d’année en année. La mortalité, pourtant, ne diminue pas, et les malades ne cessent de venir. Donner une aide sérieuse à quarante malades que vous voyez avant dîner, c’est physiquement impossible : quoi que vous en ayez, ce n’est donc que duperie. Si, au bout de l’année, d’après les relevés, il est venu à la consultation douze mille malades, vous avez, à raisonner simplement, trompé douze mille personnes. Isoler dans une salle les gens sérieusement malades et s’occuper d’eux selon les règles de la science, c’est aussi impossible ; car il y a bien des règles, mais pas de science. Et si, cessant de philosopher, on suit les règles à la lettre, comme le font la majorité des médecins, il faut sur toute chose de la propreté et de l’aération, et non pas de malpropreté ; il faut une nourriture saine et non pas de puantes soupes aux choux aigres ; il faut enfin d’honnêtes collaborateurs et non pas des voleurs…

 

Et, en somme, pourquoi empêcher les gens de mourir, puisque la mort est la fin normale et préétablie de chacun ? Qu’y aura-t-il donc de changé, quand un marchand ou un fonctionnaire aura traîné cinq à dix années de plus que de raison ?… Et si l’on met la fin de la médecine à adoucir la souffrance par des remèdes, la question suivante se pose aussitôt malgré vous : pourquoi adoucir la souffrance ? On dit que la souffrance conduit l’homme à la perfection. Si l’humanité se met à adoucir ses souffrances par des pilules et des gouttes, elle rejette par là toute religion et toute philosophie dans lesquelles on a trouvé jusqu’à présent non seulement un refuge contre tous les maux, mais même le bonheur. Pouchkine, avant sa mort, éprouva des souffrances horribles ; le pauvre H. Heine resta paralysé des années entières ; pourquoi donc ne pas laisser souffrir un peu un André Efîmytch ou quelque Matriôna Sâvvichna dont la vie serait, sans la souffrance, entièrement vide, telle une page blanche, et semblable à celle des amibes ?

 

Accablé par de semblables raisonnements, André Efîmytch perdit courage et se mit à ne plus venir à l’hôpital chaque jour.

 

VI

Voici comment sa vie se passait.

 

Il se levait d’ordinaire à huit heures, s’habillait et buvait du thé. Puis il se mettait à lire dans son cabinet, ou allait à l’hôpital. Les malades du dehors l’y attendaient, dans le petit corridor étroit et sombre. Il passait devant eux des employés de l’hôpital, battant de leurs bottes le pavé de briques ; il passait des malades hâves, en capotes bleues ; on emportait des vases de nuit ; on enlevait des cadavres ; des enfants pleuraient ; il soufflait des courants d’air. André Efîmytch sait que, pour des tuberculeux et en général pour toutes sortes de malades impressionnables, une attente dans de pareilles conditions est un martyre. Mais qu’y faire ? Il trouve dans la salle de consultation son aide Serge Serguiéitch, petit homme replet, au visage rebondi, reluisant et rasé, aux manières aisées et affables, plus semblable, en ses vêtements amples et neufs, à un sénateur qu’à un aide-chirurgien. Serge Serguiéitch porte des cravates blanches, a une grosse clientèle, et se regarde comme infiniment supérieur à André Efîmytch qui n’a plus de clientèle.

 

Il y a, dans un coin de la salle de consultation, une grande Image encadrée, devant laquelle pend une lourde lampe. Auprès, est un petit autel portatif, recouvert d’une housse blanche. Des portraits d’évêques, des vues du monastère de Sviatogorsk, et des couronnes sèches de bleuets sont suspendus aux murailles. Serge Serguiéitch est dévot et aime l’appareil religieux : l’Image a été mise à ses frais dans la salle de visite. Les dimanches, à son instigation, un malade lit à haute voix les litanies et après cette lecture, Serge Serguiéitch passe lui-même dans les salles avec un petit encensoir et encense les malades.

 

Comme il y a beaucoup de malades et qu’on a peu de temps, on se borne à un bref interrogatoire de chacun et on lui remet quelque remède vague, comme de la pommade calmante ou de l’huile de ricin. André Efîmytch est assis, pensif, la tête appuyée sur le poing, et pose des questions machinales. Serge Serguiéitch, assis lui aussi, se frotte les mains et intervient de temps à autre.

 

– « Nous souffrons et nous endurons la nécessité parce que nous invoquons mal la miséricorde de Dieu, déclare-t-il ; oui ! »

 

Durant toute la visite, André Efîmytch ne fait aucune opération. Il a perdu depuis longtemps l’habitude d’en pratiquer, et la vue du sang l’impressionne désagréablement. Quand il fait ouvrir la bouche à un enfant pour lui regarder la gorge et que l’enfant se met à crier et à se défendre de ses petites mains, les oreilles du docteur bourdonnent, la tête lui tourne et des larmes lui viennent aux yeux. Il se dépêche de formuler son ordonnance et fait signe à la mère d’emporter l’enfant le plus vite possible.

 

La timidité des malades, leur stupidité, la présence du pieux Serge Serguiéitch, les portraits sur les murs, et jusqu’à ses propres questions qu’il répète depuis plus de vingt ans déjà, ont vite fait de l’énerver ; il part quand il a consulté cinq ou six malades. Son aide finit la consultation.

 

Songeant que, grâce à Dieu, il n’a plus depuis longtemps de clientèle particulière et que personne ne viendra le déranger, André Efîmytch rentre chez lui, s’assied immédiatement à sa table de travail et se met à lire. Il lit beaucoup et toujours avec une grande satisfaction ; la moitié de son traitement passe à acheter des livres, et, des six pièces de son logement, trois sont encombrées de livres et de vieux journaux. Il aime surtout les livres d’histoire et de philosophie. En ce qui concerne la médecine, il n’est abonné qu’au Médecin (Vratch), qu’il commence toujours à lire à rebours. Sa lecture se prolonge plusieurs heures sans interruption et ne le fatigue pas. Il lit avec moins de hâte et de fougue que ne le faisait jadis Ivan Dmîtritch : il lit, au contraire, lentement, avec pénétration, s’arrêtant aux endroits qui lui plaisent ou qu’il ne saisit pas. Il a auprès de lui, quand il lit, un carafon de vodka, un concombre salé ou des pommes fermentées, posées à nu, sans assiette, sur le tapis de la table. Chaque demi-heure, sans lever les yeux de dessus son livre, il se verse un petit verre de vodka et le boit ; puis, toujours sans regarder, il atteint en tâtonnant le concombre et en grignote un morceau.

 

À trois heures, il va avec circonspection à la porte de la cuisine, toussote et dit :

 

– Dâriouchka, si l’on me faisait dîner…

 

Après son repas, assez mauvais, et peu propre, André Efîmytch marche dans sa chambre, les bras croisés, et songe. Il sonne quatre heures, puis cinq heures. André Efîmytch marche toujours et songe. De temps à autre, la porte de la cuisine grince, et le visage rouge et endormi de Dâriouchka apparaît.

 

– André Efîmytch, n’est-il pas temps de vous servir la bière ? demande-t-elle d’un air soucieux.

 

– Non, pas encore, répond André Efîmytch. J’attendrai… J’attendrai encore…

 

Vers le soir, arrive, habituellement, le maître de poste Michel Avériânytch, le seul homme de la ville dont la société ne déplaise pas à André Efîmytch. Michel Avériânytch fut autrefois un très riche propriétaire et servit dans la cavalerie, mais, s’étant ruiné, il dut, sur ses vieux jours, entrer dans l’administration des postes. Il a l’air actif et bien portant ; il a d’amples favoris gris, de bonnes manières, et une grosse voix agréable. Il est bon et sensible, mais emporté. Quand, à la poste, quelqu’un réclame, ne se rend pas à ce qu’on lui dit, et commence à discuter, Michel Avériânytch devient pourpre, tremble de tout le corps et crie d’une voix terrible : « Taisez-vous ! » Aussi, depuis longtemps, le bureau de poste a, en ville, la réputation d’un endroit où il ne fait pas bon aller. Michel Avériânytch estime et aime André Efîmytch pour sa culture intellectuelle et pour sa noblesse d’âme ; il le prend de haut avec tous les autres habitants de la ville, comme avec ses subordonnés.

 

– Me voici ! dit-il en entrant chez le docteur. Bonsoir, mon cher ! Je vais encore vous déranger, n’est-ce pas ?

 

– Du tout ; au contraire, très heureux ! lui répond le docteur. Je suis toujours très heureux de vous voir.

 

Les deux amis s’assoient sur le divan et fument quelque temps sans rien dire.

 

– Dâriouchka, si l’on nous donnait de la bière ! dit André Efîmytch.

 

Ils boivent la première bouteille aussi sans parler ; le docteur médite ; Michel Avériânytch a l’air animé et joyeux d’un homme qui a quelque chose de très intéressant à raconter. C’est néanmoins toujours le docteur qui commence la conversation.

 

– Comme il est regrettable, dit-il d’une voix lente et paisible, secouant la tête sans regarder son interlocuteur (il ne regarde jamais personne dans les yeux) ; comme il est profondément regrettable, estimé Michel Avériânytch, que, dans notre ville, il n’y ait aucune personne capable de soutenir une conversation intelligente et intéressante, et qui aime la conversation ! C’est pour nous une grande privation. Les gens cultivés eux-mêmes ne s’y élèvent pas au-dessus du terre à terre ; leur niveau mental n’est pas beaucoup supérieur à celui de la basse classe.

 

– Parfaitement exact ; je suis de votre avis.

 

– Vous daignez reconnaître, continue le docteur au bout d’un instant, que tout, dans ce monde, hormis les hautes manifestations abstraites de l’esprit humain, est sans intérêt ni importance. L’esprit dresse une haute barrière entre l’animal et l’homme, fait songer à la divinité de la nature humaine et remplace en un certain point l’immortalité qu’elle n’a pas. Partant, l’esprit est la seule source possible de jouissance. Nous ne voyons, ni n’entendons autour de nous, rien de spirituel, donc nous sommes privés de jouissance. Il nous reste les livres ; mais c’est tout autre chose que la conversation et que le commerce des hommes. Si vous me permettez de faire une comparaison qui n’est peut-être pas entièrement juste, les livres, c’est le cahier de musique, mais la conversation c’est le chant.

 

– Parfaitement exact !

 

Il se fait un silence. Dâriouchka quitte sa cuisine, et, avec l’expression d’une affliction stupide, la tête appuyée sur le poing, vient se placer sur le seuil de la porte pour écouter.

 

– Hélas ! soupire Michel Avériânytch ; qu’attendre de l’esprit de nos contemporains !

 

Il se met à conter comment on vivait autrefois joyeusement, sainement, et d’intéressante façon, quelle classe intellectuelle, sensée, il y avait en Russie, et jusqu’où elle avait porté les idées d’honneur et d’amitié… On prêtait de l’argent sans billet, et on regardait comme un opprobre de ne pas tendre une main secourable à un compagnon dans le besoin. Et quels combats ! quels compagnons ! quelles femmes ! Le Caucase est un merveilleux pays ! Il y avait la femme d’un chef de bataillon, – étrange femme ! – qui prenait des habits d’officier et s’en allait la nuit dans les montagnes, seule, sans guide. On disait qu’elle avait un roman dans un aoul (village) avec un prince.

 

– Reine des cieux, notre mère !… soupire Dâriouchka.

 

– Et comme on buvait ! comme on mangeait ! Quels libéraux déterminés il y avait alors !

 

André Efîmytch écoutait et n’entendait point. Il pensait à on ne sait quoi, et humait de la bière.

 

– Maintes fois, dit-il tout à coup, interrompant Michel Avériânytch, je songe à des gens d’esprit et à des conversations avec eux. Mon père me donna une bonne instruction, mais, sous l’influence des idées de 1860, il me fit faire ma médecine. Il me semble que si je ne l’avais pas écouté, je serais maintenant au centre du mouvement intellectuel, professeur à quelque faculté. Vous me direz que l’esprit non plus n’est pas éternel, qu’il passe lui aussi ; mais vous savez bien pourquoi j’éprouve un faible pour lui ! La vie est un piège ennuyeux. Quand l’homme pensant atteint son âge viril et entre dans sa conscience réfléchie, il se sent malgré lui comme dans un piège sans issue. Il est, en effet, contre sa volonté, appelé, par on ne sait quel hasard, du non-être à la vie… Pourquoi ?… Il veut connaître la pensée et le but de son existence ; on ne les lui dit pas, ou on lui dit des insanités. Il frappe, on ne lui ouvre pas. Enfin, vient la mort, – aussi contre sa volonté !… Et voilà, de même qu’en prison des gens liés par un malheur commun le sentent un peu moins, quand ils sont ensemble, ainsi, on s’aperçoit moins du piège de la vie, quand des gens portés à l’analyse et aux généralisations se trouvent réunis et passent le temps à échanger des idées libres et hardies : en ce sens, l’esprit est la jouissance incomparable.

 

– Parfaitement exact !

 

Sans regarder son interlocuteur, avec des pauses, et doucement, André Efîmytch continue à parler des gens d’esprit et de leur conversation ; Michel Avériânytch l’écoute avec attention et acquiesce :

 

– Parfaitement exact !

 

– Vous ne croyez pas à l’immortalité de l’âme ? demande tout à coup le maître de poste.

 

– Non, estimable Michel Avériânytch, je n’y crois pas, et n’ai aucune raison d’y croire.

 

– Il faut avouer que moi aussi je doute. Et pourtant il est en moi comme un sentiment que je ne mourrai jamais ! « Allons, me dis-je, vieux barbon, il est temps de mourir ! » Et dans mon âme, une petite voix crie : « N’en crois rien, tu ne mourras pas… »

 

Un peu après neuf heures Michel Avériânytch quitte son ami. Mettant sa pelisse dans l’antichambre, il dit en soupirant :

 

– Tout de même, dans quel sale trou nous a placés le destin !… Le plus triste est qu’il faudra y finir nos jours… Hélas !

 

VII

Ayant accompagné son ami, André Efîmytch se rassied à sa table et recommence à lire. Aucun bruit ne trouble la paix du soir et le silence de la nuit. Il semble que le temps s’arrête et se fige, comme le docteur sur son livre, et qu’en dehors de ce livre et de la lampe à abat-jour vert, il n’existe plus rien. La face rustaude du docteur s’illumine peu à peu d’un sourire d’extase et d’attendrissement à l’idée du progrès de l’esprit humain. « Oh ! pourquoi l’homme n’est-il pas immortel ? songe-t-il. À quoi bon les centres cérébraux et les circonvolutions ? À quoi bon la vue, la parole, la conscience, le génie, s’il est prescrit à tout cela de retourner à la terre et de se refroidir à la fin des fins avec l’écorce terrestre, et d’être ensuite emporté sans but et sans pensée avec la terre autour du soleil des millions et des millions d’années ? Il n’était pas besoin d’évoquer l’homme du néant et de le guinder à sa raison si haute et presque divine, pour ensuite – par littérale dérision – le retourner à son argile.

 

« Les transformations de la matière !… Quelle lâcheté de se consoler par ce succédané de l’immortalité !… Les mouvements inconscients de la nature sont inférieurs même à la stupidité humaine, car il reste toujours dans cette stupidité quelque conscience et quelque volonté, et dans les mouvements de la nature, il n’y a rien. Et pourtant on dit à l’esprit : « Calme-toi, ton être décomposé donnera la vie à d’autres organismes. » C’est lui dire : « Tu deviendras inférieur à la stupidité même. » Seul un lâche, ayant en face de la mort plus de peur que de dignité, peut se consoler par cela que son corps revivra dans l’herbe, dans les pierres, dans les crapauds… Placer son immortalité dans l’évolution de la matière est aussi étrange que de prédire un brillant avenir à un écrin, quand le violon précieux qu’il contient sera brisé et hors d’usage. »

 

Quand des heures sonnent, André Efîmytch s’appuie au dos de son fauteuil et ferme les yeux pour réfléchir un peu. Et soudain, sous l’influence des belles pensées qu’il vient de lire, il jette un regard sur son passé et sur le présent. Et le présent lui semble pareil au passé !… Il sait que tandis que ses pensées le portent au temps du refroidissement de la terre, tout près de lui, dans le grand bâtiment de l’hôpital, des gens croupissent dans la souffrance et dans la saleté… L’un d’eux, peut-être, ne dort pas, et se débat contre la vermine ; un autre est infecté d’érysipèle ou geint d’un bandage trop serré. Peut-être aussi les malades jouent-ils aux cartes avec les infirmières et boivent-ils de l’eau-de-vie. Dans le cours de l’année, douze mille personnes ont été abusées : l’œuvre hospitalière tout entière repose, comme il y a vingt ans, sur la fraude, les commérages, les cancans, la camaraderie, et sur le charlatanisme grossier. L’hôpital, comme jadis, offre l’image d’un établissement immoral et des plus malsains. Le docteur sait que, sous les grilles, dans la salle 6, Nikîta rosse les malades, et que Moïseïka va mendier chaque jour en ville…

 

Il sait parfaitement d’autre part que, dans les vingt-cinq dernières années, il s’est produit dans la médecine un changement fantastique. Lorsqu’il était étudiant, il lui paraissait que la médecine aurait bientôt le sort de l’alchimie et de la métaphysique. Maintenant, au cours de ses lectures, la nuit, la médecine le transporte et éveille en lui de l’admiration et de l’enthousiasme. En effet, quel éclat soudain, quelle révolution ! Grâce à l’antisepsie, on fait des opérations que le grand Pirogov[1] n’osait même pas espérer possibles. Les médecins les plus ordinaires des zemstvos[2] entreprennent des résections de l’articulation du genou. Sur cent laparotomies, il n’y a qu’un cas mortel. L’opération de la pierre est une telle bagatelle qu’on ne daigne même plus écrire sur ce sujet. La syphilis se guérit radicalement. Ah ! la théorie de l’hérédité, l’hypnotisme, les découvertes de Pasteur et de Koch, l’hygiène avec statistique et notre médecine russe de campagne !… La psychiatrie et la classification actuelle des maladies, les méthodes de diagnostic et de thérapeutique, c’est, en comparaison de ce qui existait, un véritable Elbrouz. Maintenant on ne douche plus les fous et on ne leur met plus la camisole de force ; on les traite humainement, et même, comme on l’écrit dans les journaux, on organise pour eux des bals et des spectacles. André Efîmytch sait que, dans les façons actuelles de voir et de faire, une abomination comme la salle 6 n’est tout au plus possible que dans quelque petite ville à deux cents verstes de toute voie ferrée, où le maire et tous les conseillers municipaux sont de petits bourgeois à demi illettrés, voyant dans le médecin un augure qu’il faut écouter quand bien même il nous verserait dans la bouche du plomb fondu. En tout autre lieu, le public et la presse auraient depuis longtemps démoli une si affreuse Bastille.

 

« Bah ! se dit André Efîmytch rouvrant les yeux, après tout, qu’est-il resté de tout cela ?… Ni l’antisepsie, ni Koch, ni Pasteur n’ont pu changer la nature des choses ! La morbidité et la mortalité sont les mêmes. On donne des bals et des spectacles aux fous, mais on ne les met toujours pas en liberté. En somme, tout est vanité et absurdité. Entre mon hôpital et la meilleure clinique de Vienne, il n’y a, au fond, aucune différence. »

 

Malgré tout, l’affliction et une sorte d’envie l’empêchent de rester impassible ; la fatigue y a peut-être sa part. Sa tête alourdie s’incline sur son livre ; il soutient son visage de ses mains, et pense :

 

« Je fais une besogne nuisible et je reçois de l’argent des gens que je trompe : je ne suis pas honnête ! Mais, voyons, par moi-même, que suis-je ? Je ne suis qu’un facteur du mal social inévitable ! Tous les fonctionnaires de district ne font que du mal et reçoivent de l’argent sans raison… Je ne suis donc pas personnellement coupable de ma malhonnêteté, c’est le temps… Si j’étais né deux cents ans plus tard, j’aurais été autre. »

 

Lorsque sonnent trois heures, André Efîmytch éteint sa lampe et va se coucher : il n’a pas envie de dormir.

 

VIII

Il y a deux ans, le zemstvo se piqua de générosité et vota 300 roubles par an pour l’augmentation du personnel médical de l’hôpital. Un médecin de district, Eugène Fiôdorovitch Khôbotov, fut adjoint à André Efîmytch. C’était un très jeune homme ; il n’avait pas encore trente ans. Brun et de haute taille, avec de larges pommettes et de petits yeux, il devait avoir dans son ascendance du sang tatare ou finnois. Il arriva en ville sans un sou vaillant, flanqué d’une petite valise, et d’une jeune femme assez laide, qu’il donnait pour sa cuisinière. La jeune femme nourrissait un enfant, Eugène Fiôdorovitch portait une casquette à visière et de hautes bottes, et l’hiver une demi-pelisse de moujik.

 

Il lia amitié avec Serge Serguiéitch et avec l’économe. Il traita tous les autres fonctionnaires, on ne sait pourquoi, d’aristocrates, et se tint éloigné d’eux. Il n’avait chez lui qu’un seul livre : Les Nouvelles ordonnances de la clinique de Vienne pour l’année 1881. Il portait toujours ce livre avec lui quand il allait voir un malade. Le soir, au club, il jouait au billard ; il n’aimait pas les cartes. Il affectionnait lancer dans le discours des mots comme « cannetille », « truc au vinaigre », « cesse d’accumuler des ombres, » etc.…

 

Il venait à l’hôpital deux fois par semaine, parcourait les salles, et faisait la consultation. Le manque complet d’antisepsie et l’application de ventouses le révoltaient, mais il n’introduisait pas les nouvelles méthodes, craignant de froisser André Efîmytch. Il le considérait comme un vieux coquin, le croyait extrêmement riche et l’enviait en secret. Il aurait bien voulu sa place.

 

IX

Un soir de la fin de mars, comme il n’y avait déjà plus de neige sur la terre et que les sansonnets chantaient dans le jardin de l’hôpital, André Efîmytch sortit pour accompagner son ami le maître de poste jusqu’à la grand’porte de l’hôpital. Il y rencontra Moïseïka qui rentrait. Le juif était sans chapeau, les pieds nus dans des caoutchoucs, et il portait un petit sac plein des aumônes qu’on lui avait faites.

 

– Donne-moi un petit kopek ! demanda-t-il au docteur, tremblant de froid, et souriant.

 

André Efîmytch, qui ne savait pas refuser, lui donna un grievenik ; et il songea, voyant les pieds nus de Moïseïka, aux chevilles rouges et maigres :

 

– Comme c’est pitoyable ! Il y a tant de boue !

 

Mû par un sentiment mixte de piété et de dégoût, il suivit le juif dans l’annexe de l’hôpital, regardant tantôt sa tête chauve et tantôt ses chevilles.

 

À l’entrée du docteur, Nikîta se leva brusquement de dessus le tas de vieilles bardes et prit l’attitude militaire.

 

– Bonjour, Nikîta, lui dit doucement André Efîmytch. Est-ce qu’on ne pourrait pas donner des bottes à ce juif ? Il finira par s’enrhumer.

 

– Bien, Votre Noblesse ; j’en parlerai à l’économe.

 

– Je t’en prie : demande-lui cela en mon nom. Tu lui diras que je l’ai demandé.

 

La porte du vestibule conduisant à la salle 6 était ouverte ; Ivan Dmîtritch, soulevé sur son lit, tendant l’oreille, écoutait, plein d’alarmes, cette voix qu’il n’était pas accoutumé à entendre. Il reconnut tout à coup la voix du docteur, se mit à trembler de colère, se jeta à bas de son lit, et, les yeux égarés, le visage rouge et mauvais, se précipita au milieu de la salle.

 

– Le docteur est venu ! s’écria-t-il, en éclatant de rire. Enfin !… messieurs, je vous félicite ! Le docteur nous honore de sa visite !… Maudite canaille ! vociféra-t-il, dans un accès de délire comme on ne lui en avait jamais vu. Il faut tuer cette canaille ! Non, ce n’est pas assez de la tuer ! Il faut la noyer dans les cabinets !

 

André Efîmytch, l’entendant, regarda dans la salle, et lui demanda doucement :

 

– Pourquoi ?

 

– Pourquoi ? cria Ivan Dmîtritch marchant sur lui d’un air terrible et se drapant convulsivement dans sa capote. Pourquoi ? Voleur ! fit-il avec dégoût, avançant les lèvres comme s’il voulait cracher. Charlatan ! Bourreau !

 

– Calmez-vous, dit André Efîmytch, souriant d’un air coupable. Je vous assure que je n’ai jamais rien pris, et, pour le reste, je crois que vous exagérez fortement. Je vois que vous êtes fâché contre moi. Calmez-vous, je vous en prie, si vous le pouvez, et dites-moi posément pourquoi vous voulez me tuer ?

 

– Pourquoi me gardez-vous ici ?

 

– Parce que vous êtes malade.

 

– Oui, malade. Mais des dizaines, des centaines de fous se promènent en liberté parce que votre ignorance ne sait pas les discerner des gens bien portants ! Pourquoi ces malheureux que voici, et moi, sommes-nous obligés de rester ici pour tous les autres comme des boucs émissaires ? Vous, l’économe, l’aide-chirurgien, et toute votre séquelle hospitalière, êtes, dans l’ordre moral, infiniment au-dessous de nous tous ! Pourquoi donc sommes-nous ici, et vous pas ? Où est la logique ?

 

– L’ordre moral et la logique n’ont ici rien à voir ; tout dépend des circonstances. Ceux qu’on a envoyés ici y demeurent, et ceux qu’on n’y a pas envoyés se promènent ; voilà tout. Je suis docteur et vous êtes un malade de l’esprit ; il n’y a là dedans ni moralité, ni logique, mais une simple contingence.

 

– Je ne comprends pas ces sornettes…, dit Ivan Dmîtritch sourdement, et il s’assit sur son lit.

 

Moïseïka, que Nikîta avait eu peur de fouiller devant le docteur, installa sur son lit des petits morceaux de pain, de papier, et des petits os, et, tout tremblant encore de froid, il commença à débiter quelque chose en hébreu, vite et d’une voix chantante ; il s’imaginait sans doute ouvrir une boutique.

 

– Laissez-moi partir ! dit Ivan Dmîtritch d’une voix tremblante.

 

– Je ne puis pas.

 

– Pourquoi donc cela ? Pourquoi ?

 

– Parce que ce n’est pas en mon pouvoir… Réfléchissez ! À quoi cela servirait-il que je vous renvoie ? Vous partez : les habitants de la ville ou la police vous saisissent et vous ramènent.

 

– Oui, c’est vrai…, murmura Ivan Dmîtritch, se frottant le front. C’est horrible ! Mais que faire ? Quoi ?…

 

La voix d’Ivan Dmîtritch et la mobilité de son visage jeune et intelligent plurent à André Efîmytch. Il voulut lui dire quelque chose d’agréable et le calmer ; il s’assit à côté de lui sur son lit, réfléchit, et dit :

 

– Vous le demandez : Que faire ? Le mieux, dans votre situation, serait de vous enfuir. Mais, malheureusement, c’est inutile. On vous arrêtera ! Quand la société écarte de soi les criminels et les malades de l’esprit, et, en général, tous les gens qui la gênent, elle est inexorable… Il ne vous reste qu’à vous reposer dans cette pensée que votre séjour ici est nécessaire.

 

– Il ne sert à personne.

 

– Du moment qu’il existe des prisons et des asiles d’aliénés, il faut qu’il y ait quelqu’un dedans. Si ce n’est vous, c’est moi ; si ce n’est moi, c’est quelqu’un autre. Dites-vous que dans un avenir lointain il n’y aura plus de prisons et d’asiles d’aliénés ; il n’y aura plus ni fenêtres grillées, ni capotes d’hôpital… Après tout, ce temps viendra tôt ou tard.

 

Ivan Dmîtritch sourit ironiquement :

 

– Vous plaisantez ? dit-il, fermant un peu les yeux. Des messieurs comme vous et comme votre aide Nikîta, ne s’inquiètent guère de l’avenir. Mais vous pouvez être assuré, cher monsieur, qu’il viendra des temps meilleurs ! Je puis m’exprimer trivialement, moquez-vous, mais l’aube luira d’une vie nouvelle : la justice triomphera ; il y aura fête dans notre rue ! Je ne le verrai pas ; je serai crevé ; mais les petits-fils de quelqu’un le verront. Je les salue de toute mon âme et je me réjouis. Je me réjouis pour eux ! En avant ! Que Dieu vous aide, mes amis !…

 

Ivan Dmîtritch, les yeux brillants, se leva et, tendant les mains vers la fenêtre, il poursuivit avec feu :

 

– De derrière ces grilles, je vous bénis ! Vive la vérité !… Je me réjouis !

 

– Je ne trouve pas qu’il y ait lieu de se réjouir, dit André Efîmytch, à qui le mouvement d’Ivan Dmîtritch parut théâtral, et qui cependant le goûta… Il n’y aura plus de prisons et d’asiles d’aliénés, et la vérité, comme vous avez daigné le dire, triomphera. Mais voilà ! la nature des choses ne sera point changée. Les lois de la nature resteront les mêmes. Les gens souffriront, vieilliront et mourront comme maintenant ; quelle aube splendide n’aura pas illuminé votre vie, mais au bout du compte, on vous clouera dans le cercueil et on vous jettera dans la fosse !

 

– Et l’immortalité ?

 

– Ah ! de grâce !

 

– Vous n’y croyez pas ; moi j’y crois ! Quelqu’un, Dostoïevsky ou Voltaire, a dit que s’il n’y avait pas de Dieu, il faudrait l’inventer. Et moi je crois fermement que si l’immortalité n’existait pas, le grand esprit de l’homme l’inventerait tôt ou tard.

 

– C’est bien parlé, dit André Efîmytch, souriant de plaisir. C’est bien de croire ! Avec une pareille croyance on peut vivre en chantant, même emmuré. Vous avez certainement dû recevoir de l’instruction ?

 

– Oui, j’ai suivi les cours de l’Université, mais je n’ai pas été jusqu’au bout.

 

– Vous êtes un homme de méditation et de pensée ; où que vous soyez, vous pouvez trouver en vous-même les raisons de vous consoler. Une pensée libre et profonde menant à la compréhension de la vie, et le complet mépris de la stupide vanité du monde, ce sont les deux biens les plus élevés que l’homme puisse connaître. On peut les posséder, même enfermé sous triple grille. Diogène dans son tonneau était plus heureux que tous les rois de la terre.

 

– Votre Diogène était un idiot, répondit sombrement Ivan Dmîtritch… Que me parlez-vous de Diogène et d’une sorte de compréhension ? fit-il soudain, s’emportant, et sautant à bas de son lit. J’aime la vie ; je l’aime passionnément ! La monomanie de la persécution me torture d’une peur continuelle, soit ! Mais il est des minutes où il me prend une telle soif de vivre que j’ai vraiment peur de perdre la tête. Je désire furieusement vivre ; furieusement !

 

Il se mit à parcourir la salle avec agitation et dit, baissant la voix :

 

– Quand je rêve, des visions me poursuivent. Des gens s’approchent de moi, j’entends des voix, de la musique ; il me semble que je me promène dans quelque forêt, au bord de la mer, et je désire avec passion avoir des occupations et des soucis… Dites-moi, demanda brusquement Ivan Dmîtritch : y a-t-il quelque chose de nouveau là-bas ? Que s’y passe-t-il ?

 

– Désirez-vous savoir ce qui se passe en ville ou dans le monde ?

 

– Eh bien, dites-moi d’abord ce qui se passe en ville, ensuite vous me direz ce qui se passe ailleurs !

 

– Bien ! Voyons ?… La vie en ville est mortellement ennuyeuse… Il n’y a personne à qui parler, personne à écouter. Pas de nouveaux venus… Pourtant il est arrivé, il y a peu de temps, un jeune médecin, Khôbotov.

 

– Il est arrivé quand j’étais encore libre. Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? un malotru ?

 

– Oui, un homme sans culture. C’est étrange, savez-vous ? À tout prendre, il n’y a pas dans nos grandes villes de stagnation : il y a un mouvement intellectuel ; il devrait y avoir de véritables hommes ; eh bien ! chaque fois qu’on nous envoie de ces gens-là, ils ne sont pas à regarder… Malheureuse ville !

 

– Oui, malheureuse ville ! soupira Ivan Dmîtritch railleusement. Et ailleurs que se passe-t-il ?… Qu’écrit-on dans les journaux et dans les revues ?

 

Dans la salle, il faisait déjà sombre. Le docteur se leva et, debout, se mit à raconter ce qu’on écrivait à l’étranger et en Russie, et quel était le mouvement des idées. Ivan Dmîtritch l’écoutait attentivement et le questionnait. Mais tout à coup, comme se souvenant de quelque chose d’horrible, il se prit la tête entre les mains et se coucha sur son lit, tournant le dos au docteur.

 

– Qu’avez-vous ? lui demanda André Efîmytch.

 

– Vous n’aurez pas de moi un mot de plus ! lui dit rudement Ivan Dmîtritch ; laissez-moi !

 

– Pourquoi donc ?

 

– Je vous dis de me laisser ! Quel démon !

 

André Efîmytch leva les épaules, soupira et sortit. Arrivé dans le vestibule, il dit :

 

– Il faudrait mettre un peu d’ordre ici, Nikîta. Cela sent affreusement mauvais.

 

– Bien, Votre Noblesse.

 

« Quel agréable jeune homme ! pensa-t-il rentrant chez lui. Depuis que je suis dans cette ville, c’est, je crois, le premier être avec lequel on puisse causer. Il sait raisonner, et il s’intéresse précisément à ce qu’il faut. »

 

Il se mit à lire et ensuite alla se coucher ; mais tout le temps il ne put penser qu’à Ivan Dmîtritch.

 

Le matin, en se réveillant, il se souvint qu’il avait fait connaissance la veille avec un homme intéressant et spirituel, et il résolut de retourner le voir dès qu’il pourrait.

 

X

Ivan Dmîtritch était couché dans la même position que la veille au soir, la tête dans les mains et les jambes repliées. On ne pouvait pas voir son visage.

 

– Bonjour, mon ami, lui dit André Efîmytch. Vous ne dormez pas ?

 

– D’abord je ne suis pas votre ami, dit dans son oreiller Ivan Dmîtritch. Puis vous perdez votre temps, je ne vous dirai pas un mot !

 

– Étrange…, balbutia André Efîmytch, troublé. Hier soir nous causions tranquillement et, tout à coup, je ne sais pourquoi, vous vous êtes choqué et vous vous êtes arrêté net… J’aurai dit sans doute quelque parole malheureuse ou j’aurai exprimé quelque idée contraire à vos convictions…

 

– Oui, je vous croirai ! fit Ivan Dmîtritch, se soulevant et regardant le docteur avec une ironie inquiète. (Ses yeux étaient tout rouges.) Vous pouvez aller essayer vos espionnages ailleurs ! Ici rien à faire. Depuis hier soir, j’ai compris pourquoi vous veniez.

 

– Étrange fantaisie ! murmura le docteur en riant. Alors vous vous figurez que je suis un espion ?

 

– Oui, je me le figure !… Espion ou docteur à l’examen de qui on m’a soumis, pour moi, c’est tout un.

 

– Ah ! en vérité, excusez-moi… quel original vous faites !

 

Le docteur s’assit sur un tabouret, près du lit d’Ivan Dmîtritch et secoua la tête d’un air blessé.

 

– Enfin, dit-il, admettons que vous disiez vrai ! Admettons que je vous écoute traîtreusement pour vous livrer à la police ; on vous arrête ; puis on vous juge. Serez-vous pendant la prévention et en prison plus mal qu’ici ?… Et si on vous déporte, ou même si on vous envoie aux travaux forcés, y souffrirez-vous plus que confiné dans cette annexe ? Je ne le crois pas… Alors qu’avez-vous à craindre ?

 

Ces mots manifestement agirent sur Ivan Dmîtritch ; il s’assit, calmé.

 

Il était cinq heures, l’heure à laquelle, habituellement, André Efîmytch faisait les cent pas dans son appartement, et l’heure à laquelle Dâriouchka lui demandait s’il voulait prendre de la bière. Le temps dehors était doux et limpide.

 

– Après dîner je suis allé me promener, et, comme vous le voyez, je suis entré en passant, dit le docteur. C’est tout à fait le printemps.

 

– Quel mois avons-nous ? demanda Ivan Dmîtritch ; mars ?

 

– Oui, la fin de mars.

 

– Il y a de la boue ?

 

– Très peu. Il y a déjà des petits sentiers propres dans le jardin.

 

– Il ferait bon aller se promener en voiture hors de la ville, soupira Ivan Dmîtritch, frottant ses yeux rouges comme s’il se réveillait. Et ensuite rentrer chez soi, dans un cabinet de travail bien chaud et confortable, et… et se faire soigner du mal de tête par un médecin compétent… Il a y longtemps que je n’ai pas vécu en être humain… Ici, c’est sale ; intolérablement sale.

 

Depuis son excitation de la veille, il était fatigué et las, et ne parlait que malgré lui. Ses doigts tremblaient, et on voyait qu’il avait un mal de tête violent.

 

– Entre un cabinet de travail tiède et confortable et cette salle il n’y a aucune différence, dit André Efîmytch. Le bonheur de l’homme et son repos ne sont pas hors de lui, mais en lui-même.

 

– Comment l’entendez-vous ?

 

– L’homme vulgaire attend de quelque objet, d’une calèche ou d’une chambre agréable, le bien ou le mal ; l’homme qui pense l’attend de lui seul.

 

– Allez prêcher cette philosophie en Grèce, où il fait chaud et où fleurissent les orangers, mais ici, elle est hors de saison. Avec qui donc parlais-je de Diogène ? N’est-ce pas avec vous ?

 

– Oui, avec moi, hier soir.

 

– Diogène n’avait pas besoin d’un cabinet de travail et d’un appartement chauffé. En Grèce on a chaud sans cela ; on se couche dans un tonneau et on se nourrit d’olives et d’oranges. Mais s’il eût dû vivre en Russie, ce n’est pas au mois de décembre, c’est dès le mois de mai qu’il eût réclamé une chambre. Je vous assure que le froid l’aurait courbé comme un crochet.

 

– Non, on peut, comme toute autre douleur, ne pas ressentir le froid. Marc-Aurèle a dit : « La douleur est une représentation forte du mal ; fais force de volonté pour changer cette représentation ; détourne-la ; cesse de te plaindre ; la douleur s’évanouira. » C’est exact. Le sage, ou, simplement, le penseur, l’homme méditatif, se distingue surtout par cela qu’il fait fi de la souffrance. Il est toujours content et ne s’étonne de rien.

 

– Ce qui veut dire que je suis un idiot parce que je souffre, parce que je ne suis pas content, et que je m’étonne de la lâcheté humaine ?…

 

– Vous dites cela à tort. Si vous aviez plus l’habitude de réfléchir, vous comprendriez combien négligeable est tout ce monde extérieur qui nous trouble. Il faut se hausser à la compréhension de la vie ; là est le vrai bien.

 

– La compréhension…, fit Ivan Dmîtrich, fronçant les sourcils. L’extérieur, l’intérieur… Pardonnez-moi ; je ne comprends pas. Je sais seulement, dit-il, en se levant et en regardant le docteur avec courroux, que Dieu m’a fait de sang chaud et de nerfs ; parfaitement !… Le tissu cellulaire, s’il est vivant, doit réagir à toute excitation ; je réagis. Le mal me fait crier et pleurer ; la lâcheté m’indigne ; la saleté me dégoûte. C’est là, proprement, ce que j’appelle vivre. Plus un organisme est simple, moins il sent et moins il réagit. Plus il est élevé, plus il est impressionnable, et plus il réagit avec énergie et effet. Qui ne sait cela ? Il est docteur et ignore ces choses élémentaires ! Pour mépriser la souffrance, être toujours content de son sort et ne s’étonner de rien, il faut en arriver à cet état-là, – et Ivan Dmîtritch montra l’informe moujik, noyé dans la graisse, – ou alors il faut se tremper dans la souffrance jusqu’à y perdre toute sensibilité : ce qui revient à cesser de vivre. Pardonnez-moi, je ne suis ni un sage, ni un philosophe, poursuivit Ivan Dmîtritch irrité. Je ne comprends rien à tout ce que vous me dites. Je ne suis pas en état de raisonner.

 

– Au contraire, vous raisonnez parfaitement.

 

– Les stoïciens, dont vous caricaturez les théories, étaient des gens remarquables, mais leur doctrine est figée depuis déjà deux mille ans, et pas une goutte n’a pu s’en revivifier depuis, ni ne le pourra, car c’est une doctrine impraticable et sans vie. Elle n’eut jamais de succès qu’auprès d’une minorité de gens studieux passant leur vie à déguster toutes les doctrines ; la foule ne la comprenait pas. Une doctrine qui prêche l’indifférence à la richesse et aux aises de la vie, et le mépris de la souffrance et de la mort, est tout à fait incompréhensible à la grande majorité des gens, qui ne connaîtra jamais ni les aises de la vie ni les richesses. Mépriser la souffrance signifierait pour elle mépriser la vie elle-même, car toute la vie de l’homme consiste à ressentir le froid, la faim, les injures, les privations, et la peur hamlétique de la mort. C’est là toute la vie. On peut la trouver pesante, la haïr, mais non la mépriser. Oui, je le répète, la doctrine stoïcienne ne peut pas avoir d’avenir. Comme vous le savez, depuis le commencement du siècle jusqu’à aujourd’hui, la lutte contre le mal, l’affinement à souffrir, la force de réaction n’ont fait que progresser.

 

Ivan Dmîtritch perdit soudain le fil de ses pensées, s’arrêta et se frotta le front avec ennui :

 

– Je voulais dire quelque chose d’important, dit-il, mais je ne sais plus quoi… Où en étais-je ?… Ah ! voilà ! Je voulais dire qu’un stoïcien se vendit pour racheter son prochain. Eh bien, ce stoïcien lui-même réagissait contre l’impression désagréable, car, pour faire un acte si généreux que se renoncer pour autrui, il fallait une âme souffrante et troublée. J’ai oublié ici, en prison, tout ce que j’ai appris, autrement je me serais souvenu encore de quelque chose. Voulez-vous que nous prenions le Christ ? Le Christ paya tribut à la réalité en ce qu’il pleura, sourit, s’affligea, s’irrita, et languit. Il ne vint pas en souriant au-devant des souffrances, et ne méprisa pas la mort. Il pria au jardin de Gethsémani qu’on Lui épargnât ce calice.

 

Ivan Dmîtritch sourit et s’assit.

 

– Admettons, dit-il, que le repos et le bonheur de l’homme ne soient pas hors de lui, mais en lui ; admettons qu’il faille mépriser la souffrance et rester impassible ; mais, vous, sur quoi vous appuyez-vous pour prêcher cette doctrine ? Êtes-vous un sage ? Êtes-vous un philosophe ?

 

– Je ne suis pas philosophe, mais chacun doit prêcher cette doctrine parce qu’elle est raisonnable.

 

– Je voudrais bien savoir pourquoi vous vous croyez compétent en matière de conception de la vie, de mépris de la souffrance et autres choses semblables ? Avez-vous jamais souffert ? Avez-vous idée des souffrances que l’on peut endurer ? Permettez-moi une question : vous a-t-on donné les verges dans votre enfance ?

 

– Non, mes parents professaient l’aversion des châtiments corporels.

 

– Moi, mon père me fouettait cruellement. Mon père était un rêche fonctionnaire à hémorroïdes, avec un grand nez et le cou jaune… Mais parlons de vous. De toute votre vie, personne ne vous a touché du doigt ; personne ne vous a fait peur ; personne ne vous a rossé. Vous êtes fort comme un bœuf ; vous avez grandi sous l’aileron de votre père ; on vous a instruit à ses frais, et tout de suite après on vous a donné une sinécure. Depuis plus de vingt ans vous habitez un appartement gratuit ; chauffé, éclairé, servi ; ayant le droit de travailler, s’il vous plaît, et celui de ne rien faire, s’il vous agrée. Vous êtes par nature un homme mou et paresseux, et vous vous êtes efforcé d’arranger votre vie en sorte que rien ne vienne vous troubler et ne vous oblige à changer de place ; vous avez délégué vos fonctions à l’aide-chirurgien et à d’autres racailles, et vous restez au chaud et au repos, amassant de l’argent, lisottant des livres, vous dorlotant de raisonnements variés sur diverses absurdités de haut vol, et… – Ivan Dmîtritch regarda le nez rouge du docteur – et nous nous enivrons !… En un mot, vous n’avez rien vu de la vie, vous l’ignorez complètement et vous ne la savez qu’en théorie. Vous méprisez la souffrance et ne vous étonnez de rien pour une très simple raison. Considérer la vanité de toute chose ; avoir un dédain intérieur et avoué de la vie, des souffrances et de la mort ; penser que la compréhension est le bien véritable : tout cela est la philosophie qui convient le mieux au Russe paresseux. Ainsi, par exemple, vous voyez un moujik battre sa femme. Pourquoi intervenir ? Qu’il la batte, peu importe ! Tous deux mourront un jour ou l’autre. Et celui qui bat, par les coups qu’il donne, s’humilie plus que celui qu’il bat… Se soûler est indécent et bête, mais que l’on boive, il faut mourir, que l’on ne boive pas, il faut mourir… Voici une femme qui a mal aux dents. Bah ! Qu’importe ? Le mal n’est qu’une imagination, et l’on ne peut pas vivre ici-bas sans souffrir. Nous mourrons tous. Aussi, femme, va-t’en ; ne m’empêche pas de penser et de boire ma vodka ! Un jeune homme vous demande ce qu’il faut faire, comment il faut vivre. Avant de lui répondre, le premier venu réfléchirait ; mais le philosophe a réponse toute prête à ce cas-là : Tends à la compréhension des choses et au bien véritable. Et qu’est-ce qu’est ce fantastique « bien véritable » ? En somme personne ne peut le dire !… On nous tient ici sous grilles ; on nous laisse croupir ; on nous torture : c’est très bien, c’est raisonnable, parce qu’il n’y a aucune différence entre cette salle 6 et une bonne chambre chaude !… Commode philosophie ! On ne fait rien, on a une conscience tranquille, et l’on se croit sage !… Non, monsieur, ce n’est pas de la philosophie, ce n’est pas du raisonnement, ce n’est pas une vue large et profonde ; ce n’est que de la paresse, du fakirisme : ce n’est qu’un rêve dément. Oui ! se fâcha encore Ivan Dmîtritch, vous dédaignez la souffrance ; mais que vous vous pinciez le doigt dans une porte, vous braillez à plein gosier !

 

– Il se peut que je ne braille pas, dit André Efîmytch, souriant doucement.

 

– Allons donc ! Si une paralysie vous prenait, ou si, supposons-le, un sot ou un insolent, à la faveur de sa position ou de son rang, vous offensait en public sans que vous en puissiez tirer réparation, alors vous sentiriez ce que c’est que renvoyer les autres à la compréhension des choses et du bien véritable.

 

– C’est original, dit André Efîmytch, souriant de plaisir et se frottant les mains. Votre penchant aux généralisations me frappe et me plaît, mais la caractéristique que vous avez daigné donner de moi n’est que brillante. J’en conviens, je prends à votre conversation le plus grand plaisir. Allons, je vous ai écouté ! Ayez la bonté de m’écouter à votre tour…

 

XI

Cet entretien se continua pendant près d’une heure et produisit sans doute sur André Efîmytch une impression profonde. Il se mit à venir à l’annexe chaque jour. Il y venait le matin et après son dîner, et souvent l’obscurité le trouvait en conversation avec Ivan Dmîtritch. Dans les premiers temps, Ivan Dmîtritch le fuyait, le soupçonnait de mauvais desseins, et exprimait ouvertement son déplaisir. Puis il s’habitua à lui, et son aversion se changea en condescendance ironique.

 

Le bruit courut vite à l’hôpital que le docteur André Efîmytch s’était mis à fréquenter la salle 6. Personne, ni Nikîta, ni l’aide-chirurgien, ni les infirmières, ne put comprendre ce qu’il y venait faire et pourquoi il y demeurait des heures entières, ni de quoi il pouvait parler, et pourquoi enfin il n’écrivait pas d’ordonnances. Ses allures parurent singulières. Souvent Michel Avériânytch ne rencontrait plus le docteur chez lui, ce qui autrefois n’arrivait jamais. Et Dâriouchka était tout effarée de voir son maître boire de la bière en dehors des heures accoutumées, et arriver en retard pour dîner.

 

Un jour, au commencement de juin, le docteur Khôbotov vint pour affaire chez André Efîmytch, et, ne l’ayant pas trouvé chez lui, il alla dans la cour pour le chercher. On lui dit que le vieux docteur était à l’annexe. Khôbotov y entra, et, arrêté dans le vestibule, il entendit la conversation suivante :

 

– Nous ne nous accorderons jamais et vous ne me convertirez jamais à votre croyance, disait Ivan Dmîtritch exaspéré. Vous ne savez rien de la réalité et vous n’avez jamais souffert. Vous vivez comme une sangsue, de la souffrance d’autrui. Moi j’ai souffert sans trêve depuis le jour de ma naissance. Aussi je vous le dis nettement : je me considère, à tous les points de vue, comme plus élevé et plus compétent que vous. Ce n’est pas à vous de me donner des leçons.

 

– Je n’ai pas du tout la prétention de vous convertir à ma façon de voir, répondit André Efîmytch paisiblement, regrettant qu’on ne voulût pas le comprendre. La question n’est pas là, mon ami, La question n’est pas que vous ayez souffert et moi pas. Les souffrances et les joies sont fugitives ; laissons-les de côté ; Dieu les garde ! L’important est que nous pensions ensemble. Nous nous sentons l’un et l’autre capables de penser et de raisonner ; cela nous rend solidaires comme s’il n’y avait dans nos manières de voir aucune divergence. Si vous saviez, mon ami, combien me pèsent la sottise universelle, la médiocrité et la stupidité, et quelle joie j’éprouve chaque fois que je viens causer avec vous ! Vous êtes un homme plein d’esprit et je me délecte avec vous.

 

Khôbotov poussa la porte et regarda dans la salle. Le docteur, et Ivan Dmîtritch, en bonnet de coton, étaient assis l’un à côté de l’autre sur le lit. L’aliéné grimaçait, frissonnait et se drapait convulsivement dans sa capote. Le docteur était immobile, tête basse, et son visage était rouge, abattu et triste. Khôbotov leva les épaules, sourit, et fit un clignement d’œil à Nikîta ; Nikîta leva lui aussi les épaules.

 

Le lendemain, Khôbotov revint à l’annexe, accompagné de l’aide-chirurgien. Tous deux s’arrêtèrent dans le vestibule et écoutèrent.

 

– Je crois que notre petit oncle est tout à fait timbré ! dit Khôbotov en sortant.

 

– Seigneur, ayez pitié de nous, pauvres pécheurs !… soupira le pieux Serge Serguiévitch, évitant soigneusement de salir aux flaques d’eau ses bottes fraîches cirées. Je dois vous l’avouer, très estimé Eugène Fiôdorovitch, je m’attendais à cela depuis longtemps !

 

XII

À partir de ce jour-là, André Efîmytch remarqua autour de lui quelque chose de mystérieux. Les infirmières, les aides et les malades le regardaient curieusement quand ils le rencontraient, et ensuite chuchotaient quelque chose entre eux. La petite Mâcha, la fille du surveillant, qu’il aimait à rencontrer dans le jardin de l’hôpital, s’enfuyait maintenant sans raison quand il s’approchait d’elle tout riant, pour la caresser. Le maître de poste, après l’avoir écouté, ne disait plus : « Parfaitement exact ! » Il marmottait seulement, avec une gêne incompréhensible : « Oui, oui, oui… », et il le regardait d’un air pensif et affligé. Il se mit, hors de propos, à conseiller à son ami de ne plus boire de vodka et de bière. Mais, en homme délicat, il ne lui dit pas cela tout droit ; il parlait tantôt d’un chef de bataillon, excellent homme, tantôt d’un aumônier de régiment, brave garçon, qui buvaient, et devinrent malades, mais ils cessèrent de boire et revinrent à leur état normal. Khôbotov, deux ou trois fois, vint voir André Efîmytch, il lui conseilla lui aussi de renoncer aux boissons alcooliques et lui recommanda, sans cause précise, de prendre du bromure.

 

Au mois d’août, André Efîmytch reçut du maire de la ville une lettre l’invitant à aller le voir pour une affaire très importante. Au jour fixé, André Efîmytch trouva réunis, au bureau municipal, le chef de recrutement, le surveillant de l’école du district, un membre du conseil municipal, et un gros monsieur blond, qu’on lui présenta comme docteur en médecine. Ce docteur, au nom polonais difficile à prononcer, habitait dans un haras, situé à trente verstes de la ville, et n’était là que de passage.

 

Quand tout le monde se fut salué et se fut assis autour de la table, le membre du zemstvo se tourna vers André Efîmytch et lui dit :

 

– Nous avons là un petit rapport qui vous regarde, monsieur. Eugène Fiôdorovitch dit que la pharmacie est à l’étroit dans le bâtiment principal de l’hôpital et qu’il faut la transférer dans l’une des annexes. Évidemment, c’est peu de chose, on peut l’y transporter ; mais la difficulté est que, pour cela, l’annexe a besoin d’être remise à neuf.

 

– Oui, dit André Efîmytch, réfléchissant, on ne peut rien faire sans la remettre à neuf. Si on transforme le pavillon d’angle en pharmacie, je présume qu’il n’y faudra pas moins de cinq cents roubles. C’est une dépense improductive.

 

Il y eut un court silence.

 

– J’ai déjà eu l’honneur d’exposer, il y a dix ans, reprit André Efîmytch, d’une voix douce, que cet hôpital, dans sa forme actuelle, constitue pour la ville un luxe au delà de ses moyens. Cet hôpital a été construit vers 1840, époque à laquelle les ressources étaient très différentes. La ville dépense trop en constructions superflues, et en fonctions inutiles. Je tiens que, pour la même somme d’argent, on pourrait, avec d’autres combinaisons, entretenir deux hôpitaux modèles.

 

– Bon, indiquez-nous ces autres combinaisons ! dit vivement le membre du conseil municipal.

 

– J’ai déjà eu l’honneur de proposer qu’on plaçât le service médical sous le contrôle du zemstvo.

 

– Nous remettrons l’argent au zemstvo, il le subtilisera, dit en riant le docteur blond.

 

– C’est l’usage, accorda le membre du conseil municipal en riant, lui aussi.

 

André Efîmytch jeta sur le docteur blond un regard terne et las, et dit :

 

– Il faut être juste.

 

Il y eut un nouveau silence. On apporta du thé. Le major de la place, très ému on ne sait pourquoi, toucha par-dessus la table les mains d’André Efîmytch et lui dit :

 

– Vous nous avez tout à fait oubliés, docteur. Au reste, vous êtes un vrai moine ; vous ne jouez pas aux cartes ; vous n’aimez pas les femmes ; vous vous ennuyez avec votre prochain.

 

Tous se mirent à dire combien il était ennuyeux pour un honnête homme de vivre dans cette petite ville, sans théâtre, ni musique. À la dernière soirée dansante, au club, il y avait vingt dames et tout juste deux cavaliers. La jeunesse de maintenant ne danse plus ; elle se presse autour du buffet et joue aux cartes. André Efîmytch, d’une voix douce et lente, sans regarder personne, exprima combien il était regrettable, profondément regrettable, que les habitants perdissent toute leur énergie vitale, leur cœur et leur esprit, à jouer aux cartes et à commérer ; ils ne savaient, ni ne voulaient employer leur temps à la lecture ou à quelque conversation intéressante, ils ne voulaient pas goûter les jouissances que donne l’esprit. Les choses de l’esprit sont cependant seules attachantes et importent. Tout le reste est mince et bas.

 

Khôbotov écoutait son collègue avec une grande attention, et tout à coup il lui demanda :

 

– André Efîmytch, quel jour sommes-nous ?

 

Quand le docteur eut répondu, Khôbotov et le médecin blond, d’un air d’examinateurs qui pressentent l’ignorance de celui qu’ils interrogent, se mirent à lui demander quelle date c’était, combien il y a de jours dans l’année, et s’il était exact qu’il y eût dans la salle 6 un remarquable prophète.

 

À cette dernière question André Efîmytch rougit et répondit :

 

– Oui, un malade ; mais c’est un jeune homme intéressant.

 

On ne lui fit aucune autre question. Dans l’antichambre, tandis qu’il mettait son pardessus, le major lui frappa sur l’épaule et lui dit en soupirant :

 

– Ah ! nous sommes vieux… Il est temps de nous reposer !

 

Sorti de la chambre du zemstvo, André Efîmytch comprit qu’il venait de comparaître devant une commission chargée de rendre compte de ses facultés mentales. Il se rappela les questions qu’on lui avait faites, devint tout rouge, et se mit soudain, pour la première fois de sa vie, à prendre en pitié, amèrement, la médecine.

 

« Mon Dieu ! songea-t-il, eux qui ont étudié si récemment la psychiatrie, qui ont passé des examens… d’où leur vient une ignorance si grossière ? Ils n’ont pas la moindre idée de la psychiatrie ! »

 

Et pour la première fois de sa vie, il se sentit offensé et en colère.

 

Le soir de ce même jour, Michel Avériânytch vint le voir. Sans lui dire bonjour, il lui prit les deux mains, et lui dit d’une voix émue :

 

– Mon ami, mon cher ami, donnez-moi la preuve que vous croyez à mon sincère attachement et que vous me regardez comme votre ami !… Mon ami ! reprit-il, se troublant de plus en plus et empêchant André Efîmytch de parler, je vous aime pour votre instruction et pour la noblesse de votre âme ; écoutez-moi, mon cher. Les préceptes de la science forcent les médecins à vous cacher la vérité, mais, moi, avec une franchise toute militaire, je dirai la vérité toute nue : Vous êtes malade ! Excusez-moi, mon cher, mais c’est la vérité. Tous ceux qui vous entourent l’ont remarqué depuis longtemps. Le docteur Eugène Fiôdorovitch me disait, à l’instant, qu’il vous est nécessaire pour votre santé de vous reposer et de vous distraire. C’est parfaitement exact. Bon ! Ces jours-ci, je prends un congé et je vais changer d’air. Prouvez-moi que vous êtes mon ami, partons ensemble ! Partons ! Secouons notre vieillesse !

 

– Je me sens très bien portant, dit André Efîmytch, rêveur. Je ne puis pas partir. Vous me permettrez de vous prouver mon amitié à un autre moment.

 

Partir sans savoir où, ni pourquoi ; laisser ses livres, sa bière, Dâriouchka ; changer brusquement l’ordre de sa vie établi depuis plus de vingt ans ; ces idées lui semblèrent, au premier abord, fantastiques et atroces.

 

Mais il se rappela la séance qui avait eu lieu à la chambre du zemstvo et retrouva l’impression amère de tristesse qu’il avait éprouvée en rentrant chez lui : la pensée de s’éloigner quelque temps d’une ville où des gens stupides le prenaient pour un fou lui sourit.

 

– Et dites-moi : Où avez-vous l’intention d’aller ? demanda-t-il.

 

– À Moscou, à Pétersbourg, à Varsovie… J’ai passé à Varsovie cinq des plus heureuses années de ma vie. Quelle ville étonnante !… Allons-y, mon cher !

 

XIII

Une semaine plus tard, on suggéra à André Efîmytch l’idée de se reposer, ou, en d’autres termes, de donner sa démission. Il écouta cette proposition sans se fâcher.

 

Et, au bout d’une autre semaine, Michel Avériânytch et lui étaient assis dans un tarantass de poste et roulaient vers la plus proche station de chemin de fer. Il faisait un temps froid, clair, avec un ciel bleu et un horizon transparent. Les voyageurs firent en deux jours les deux cents verstes qui les séparaient de la station et couchèrent deux fois en route. Lorsque, aux relais, on mettait trop longtemps à atteler ou qu’on servait le thé dans des verres mal lavés, Michel Avériânytch bleuissait de colère, tremblait de tout le corps et criait : « Silence ! Qu’on ne raisonne pas ! » Dans le tarantass, il ne cessait de raconter ses voyages au Caucase et dans le royaume de Pologne. Que d’aventures, quelles rencontres ! Il parlait haut et faisait des yeux si étonnants que l’on devait croire qu’il mentait ; en parlant, il soufflait dans la figure d’André Efîmytch et lui riait dans l’oreille : tout cela incommodait le docteur et l’empêchait de songer et de se recueillir.

 

En chemin de fer, ils prirent, par économie, la troisième classe, et montèrent dans le wagon des non-fumeurs. Le public y était à demi propre. Michel Avériânytch eut vite fait connaissance avec tout le monde, et allant de banquette en banquette il criait qu’il était impossible de voyager sur des lignes si effroyables. C’était un vol manifeste ! N’aurait-il pas mieux valu aller à cheval ? Vous abattez cent verstes par jour et vous vous sentez le soir frais et dispos. Il disait que les mauvaises récoltes provenaient du dessèchement des marais du Pinsk. Au demeurant, partout chez nous des désordres affreux. Il s’échauffait, pérorait et ne laissait pas les autres dire un mot. Ses fanfaronnades continuelles, entrecoupées de gros rires et de gestes expressifs, accablaient André Efîmytch.

 

« Lequel de nous deux est fou ? pensait-il, excédé ; de moi qui tâche de ne déranger en rien les voyageurs, ou de cet égoïste qui croit être plus spirituel et plus intéressant que n’importe qui, et qui ne laisse de trêve à personne ? »

 

À Moscou, Michel Avériânytch revêtit un pantalon à bandes rouges et une redingote militaire sans pattes d’épaules[3]. Les soldats dans la rue saluaient sa casquette militaire et son manteau d’officier. Il semblait à André Efîmytch être avec un homme qui avait dépensé tout ce qu’il avait eu autrefois de distinction et à qui il ne restait rien que de laid. Il aimait qu’on s’empressât à le servir, même quand c’était inutile. Il avait, par exemple, devant lui sur la table des allumettes qu’il voyait, et pourtant il criait au garçon bien fort : « Des allumettes ! » Il se promenait sans scrupule, en chemise, devant la femme de chambre. Il tutoyait tous les garçons sans distinction d’âge, il se fâchait après eux et les qualifiait d’imbéciles et de bûches. Cela paraissait à André Efîmytch aristocratique, mais laid.

 

Avant toute chose, Michel Avériânytch conduisit son ami à la chapelle de la Vierge d’Ibérie[4]. Il pria avec ardeur, avec des inclinations jusqu’à terre, et pleura. Quand il eut fini, il soupira profondément et dit :

 

– Alors même qu’on ne croit pas, on se sent cependant plus tranquille quand on a prié. Embrassez l’image, mon petit pigeon.

 

André Efîmytch se déconcerta et alla embrasser l’image. Michel Avériânytch, tendant les lèvres et s’inclinant, marmottait des prières, et, de nouveau, les larmes lui vinrent aux yeux. Ils allèrent ensuite au Kremlin et y regardèrent le canon du tsar[5] et la cloche du tsar ; ils ne manquèrent pas de les toucher. Puis ils admirèrent la vue que l’on a au delà de la Moskva, sur le bas Moscou ; ils visitèrent l’église du Sauveur[6] et le musée Roumiantsiov[7]. Ils dînèrent chez Tiéstov[8]. Michel Avériânytch compulsa longuement le menu en se lissant les favoris, et il dit du ton d’un gourmet habitué à se trouver au restaurant comme chez lui :

 

– Voyons ce que vous nous donnerez à manger aujourd’hui, mon ange !

 

XIV

Le docteur se promenait, regardait, mangeait, buvait et n’éprouvait qu’un seul sentiment, l’ennui de se trouver avec Michel Avériânytch. Il voulait se reposer de son ami, le quitter et se cacher, mais Michel Avériânytch considérait comme son devoir de ne pas le quitter d’une semelle et de lui procurer le plus de distractions possible. Quand il n’y avait rien à voir, il le distrayait par ses discours. André Efîmytch souffrit deux jours sans rien dire, mais le matin du troisième jour il déclara qu’il était malade et qu’il ne voulait pas sortir de la journée. Michel Avériânytch répondit que, dans ce cas, il ne sortirait pas non plus. Il fallait d’ailleurs se reposer ou leurs jambes n’y suffiraient pas. André Efîmytch s’étendit sur un canapé, la tête tournée vers le dossier, et, les dents serrées, il entendait son ami lui assurer avec ferveur que tôt ou tard la France vaincrait l’Allemagne infailliblement, qu’il y a à Moscou beaucoup de filous, et qu’il ne faut pas juger de la qualité des chevaux sur l’apparence.

 

Le docteur commençait à avoir des bourdonnements dans la tête et des battements de cœur. Mais par délicatesse, il n’osait pas prier son ami de s’en aller ou de se taire. Heureusement pour lui, Michel Avériânytch se lassa de rester enfermé dans une chambre d’hôtel, et après le repas il s’en fut se promener.

 

Resté seul, André Efîmytch éprouva une sensation de soulagement délicieuse. Comme il est agréable de rester couché sur un divan et de pouvoir se dire qu’on est seul dans sa chambre !… Hors de la solitude, le bonheur est impossible… Le docteur pensa que l’ange déchu avait trahi Dieu par désir de la solitude, qui n’est pas donnée aux anges. André Efîmytch voulut songer à ce qu’il avait vu et entendu les jours précédents, mais il pensait toujours à Michel Avériânytch.

 

« Ainsi donc, se disait le docteur avec ennui, il a pris un congé et est venu avec moi par amitié, par générosité !… Rien n’est plus insupportable que cette tutelle amicale. Il peut être bon, généreux, boute-en-train, mais il m’ennuie ; il est insupportablement ennuyeux ! Il y a ainsi des gens qui ne disent jamais que de bonnes et de belles paroles, et que vous sentez n’être que des imbéciles. »

 

Les jours suivants, André Efîmytch continua à se dire malade et ne sortit pas. Couché sur le canapé, il languissait quand son ami voulait le distraire et ne respirait que quand il n’était pas là. Il s’en voulait d’être parti et en voulait à Michel Avériânytch, qui devenait chaque jour plus bavard et moins gêné. Il n’arrivait plus à monter ses pensées à un diapason élevé et sérieux.

 

« Voilà que me pénètre cette réalité dont parlait Ivan Dmîtritch, songeait-il, fâché de l’inapplication de son esprit. Au reste, ces tracasseries… Je rentrerai chez moi et tout reviendra comme avant. »

 

À Pétersbourg, ce fut pareil. Des jours entiers il ne sortit pas de sa chambre, ne se levant de son divan que pour boire de la bière.

 

Michel Avériânytch le pressait sans cesse de partir pour Varsovie.

 

– Mon cher ami, lui demandait André Efîmytch d’une voix suppliante, pourquoi irais-je là-bas ? Allez-y seul et laissez-moi rentrer chez moi ! Je vous en prie !

 

– Sous aucun prétexte ! protestait Michel Avériânytch. Varsovie est une ville étonnante ! J’y ai passé cinq des plus heureuses années de ma vie.

 

André Efîmytch n’eut pas la force de s’en tenir à son idée ; il partit, à contre-cœur, pour Varsovie.

 

Là non plus il ne sortit pas de sa chambre, toujours couché sur un divan et ne décolérant plus contre lui-même, contre Michel Avériânytch, et contre les garçons qui s’obstinaient à ne pas comprendre le russe. Michel Avériânytch, bien portant, vif et gai à son ordinaire, courait la ville du matin au soir à la recherche de ses anciennes connaissances. Il découcha plusieurs fois. Après une nuit passée on ne sait où, il rentra un matin à l’aube, dans un état de violente excitation, tout rouge, les cheveux en désordre. Il fit longtemps les cent pas, de long en large, marmottant tout seul. Enfin il s’arrêta et dit :

 

– L’honneur avant tout !

 

Il marcha encore quelques pas, se prit la tête entre les mains, et prononça d’une voix tragique :

 

– Oui, l’honneur avant tout !… Maudite soit la minute où me passa dans l’esprit l’idée de venir dans cette Babylone ! Mon cher, dit-il, se tournant vers le docteur, méprisez-moi : j’ai joué ! Il faut que vous me prêtiez cinq cents roubles.

 

André Efîmytch compta cinq cents roubles et les tendit sans mot dire à son ami. Michel Avériânytch, encore tout rouge de honte et de colère, proféra un grand serment inutile, prit sa casquette et sortit.

 

Il rentra deux heures après, tomba dans un fauteuil, fit un grand soupir et dit :

 

– L’honneur est sauvé ; partons, mon ami ! Je ne veux pas rester une minute de plus dans cette ville maudite. Les filous ! Espions d’Autriche !

 

Quand les deux amis rentrèrent dans leur ville, c’était déjà le mois de novembre et une épaisse couche de neige couvrait les rues. Khôbotov occupait la place d’André Efîmytch. Il habitait encore son ancien logement, attendant le retour du docteur pour entrer en possession du sien à l’hôpital. Déjà la femme laide, qu’il appelait sa cuisinière, était établie dans une des annexes. En ville couraient de nouveaux cancans. On disait que la femme laide s’était fâchée avec l’économe de l’hôpital et qu’il s’était traîné à ses genoux, lui demandant pardon.

 

André Efîmytch, dès le jour de son retour, dut se mettre en quête d’une habitation.

 

– Mon ami, lui demanda timidement le maître de poste, excusez mon indiscrétion : de quelles ressources disposez-vous ?

 

André Efîmytch compta en silence l’argent qu’il avait sur lui, et dit :

 

– Quatre-vingt-six roubles.

 

– Ce n’est pas ce que je veux dire, repartit Michel Avériânytch d’un air effaré. Je vous demande quelles sont vos ressources totales.

 

– Mais je vous le dis : quatre-vingt-six roubles !… Je n’ai rien plus.

 

Michel Avériânytch tenait le docteur pour un homme noble et honnête, mais cependant, il lui croyait un capital d’au moins vingt mille roubles. Apprenant soudain qu’André Efîmytch était pauvre, qu’il n’avait pas de quoi vivre, il se mit brusquement à pleurer et il embrassa son ami.

 

XV

André Efîmytch alla loger dans la petite maison à trois fenêtres d’une femme d’artisan, Mme Biélôva. La petite maison n’avait que trois pièces et une cuisine. Le docteur occupa les deux chambres qui avaient des fenêtres sur la rue ; Darioûchka, la logeuse, et ses trois enfants vivaient dans la troisième pièce, et dans la cuisine. Parfois, l’amant de Mme Biélôva, moujik ivrogne, venait encore coucher dans la maison ; il faisait du bruit et effrayait les enfants et Darioûchka. Il se mettait à demander de la vodka dès qu’il était assis, et comme dans la cuisine on était fort à l’étroit, le docteur, par pitié, prenait chez lui les enfants qui pleuraient et les laissait coucher sur le plancher. Cela lui faisait un grand plaisir.

 

Il se levait comme autrefois à huit heures, et, après avoir bu du thé, se mettait à lire ses vieux livres et ses vieux journaux puisqu’il n’avait plus d’argent pour en acheter de neufs. Parce que ses livres étaient vieux, ou peut-être parce qu’il se trouvait dépaysé, la lecture ne l’absorbait plus beaucoup et le fatiguait. Pour ne pas demeurer oisif, il se mit à faire un catalogue détaillé de ses livres et à leur coller des étiquettes. Ce travail mécanique et minutieux lui semblait plus agréable que la lecture ; sa monotonie, incompréhensiblement, berçait sa pensée ; il ne songeait à rien et le temps coulait. Même s’asseoir dans la cuisine et aider Darioûchka à éplucher des pommes de terre ou à trier du gruau de sarrasin lui paraissait intéressant. Le samedi et le dimanche, il allait à l’église. Accoté à un mur, les yeux fermés, il écoutait les chants et pensait à son père, à sa mère, à l’université, aux religions. Ce lui était mélancolique et doux, et, sortant de l’église, il regrettait que le service durât si peu.

 

Deux fois il alla à l’hôpital voir Ivan Dmîtritch et causer avec lui. Mais les deux fois Ivan Dmîtritch fut extrêmement surexcité et mauvais. Il pria qu’on le laissât en paix, disant que depuis longtemps les vains bavardages l’ennuyaient, et qu’il ne demandait, en compensation de ses souffrances, qu’une chose aux hommes maudits et lâches : être enfermé dans une cellule. Était-il possible qu’on lui refusât même cela ! Les deux fois, lorsque André Efîmytch le quitta en lui souhaitant le bonsoir, il gronda comme un chien et lui cria :

 

– Va-t’en au diable !

 

André Efîmytch ne savait plus s’il irait le voir une troisième fois. Il en aurait eu envie.

 

Le docteur après son repas faisait autrefois les cent pas dans les pièces de son appartement et pensait ; mais à présent il se couchait sur son divan, jusqu’au soir, à l’heure de prendre le thé, et glissait de plus en plus aux idées mesquines qu’il ne pouvait pas surmonter. Il était blessé de ce qu’après plus de vingt années de service on ne lui eût donné ni pension, ni secours temporaire : il n’avait plus un kopek. Il avait honte de passer devant les boutiques et devant sa logeuse ; il devait trente-deux roubles pour de la bière, et il devait aussi à Mme Biélôva. Darioûchka vendait en secret ses vieux livres et ses vieux habits, et disait mensongèrement à la logeuse que le docteur allait recevoir bientôt beaucoup d’argent.

 

Il s’en voulait d’avoir dépensé en voyage les mille roubles qu’il avait amassés ; comme ces mille roubles lui auraient servi maintenant ! Il s’irritait de ce qu’on ne le laissât pas en repos. Khôbotov considérait comme son devoir de visiter de temps à autre son vieux collègue malade. Tout en lui était antipathique à André Efîmytch, son air de santé, son ton suffisant et méchant, ses hautes bottes, et l’appellation de confrère dont il gratifiait le docteur. Le pis de tout est qu’il croyait devoir soigner le docteur et qu’il croyait le soigner en effet. À chaque visite, il lui portait un flacon de bromure et des pilules de rhubarbe.

 

Michel Avériânytch regardait aussi comme un devoir de rendre visite à son ami et de le distraire. Il abordait chaque fois André Efîmytch avec une légèreté affectée, se forçait à rire et lui assurait qu’il avait tout à fait bonne mine, et que son état, grâce à Dieu, allait s’améliorant. De toutes ses façons de procéder, on pouvait conclure qu’il envisageait la situation de son ami comme désespérée. Il n’avait pas encore remboursé sa dette de Varsovie et en était accablé de honte et de gêne. Cependant il s’efforçait de rire d’autant et de raconter des histoires plus plaisantes. Ses anecdotes et ses récits, maintenant, paraissaient sempiternels et torturants, non pas à André Efîmytch seulement, mais à lui-même.

 

Quand il venait, André Efîmytch se couchait sur le divan, la tête tournée vers la muraille, et l’écoutait les dents serrées. Il sentait, tant il bouillait intérieurement, des couches d’écume se déposer sur son âme, plus épaisses après chaque visite, et qui lui remontaient littéralement à la gorge.

 

Pour étouffer toute la mesquinerie de ces sentiments, il s’efforçait de penser que Khôbotov, que Michel Avériânytch et que lui-même mourraient tôt ou tard sans laisser même trace de leur passage. Imaginons, dans un million d’années, un esprit volant dans l’espace autour de la terre, il n’y verrait que rochers nus et que limon : tout est aboli, loi morale et culture, et le glouteron même ne pousse plus. Pourquoi donc rougir devant un boutiquier et s’embarrasser de l’insipide Khôbotov ou de la lourde amitié de Michel Avériânytch ? Fadaises et bagatelles, tout cela !

 

Mais ces considérations mêmes étaient vaines… À peine André Efîmytch était-il arrivé à se représenter dans un million d’années le globe terrestre, que Khôbotov, chaussé de hautes bottes, y surgissait de derrière quelque rocher, ou Michel Avériânytch se forçant à rire, et balbutiant : « Mon petit pigeon, je vous rendrai ces jours-ci l’argent que vous m’avez prêté à Varsovie… sans faute ! »

 

XVI

Un jour, Michel Avériânytch arriva après le dîner comme André Efîmytch était couché sur son divan. Bientôt après, Khôbotov apparut, portant du bromure. André Efîmytch se leva pesamment, et s’assit, les deux bras appuyés sur le divan.

 

– Aujourd’hui, mon cher, commença Michel Avériânytch, vous avez beaucoup meilleur teint qu’hier. Ah ! mon gaillard ! Pardieu, un gaillard !…

 

– Il est temps de vous rétablir, confrère, dit Khôbotov, bâillant. Il est temps. Allons, je vois que toute cette cannetille commence à vous ennuyer vous-même.

 

– Nous guérirons, dit Michel Avériânytch, joyeusement. Nous vivrons encore cent ans. Parole d’honneur !

 

– Cent ans, c’est beaucoup, dit Khôbotov consolant, mais vingt, nous y arriverons. Bah ! confrère, ce n’est rien, ne perdez pas courage ! Cessez d’accumuler des ombres.

 

– Nous nous montrerons encore, dit en riant Michel Avériânytch, tapant sur les genoux de son ami ; nous nous ferons voir. L’été prochain, si Dieu le veut, nous filons au Caucase et nous le parcourons à cheval, hop ! hop ! hop ! Et en revenant du Caucase, attendez un peu, nous nous amuserons encore à une noce (Michel Avériânytch clignota les yeux d’un air fin), nous vous marierons, mon bon ami !… Nous vous marierons…

 

André Efîmytch se sentit tout à coup excédé. Son cœur se mit à battre violemment.

 

– C’est insipide ! dit-il, se levant vite et marchant vers la fenêtre. Comment ne comprenez-vous pas que vous dites des insipidités ?

 

Il voulait garder un ton poli, mais, malgré lui, ses poings se serrèrent et il les leva au-dessus de sa tête.

 

– Laissez-moi ! cria-t-il d’une voix qui n’était pas la sienne, et il devint tout rouge, et son corps se mit à trembler. Sortez ! Sortez d’ici, tous deux !

 

Michel Avériânytch et Khôbotov se levèrent et le regardèrent d’abord avec stupeur, puis avec effroi.

 

– Sortez tous les deux ! continua à crier André Efîmytch. Imbéciles ! Ânes ! Je n’ai besoin ni de ton amitié, ni de tes remèdes, idiot ! C’est stupide ! c’est dégoûtant !

 

Khôbotov et Michel Avériânytch, déconcertés, effarés, se regardèrent, reculèrent vers la porte, et sortirent dans le couloir. André Efîmytch prit son flacon de bromure et le lança de leur côté. Le flacon se brisa sur le seuil avec bruit.

 

– Allez au diable ! leur cria-t-il, d’une voix pleurante, accourant derrière eux. Au diable !

 

Ses hôtes partis, André Efîmytch, tremblant comme un fiévreux, s’étendit sur son divan et répéta encore longtemps :

 

– Imbéciles !… Idiots !…

 

Dès qu’il se fut calmé, il songea combien le pauvre Michel Avériânytch allait être embarrassé maintenant avec lui, et quel poids il aurait sur l’âme. Et il songea combien tout cela était affreux ! Jamais il ne lui était arrivé rien de semblable. Où donc avait-il eu la tête ? Qu’étaient devenues sa politesse, sa compréhension des choses et sa sérénité philosophique ?

 

Toute la nuit, il ne put dormir, de honte et d’ennui. Le matin, à dix heures, il se rendit au bureau de poste et s’excusa auprès de Michel Avériânytch.

 

– Nous oublierons ce qui s’est passé, lui dit Michel Avériânytch, ému, lui serrant la main fortement. « Qui garde rancune, arrachez-lui un œil ![9] » Lioubâvkine ! cria-t-il tout d’un coup si fort que le public et tous les employés tressaillirent, donnez une chaise ! – Toi, attends ! cria-t-il à une femme qui lui tendait par le guichet une lettre à recommander ; ne vois-tu pas que je suis occupé ?… Nous oublierons le passé, reprit-il doucement, se tournant vers André Efîmytch ; asseyez-vous, mon cher, je vous en prie…

 

Une minute, en silence, il se passa les mains sur les genoux, et dit enfin :

 

– Je n’avais pas la pensée de m’offenser de votre procédé. Le mal n’est pas notre ami, nous savons cela… Votre accès nous a effrayés hier soir, le docteur et moi, et nous avons ensuite parlé de vous longuement. Mon cher, pourquoi ne voulez-vous pas vous occuper soigneusement de votre maladie ? Est-ce que cela peut durer ainsi ? Excusez la franchise d’un ami, vous vivez dans les conditions les plus défavorables. C’est étroit, sale, chez vous ; vous manquez de soins ; vous n’avez pas de quoi vous soigner… Mon cher ami, le docteur et moi, nous vous en supplions de tout notre cœur, suivez notre conseil : entrez à l’hôpital ! Vous y aurez une nourriture saine, un régime et des soins ; Eugène Fiôdorovitch, bien qu’il soit (nous pouvons le dire entre nous) mal élevé, connaît son affaire : on peut se fier à lui entièrement. Il m’a donné sa parole de s’occuper de vous.

 

André Efîmytch fut touché de cette sollicitude sincère et des larmes qui brillèrent tout à coup sur les joues du maître de poste.

 

– Estimable ami, détrompez-vous… balbutia-t-il, mettant la main sur son cœur ; détrompez-vous ! Il y a erreur ! Je n’ai d’autre maladie que de n’avoir, en vingt années, trouvé dans cette ville qu’un homme spirituel et c’était un fou. Je n’ai aucune maladie. Je suis seulement tombé dans un cercle fatal et sans issue. Tout m’est égal ; je suis prêt à tout.

 

– Entrez à l’hôpital, mon cher ami !

 

– Tout m’est égal, jusqu’à la fosse.

 

– Mon petit pigeon, donnez-moi votre parole que vous écouterez en tout Eugène Fiôdorovitch !

 

– Vous le voulez, je vous donne ma parole. Mais je vous le répète, estimable ami, je suis tombé dans un cercle fatal. Tout maintenant, jusqu’à la sincère compassion de mes amis, me pousse au même résultat, à ma perte. Je me perds et j’ai le courage de m’en rendre compte.

 

– Mon petit pigeon, vous guérirez.

 

– Pourquoi dire cela ? fit André Efîmytch agacé. Il y a peu d’hommes qui n’éprouvent pas vers la fin de leur vie ce que j’éprouve maintenant. Qu’on vous dise que vous avez quelque chose comme les reins en mauvais état ou une hypertrophie du cœur, et que vous commenciez à vous soigner, ou qu’on vous dise que vous êtes un criminel ou un fou, c’est, à parler net, que vos semblables ont soudain reporté leur attention sur vous ; dites-vous bien que vous êtes tombé dans un cercle fatal dont vous ne sortirez plus. Plus vous essaierez d’en sortir, plus vous vous perdrez ! Résignez-vous, car aucune puissance humaine ne peut plus vous sauver. Voilà ce qui m’en semble.

 

Le public pendant ce temps-là s’amassait derrière le guichet. André Efîmytch, pour ne pas déranger le maître de poste, se leva et commença à prendre congé de lui. Michel Avériânytch, une fois de plus, lui fit donner sa parole de faire ce qu’il avait promis, et le raccompagna jusqu’à la porte de la rue.

 

Le soir même, à l’improviste, Khôbotov, avec sa demi-pelisse et ses hautes bottes, apparut chez André Efîmytch, et lui dit, comme si rien ne s’était passé le jour précédent :

 

– Confrère, je viens vous trouver pour affaire. Je viens vous demander de venir avec moi en consultation.

 

Pensant que Khôbotov voulait le faire promener pour le distraire et en même temps lui faire gagner quelque argent, André Efîmytch prit son manteau et sortit avec lui. Il était content de l’occasion qui se présentait de réparer son injure de la veille et de se réconcilier avec Khôbotov, et il remercia du fond de l’âme son confrère qui ne lui faisait pas la moindre allusion aux faits de la veille, et qui, manifestement, le ménageait. De la part d’un homme si peu cultivé que Khôbotov, il était loin de s’attendre à une pareille délicatesse.

 

– Où est votre malade ? demanda André Efîmytch.

 

– Chez moi, à l’hôpital. Depuis longtemps, je voulais vous le montrer… C’est un cas intéressant.

 

Ils pénétrèrent dans la cour de l’hôpital, et, contournant le bâtiment principal, ils se dirigèrent vers l’annexe où étaient logés les fous. Tout cela, on ne sait comment, en silence. Quand ils entrèrent dans l’annexe, Nikîta, selon son habitude, se redressa en sursaut, et se rangea militairement.

 

– Il est survenu chez un malade une complication du côté des poumons, dit Khôbotov, à demi voix, à André Efîmytch en l’introduisant dans la salle 6. Attendez-moi ici, je reviens tout de suite. Je vais chercher un stéthoscope.

 

Et il sortit.

 

XVII

Le crépuscule tombait.

 

Ivan Dmîtritch était étendu sur son lit, la tête enfoncée dans l’oreiller. Le paralytique général, assis, immobile, pleurait doucement et remuait les lèvres. Le moujik énorme et l’ancien trieur de lettres dormaient. Tout était calme.

 

André Efîmytch, assis sur le lit d’Ivan Dmîtritch, attendait. Au bout d’une demi-heure, au lieu de Khôbotov, Nikîta apparut, portant une capote de malade, quelque chose de blanc et des chaussons de lisière.

 

– Ayez la bonté de vous habiller, Votre Noblesse, dit Nikîta placidement. Voici quelle sera votre couchette, s’il vous plaît, ajouta-t-il, montrant un lit vide que, sans doute, on avait apporté là depuis peu. Ce ne sera rien, grâce à Dieu ; vous guérirez.

 

André Efîmytch comprit tout. Il se rendit sans rien dire au lit que lui montrait Nikîta et s’assit. Puis voyant que Nikîta, debout, attendait, il se déshabilla en entier et eut honte d’être nu devant lui. Ensuite il revêtit les effets de l’hôpital. Le caleçon était trop court, la chemise trop longue, et la capote sentait le poisson fumé.

 

– Vous guérirez, grâce à Dieu ! répéta Nikîta.

 

Il prit à brassée les habits d’André Efîmytch, sortit et referma la porte derrière lui.

 

– Tout m’est égal…, pensa André Efîmytch, s’enveloppant avec honte dans sa capote et se rendant compte que, dans son nouveau costume, il ressemblait à un prisonnier. Tout m’est égal… Un frac, un uniforme, ou cette capote ?… Tout m’est égal…

 

Mais qu’était devenue sa montre ? Et le portefeuille qui était dans sa poche de côté ? Et ses cigarettes ? Où Nikîta emportait-il ses vêtements ?… Maintenant jusqu’à la mort il ne lui arriverait peut-être plus de mettre ni pantalon, ni gilet, ni bottes… Tout cela lui sembla étrange et même incroyable au premier moment. André Efîmytch restait convaincu qu’entre la maison de Mme Biélôva et la salle 6 il n’y avait aucune différence, et que tout en ce monde est absurdité et vanité des vanités, et cependant, ses mains tremblaient, ses pieds étaient glacés, et il lui était pénible de songer qu’Ivan Dmîtritch allait se dresser sur son lit et le voir en capote de malade.

 

Il se leva, fit quelques pas et se rassit.

 

Voilà qu’il était là depuis une demi-heure, une heure, et il s’ennuyait à mourir. Était-il possible de passer là un jour, une semaine, des années, comme ces gens qui l’entouraient ?… On s’assied, on marche et on s’assied de nouveau ; on peut encore aller regarder à la fenêtre et aller d’un coin à l’autre de la salle. Et ensuite quoi ?… Rester assis tout le temps comme une idole et penser ?… Non, ce doit être à peine possible !

 

André Efîmytch se coucha, mais il se releva tout de suite. Il essuya de sa manche une sueur froide sur son front et il lui sembla que tout son visage sentait le poisson fumé. Il se mit encore à marcher un peu.

 

– C’est un malentendu ! se dit-il, levant les bras avec stupéfaction. Il faut s’expliquer. Il y a là un malentendu…

 

Ivan Dmîtritch s’éveilla à ce moment-là. Il s’assit sur son lit et s’appuya la tête sur les poings ; il cracha. Puis il jeta nonchalamment un regard vers le docteur et, sans doute, n’y comprit rien tout d’abord. Mais son visage endormi devint vite méchant et narquois.

 

– Ah ! on vous a collé ici, mon petit pigeon ! dit-il d’une voix mal éveillée, fermant un de ses yeux. J’en suis fort aise. Vous buviez le sang d’autrui et maintenant on boira le vôtre. À merveille !

 

– C’est un malentendu…, dit André Efîmytch effrayé des paroles d’Ivan Dmîtritch. Il leva les épaules et répéta : Un malentendu…

 

Ivan Dmîtritch cracha une seconde fois et se recoucha.

 

– Maudite vie ! grommela-t-il. Et ce qu’il y a d’amer et d’affligeant, c’est que cette vie ne finit pas comme à l’Opéra en apothéose et par la récompense des souffrances ! Elle finit par la mort. Il vient des moujiks qui traînent par les pieds et par les mains votre cadavre dans la cave ; brrr !… Bah, qu’importe ?… Puisque dans l’autre monde viendra notre tour ! Je leur réapparaîtrai comme une ombre et épouvanterai toutes ces canailles. Je leur ferai blanchir les cheveux.

 

Moïseïka rentra, aperçut le docteur et lui tendit la main :

 

– Donne-moi un petit kopek ! lui dit-il.

 

XVIII

André Efîmytch s’était mis à la fenêtre et regardait les champs. Il commençait à faire nuit et à droite, sur l’horizon, se levait une lune froide et rouge. À une centaine de toises de la barrière de l’hôpital, une maison blanche se dressait, entourée de murs blancs, c’était la prison.

 

– Voilà la réalité ! songea André Efîmytch, et il eut peur.

 

La lune, la prison, les clous de la barrière, une aigrette de feu, au loin, à la cheminée d’une fabrique de noir animal, tout lui sembla effrayant.

 

Quelqu’un soupira derrière lui ; André Efîmytch se retourna et vit l’homme aux décorations qui lui souriait et lui faisait des signes d’intelligence ; cela aussi lui parut effrayant.

 

André Efîmytch s’attesta que la lune ni la prison n’offraient rien de particulier, et qu’il est même des gens sains d’esprit qui portent des décorations, et qu’au reste, avec le temps, tout tombera en décomposition et se réduira en argile. Pourtant le désespoir l’envahit ; il saisit la grille des deux mains et la secoua de toutes ses forces. La grille ne bougea pas.

 

Alors, pour avoir moins peur, il alla vers le lit d’Ivan Dmîtritch et s’assit.

 

– J’ai perdu courage, mon cher, murmura-t-il, tremblant et mouillé d’une sueur froide ; je suis désespéré.

 

– Philosophez ! lui dit railleusement Ivan Dmîtritch.

 

– Mon Dieu, mon Dieu… sans doute ! Vous avez daigné me dire qu’en Russie il n’y a point de philosophie, mais que tout le monde y philosophe, même la canaille. Eh bien ! la philosophie de la canaille ne fait de mal à personne, dit André Efîmytch, triste comme s’il allait pleurer et voulait attendrir quelqu’un. Pourquoi donc, mon cher, cette joie ironique ? Comment la canaille ne philosopherait-elle pas, si elle n’est pas satisfaite ? Un homme sensé, instruit, fier, indépendant, fait à l’image de Dieu, ne trouve qu’à venir faire de la médecine dans une sotte et sale petite ville, et à appliquer toute sa vie des ventouses, des sangsues et des sinapismes ! Tout est charlatanisme, petitesse, platitude ! Ah ! mon Dieu !

 

– Vous dites des bêtises ; si la médecine ne vous plaisait pas, il fallait devenir ministre.

 

– Rien, on ne peut rien devenir ! Nous sommes faibles, mon cher… J’étais courageux et prêt à tout, je raisonnais sainement, et il m’a suffi d’un contact un peu rude avec la vie pour perdre tout courage… Prostration complète… Nous sommes faibles ; nous sommes misérables… Et vous aussi, mon ami ! Vous êtes intelligent et noble ; vous avez sucé avec le lait toutes les bonnes inclinations ; et, à peine êtes-vous entré dans la vie, vous avez été las et vous avez été malade… Nous sommes faibles, faibles !…

 

Quelque chose encore d’obsédant, outre la peur et le sentiment d’une offense, tourmenta André Efîmytch toute la soirée. Il trouva enfin que c’était le désir de boire de la bière et de fumer.

 

– Je vais sortir d’ici, mon cher, dit-il. Je vais dire qu’on me donne de la lumière… Je ne puis pas rester comme cela… C’est au-dessus de mes forces…

 

André Efîmytch se dirigea vers la porte et l’ouvrit, mais Nikîta sursauta aussitôt et lui barra la route.

 

– Où allez-vous ? demanda-t-il. Il faut rester ici. Il est temps de dormir !

 

– Je ne sors que pour une minute ; je ne vais que dans la cour.

 

– Non, non, non ! On ne peut pas, c’est défendu !… Vous le savez bien.

 

Nikîta ferma la porte bruyamment et s’arc-bouta derrière.

 

– Qui cela peut-il gêner que je sorte ? demanda André Efîmytch, haussant les épaules. Je ne vous comprends pas ! Nikîta, il faut que je sorte !… dit-il d’une voix qui trembla. J’en ai besoin.

 

– Ne causez pas de désordre ici, lui dit Nikîta d’un ton de leçon. Ce n’est pas bien.

 

– Que diable est-ce que tout cela ? s’écria tout à coup Ivan Dmîtritch bondissant. Quel droit a-t-il de nous empêcher de passer ? Comment ose-t-on nous retenir ici ! Dans la loi, il est expressément spécifié que personne ne peut être privé de sa liberté sans jugement. C’est de la violence ! C’est de l’arbitraire !

 

– Certainement, c’est de l’arbitraire ! dit André Efîmytch, soutenu par les cris d’Ivan Dmîtritch. J’ai besoin de sortir, il faut que je sorte ! Il n’a pas le droit de me retenir ! Ôte-toi de là, je te dis !

 

– Tu entends, lourde brute ! cria Ivan Dmîtritch, frappant à la porte à coups de poing ; ouvre, ou j’enfonce la porte ! Équarrisseur !

 

– Ouvre ! cria André Efîmytch, tremblant de tout le corps. Je l’exige.

 

– Répète voir ! répondit Nikîta derrière la porte. Répète un peu !

 

– Au moins, va appeler Eugène Fiôdorovitch ! Dis-lui que je le prie de venir… À la minute !

 

– Demain matin il viendra de lui-même.

 

– Jamais ils ne nous lâcheront ! continuait cependant Ivan Dmîtritch. Ils nous laisseront pourrir ici ! Ô Seigneur ! est-il possible qu’il n’y ait pas d’enfer dans l’autre vie et que ces gredins soient pardonnés ? Où est la justice ? Ouvre, gredin, j’étouffe ! cria-t-il d’une voix rauque, et il pesa sur la porte. Je vais me briser la tête ! Assassins !

 

Nikîta ouvrit la porte brusquement, repoussa avec raideur des deux bras et du genou André Efîmytch, donna de l’élan à son bras et lui donna un coup de poing dans la figure.

 

Il sembla à André Efîmytch qu’une immense vague salée l’enveloppait de la tête aux pieds et le roulait sur son lit, car il avait un goût de sel dans la bouche : c’était ses dents qui saignaient. Il songea à nager, étendit les bras et s’accrocha à un lit. À ce moment-là, il sentit que deux fois Nikîta le frappait dans le dos.

 

Ivan Dmîtritch poussa un grand cri ; on devait le battre aussi.

 

Ensuite tout se calma… La lumière liquide de la lune filtrait à travers les grilles et détachait sur le plancher une ombre pareille à un filet ; c’était effrayant ! André Efîmytch se coucha, retenant sa respiration : il s’attendait avec effroi à être battu encore.

 

Il lui semblait qu’on lui avait enfoncé une faucille dans le corps et qu’on la lui avait retournée dans les viscères et dans la poitrine. De douleur, il mordait son oreiller et serrait les dents, lorsque, tout à coup, dans le désarroi de son esprit, lui revint la pensée, claire, insupportable, effroyable, que pendant des années, chaque jour, ces mêmes hommes qui, à la lumière de la lune, lui semblaient des fantômes, avaient dû supporter cette même souffrance !… Comment avait-il pu se faire que, dans l’espace de plus de vingt années, il ne se fût pas rendu compte de cela ? Il ne savait pas. Il n’avait pas connu la douleur, donc il n’était pas coupable. Mais cependant sa conscience, aussi dure et aussi intraitable que Nikîta, lui faisait passer le froid de la mort de la nuque aux talons !… Il se leva, voulut crier de toutes ses forces, et courir tuer Nikîta, puis Khôbotov, le surveillant, et l’aide-chirurgien, et se tuer ensuite ; mais pas un son ne sortit de son gosier et ses jambes ne lui obéirent pas.

 

Étouffant, il tira sur sa poitrine, déchira sa chemise et sa capote, et tomba inanimé sur son lit.

 

XIX

Le lendemain matin, il avait mal à la tête, ses oreilles tintaient et il sentait une torpeur dans tout le corps. Le souvenir de sa défaillance de la veille ne lui fit pas honte ; il avait manqué de courage, il avait eu peur même de la lune, mais il avait éprouvé des sentiments et eu des pensées qu’il n’avait pas soupçonnés auparavant : l’idée, par exemple, du mécontentement de la canaille philosophante. Mais maintenant tout lui était égal.

 

Il ne mangea ni ne but, et resta couché, inerte et se taisant.

 

« Tout m’est égal, pensait-il, quand on lui faisait une question ; je ne répondrai pas… Tout m’est égal. »

 

L’après-midi, Michel Avériânytch vint le voir et lui apporta un quart de livre de thé et une livre de marmelade. Darioûchka vint aussi et demeura une heure entière auprès de son lit avec une expression de chagrin hébété. Khôbotov le visita à son tour, lui apporta un flacon de bromure et ordonna à Nikîta de brûler quelque chose dans la salle.

 

Le soir, André Efîmytch mourut d’une attaque d’apoplexie.

 

D’abord il eut un grand frisson et la nausée. Une odeur, comparable à la puanteur des choux aigres et des œufs pourris, pénétra tout son corps et jusqu’à ses doigts, lui remonta de l’estomac à la tête et emplit ses yeux et ses oreilles, et il eut des lueurs vertes dans les yeux. André Efîmytch comprit que c’était la fin et il se souvint qu’Ivan Dmîtritch, que Michel Avériânytch et que des millions de gens croient à l’immortalité. Eh bien, voyons, si elle existait ?… Mais il ne désira pas l’immortalité, et n’y pensa qu’un instant. Un troupeau d’antilopes extraordinairement belles et gracieuses, sur lesquelles il avait lu quelque chose la veille au soir, passa devant lui. Une femme ensuite lui tendit une lettre recommandée. Michel Avériânytch lui dit quelque chose. Et tout sombra. André Efîmytch oublia tout, pour toujours.

 

Les garçons de l’hôpital le prirent par les bras et les pieds, et le portèrent dans la chapelle. On l’y laissa étendu, les yeux ouverts, sur une table, et la lune éclaira son cadavre. Le matin, Serge Serguiéitch vint dévotement prier sur le crucifix et ferma les yeux de son ancien chef.

 

Le lendemain, on enterra André Efîmytch.

 

À son enterrement il n’y avait que Michel Avériânytch et Dâriouchka.

 

DANS LE BAS-FOND

I

Le village d’Oukléevo était situé dans un bas-fond, en sorte que, de la grande route et de la station du chemin de fer, on ne voyait que le clocher et des cheminées d’usines à imprimer les indiennes. Quand des passants demandaient quel était ce village, on leur répondait :

 

– C’est le village où, à un enterrement, le sacristain a mangé tout le caviar.

 

À un repas funèbre chez le fabricant Kostioukov, un vieux sacristain vit, parmi les hors-d’œuvre, du caviar frais et se mit à en manger avec avidité. On le poussa du coude, on le tira par les manches, mais, littéralement pétrifié de jouissance, il ne sentit rien et continua de manger. Il mangea tout le caviar et il y en avait dans le pot quatre livres. Dix ans avaient passé, le sacristain était mort depuis longtemps, mais on se souvenait toujours du caviar. Soit que la vie fût à Oukléevo extrêmement misérable ou que les gens y fussent incapables de rien remarquer en dehors de ce mince événement, on n’en racontait rien autre chose.

 

La fièvre y était en permanence et on y trouvait des fondrières de boue, même en été, surtout le long des clôtures par-dessus lesquelles se courbaient de vieux saules qui donnaient une ombre large. On y sentait toujours une odeur de déchets d’usine et d’acide acétique qui sert à la fabrication des indiennes. Les usines – trois d’indienne et une tannerie – étaient un peu en dehors du village. Elles étaient peu importantes et dans toutes il n’y avait guère que quatre cents ouvriers. La tannerie rendait souvent puante l’eau du ruisseau, les déchets empestaient les prés ; le bétail des paysans était pris de peste sibérienne, et on ordonnait de fermer la fabrique. Elle passait pour fermée, mais elle travaillait en secret, au su du commissaire rural et du médecin de district à chacun desquels le propriétaire payait dix roubles par mois. Dans tout le village, il n’y avait que deux maisons passables, bâties en pierres et couvertes de tôle : dans l’une était installée la mairie de la commune ; dans l’autre, à deux étages, située juste en face de l’église, vivait Grigôri Pétrôvitch Tsyboûkine, artisan d’Epiphânnskoë.

 

Grigôri tenait une épicerie, mais ce n’était que pour la forme. En fait, il trafiquait de tout ce qui se présentait, eau-de-vie, bétail, peaux, blé, porcs, et quand, par exemple, on demandait à l’étranger des pies pour les chapeaux de femme, Tsyboûkine gagnait sur chaque paire trente kopeks. Il achetait des coupes de bois, prêtait de l’argent et était, au total, un vieil homme entreprenant.

 

Il avait deux fils. L’aîné, Anîssime, servait dans la police, à la section des recherches, et venait rarement. Le plus jeune, Stépane, avait pris la voie commerciale et aidait son père, mais on n’attendait pas de lui une aide effective, car il était sourd et faible de santé. Sa femme, Akssînia, belle et svelte, qui portait les jours de fête chapeau et ombrelle, se levait tôt, se couchait tard, et courait tout le jour les jupons retroussés, faisant sonner des clés, dans la grange, dans la cave ou dans la boutique. Tsyboûkine la regardait avec joie ; ses yeux brillaient et il regrettait que ce ne fût pas son fils aîné qui l’eût épousée, au lieu du plus jeune, le sourd, qui, visiblement, s’entendait peu en beauté féminine.

 

Le vieillard avait toujours été enclin à la vie de famille et il aimait sa famille plus que tout au monde, son fils aîné le policier surtout, et sa belle-fille. Akssînia, à peine mariée, avait montré une activité extraordinaire et avait su tout de suite à qui on pouvait faire crédit et à qui il ne le fallait pas. Elle tenait les clés et ne les confiait même pas à son mari ; elle faisait claquer le boulier, regardait comme un paysan les dents des chevaux, et ne faisait que rire et que crier. Quoi qu’elle fît ou qu’elle dît, son beau-père s’attendrissait et murmurait : En voilà une petite bru !… En voilà une belle femme, bonne petite maman…

 

Il était veuf, mais un an après le mariage de son fils, il ne put y tenir, et se remaria. On lui trouva à trente verstes d’Oukléevo une fille de bonne famille, mais déjà un peu âgée, belle et de bonne mine, Varvâra Nikolâévna. Dès qu’elle fut installée dans sa chambre en haut, tout s’éclaira dans la maison comme si on eût mis aux fenêtres des vitres neuves ; les lampes d’images brûlèrent ; les tables se couvrirent de nappes blanches comme de la neige ; aux fenêtres et dans les jardins, sur le devant, apparurent des fleurs aux yeux rouges, et on ne mangea plus à une même écuelle : il y eut une assiette devant chacun. Varvâra Nikolâévna souriait affablement et il semblait que, dans la maison, tout souriait. Il se mit à venir dans la cour, ce qui auparavant n’avait jamais eu lieu, des pauvres, des errants, des pèlerins. On entendit sous les fenêtres les voix plaintives et chantantes des bonnes femmes d’Oukléevo et la toux piteuse des moujiks faibles et maigres qui avaient été chassés des usines pour ivrognerie. Varvâra les aidait d’argent, de pain et de vieux habits ; puis, s’étant familiarisée dans la maison, elle se mit à prendre en cachette pour eux différentes choses dans la boutique. Le sourd la vit une fois emporter deux demi-quarts de livre de thé, et cela le déconcerta.

 

– Maman vient de prendre deux demi-quarts de livre de thé, dit-il à son père ; où faut-il marquer cela ?

 

Le père ne répondit rien, s’arrêta, et réfléchit, remuant les sourcils. Puis il monta chez sa femme :

 

– Varvârouchka, ma petite mère, lui dit-il doucement, si tu as besoin de quelque chose dans la boutique, prends-le… Prends-le sans te gêner.

 

Le lendemain, le sourd, courant dans la cour, lui cria :

 

– Maman, prenez ce dont vous aurez besoin.

 

Il y avait dans ce fait de donner des aumônes quelque chose de joyeux et de léger, quelque chose de nouveau comme les lampes devant les images et les fleurs rouges. Quand, au carnaval, ou à la fête paroissiale, qui durait trois jours, on écoutait aux moujiks du salé pourri, exhalant une si griève odeur qu’il était difficile de se tenir auprès des barils, quand on prenait en gage aux ivrognes des faulx, des chapeaux, des hardes de femmes, quand les ouvriers des fabriques se vautraient dans la boue, hébétés par la mauvaise eau-de-vie, et que le mal, ayant pris consistance, semblait se tenir en l’air comme un brouillard, on se sentait un peu mieux à l’idée que là, dans la maison, il y avait une femme douce et propre qui ne s’occupait ni de salé, ni de vodka. Ses aumônes agissaient, en ces jours pénibles et troubles, à la façon d’une soupape de sûreté dans une machine.

 

Dans la maison de Tsyboûkine, les jours passaient dans l’affairement. Le soleil n’était pas encore levé qu’Akssînia s’ébrouait, se lavant dans le vestibule ; le samovar bouillait dans la cuisine et ronflait comme s’il prédisait quelque malheur ; le vieux, vêtu d’un long surtout noir et de pantalons de coton dans de hautes bottes luisantes, allait et venait par les chambres, propre, petit, et frappant du talon, comme le papa beau-père d’une chanson connue. On ouvrait la boutique. Quand il faisait bien jour, on avançait à la porte un drojki, et le vieux s’y asseyait gaillardement, enfonçant sa casquette jusqu’aux oreilles. À le voir, personne n’eût dit qu’il avait déjà cinquante-six ans. Sa femme et sa bru le regardaient partir, et, lorsqu’il avait une belle redingote propre et qu’au drojki était attelé un énorme étalon noir qui avait coûté trois cents roubles, le vieux n’aimait pas que des moujiks, avec leurs plaintes et leurs demandes, s’approchassent de lui. Il détestait les moujiks et les méprisait, et s’il en voyait quelqu’un l’attendant à la porte, il lui criait avec colère :

 

– Qu’attends-tu là ? Va-t’en ! Et si c’était un pauvre :

 

– Dieu te donnera !

 

Il partait pour affaires. Sa femme, vêtue de sombre, avec un tablier noir, faisait les chambres ou aidait à la cuisine. Akssînia vendait dans la boutique, et l’on entendait dehors tinter les bouteilles et l’argent ; on l’entendait rire ou crier et comme se fâchaient les acheteurs qu’elle trompait ; on pouvait remarquer en même temps qu’il se faisait dans la boutique un commerce clandestin d’eau-de-vie. Le sourd se tenait aussi à la boutique, ou bien, sans chapeau, les mains enfoncées dans les poches, il se promenait dans la rue, regardant distraitement les isbas ou le ciel. Six fois par jour, chez les Tsyboûkine, on prenait du thé, et quatre fois on se mettait à table pour manger. Le soir, on comptait et on inscrivait la recette. Puis on dormait profondément.

 

Les trois fabriques d’indienne à Oukléevo et les demeures des fabricants Khrymine aînés, Khrymine jeunes et Kostioukov étaient réunies par le téléphone. On avait installé aussi le téléphone à l’administration cantonale. Mais là, il cessa vite d’être en usage et les punaises et les blattes s’y établirent. Le starchine du canton était peu instruit et il écrivait chaque mot avec une grande lettre ; pourtant, quand le téléphone fut dérangé, il dit : maintenant, sans le téléphone, ça ne va pas être facile.

 

Les Khrymine aînés plaidaient constamment avec les jeunes, et parfois les jeunes se disputaient entre eux et se mettaient aussi à plaider. Alors leur fabrique ne travaillait pas un mois ou deux, jusqu’à ce qu’ils fussent réconciliés. Cela distrayait les habitants d’Oukléevo, parce que, à propos de leurs disputes, il se faisait beaucoup de cancans et de pourparlers. Aux fêtes, Kostioukov et les Khrymine jeunes organisaient des promenades en voiture. Ils passaient à toutes brides à Oukléevo et écrasaient des veaux. Akssînia, toute froufroutante de jupons empesés, parée à l’excès, se carrait dans la rue auprès de sa boutique. Les Khrymine jeunes l’attrapaient et l’emmenaient comme par force. Tsyboûkine attelait lui aussi pour montrer quelque nouveau cheval et il prenait sa femme avec lui. Le soir, après les promenades en voiture, quand tout le monde était couché, on jouait chez les Khrymine jeunes, sur un bon accordéon, et s’il y avait de la lune, les sons faisaient l’âme inquiète et joyeuse. Oukléevo ne paraissait plus une fosse.

 

II

Anîssime ne venait à la maison que rarement, pour les grandes fêtes, mais il envoyait souvent, par des gens de chez lui, des présents et des lettres, écrites d’une écriture autre que la sienne, et très belle. Chaque lettre était écrite sur une feuille de papier écolier et à la manière d’une supplique. Les lettres étaient pleines d’expressions qu’Anîssime n’employait jamais en parlant : « Mes chers papa et maman, je vous envoie une livre de thé parfumé pour la satisfaction de vos besoins physiques. »

 

Au bas de chaque lettre était griffonné, comme avec une plume cassée : « Anîssime Tsyboûkine », et au-dessous, de la même magnifique écriture que le reste de la lettre : « Agent. »

 

On lisait ses lettres plusieurs fois, et le père, rouge d’émotion, disait :

 

– Voilà ! il n’a pas voulu vivre ici ; il est entré dans la voie de l’instruction. Eh bien ! laissons-le faire ; chacun est marqué pour quelque chose.

 

Un peu avant le carnaval, il y eut une forte pluie avec des grêlons. Le vieux et Varvâra se mirent à la fenêtre pour regarder, et tout à coup ils virent Anîssime arriver de la station dans un traîneau. On ne l’attendait pas du tout. Il entra comme inquiet et agité, et il demeura ainsi tout le temps ; il avait on ne sait quel air dégagé. Il ne se pressait pas de repartir et il semblait qu’on l’eût congédié. Varvâra, contente de sa venue, le regardait d’un air fin, soupirait, en remuant la tête :

 

– Qu’y a-t-il donc, mon ami ? disait-elle. Le gaillard a déjà vingt-huit ans et il est encore garçon ! ah, la la, la la !

 

De la chambre voisine on n’entendait de ses paroles calmes et égales que : « Ah, la la, la la ! » Elle se mit à chuchoter avec le vieux et avec Akssînia, et leur visage prit aussi un air fin et mystérieux comme s’ils conspiraient ; on décida de marier Anîssime…

 

– Ah ! la la, la la !… on a marié ton cadet depuis longtemps et toi tu es toujours sans compagne, comme un coq au marché, lui dit Varvâra. Où cela se fait-il ? Marie-toi, s’il plaît à Dieu ; tu retourneras là-bas, comme tu le veux, à ton service, et ta femme restera ici nous aider. Tu vis dans le désordre, mon garçon, et tu as, je le vois, oublié toute sorte d’ordre… Ah, la la, la la ; il n’y a que péché avec vous autres, gens de villes…

 

Quand les Tsyboûkine se mariaient, on choisissait pour eux, comme pour les gens riches, les plus belles fiancées. On en chercha aussi une belle pour Anîssime. Il avait un extérieur vulgaire et insignifiant. De petite taille, de complexion faible et chétive, ses joues étaient pleines et gonflées comme s’il les soufflait. Ses yeux ne bougeaient pas et son regard était perçant. Sa barbe était rousse, clairsemée, et quand il réfléchissait, il la fourrait dans sa bouche et la mordait. Avec cela il buvait ; on le voyait à sa figure et à sa démarche. Pourtant quand on lui annonça qu’on lui avait trouvé une fiancée très belle, il dit :

 

– Eh bien ! je ne suis pas borgne moi non plus… Dans notre famille, on peut le dire, tous les Tsyboûkine sont beaux.

 

Il y avait tout près de la ville un village nommé Torgoûiévo. Une moitié en avait été réunie récemment à la ville, et là, dans une petite maison à elle, vivait une veuve qui avait une sœur si pauvre qu’elle allait à la journée avec sa fille. On parlait de la beauté de Lîpa même à Torgoûiévo, et, seule, son extrême pauvreté accablait tout le monde. On décidait qu’un homme âgé ou que quelque veuf l’épouserait malgré sa pauvreté, ou la prendrait auprès de lui, « comme ça », et qu’ainsi, par elle, sa mère serait nourrie. Les marieuses la désignèrent à Varvâra, qui partit pour Torgoûiévo. On organisa ensuite une entrevue dans la maison de la tante, avec, comme il convient, des hors-d’œuvre et de l’eau-de-vie. Lîpa, vêtue d’une robe rose, faite exprès pour la circonstance, avait dans les cheveux un ruban ponceau, pareil à une flamme. Elle était maigre, faible et pâle, avec des traits délicats et fins, brunis par le travail au grand air. Un timide et mélancolique sourire ne quittait pas sa figure, et ses yeux regardaient de façon enfantine, avec confiance et curiosité.

 

Elle était toute jeune, la poitrine à peine marquée, mais on pouvait la marier parce qu’elle avait l’âge. En fait elle était gentille, et une seule chose en elle pouvait ne pas plaire : de grandes mains d’homme qui, maintenant oisives, pendaient pareilles à de longues pinces.

 

– Elle n’a pas de dot, mais nous n’y faisons pas attention, dit Tsyboûkine à la tante. Pour notre fils Stépane nous avons pris aussi une femme dans une pauvre famille, et nous ne faisons que nous en louer ; soit à la maison, soit pour les affaires, elle est très adroite.

 

Lîpa était debout près de la porte et avait l’air de dire : « Faites de moi ce que vous voudrez ; je me fie à vous. » Sa mère Prascôvia, la journalière, était cachée dans la cuisine et mourait de honte. Un jour, dans sa jeunesse, un marchand chez qui elle lavait le parquet l’avait trépignée dans un accès de colère ; elle avait eu une peur violente, et l’effroi était demeuré dans son âme pour toute sa vie. D’effroi ses pieds et ses mains tremblaient sans cesse et ses joues tremblaient. Assise dans la cuisine, elle tâchait d’écouter ce que disaient les Tsyboûkine et se signait continuellement, appuyant les doigts sur son front et regardant l’Image. Anîssime, un peu ivre, ouvrit la porte de la cuisine et lui dit d’un ton dégagé :

 

– Pourquoi donc restez-vous là, chère petite maman ? nous nous ennuyons sans vous.

 

Prascôvia, rougissant, pressant les mains sur sa poitrine maigre et creuse, répondit :

 

– Que daignez-vous me dire ?… Nous vous sommes très obligées…

 

Après la présentation, on fixa le jour du mariage.

 

Anîssime, chez lui, ne faisait qu’aller et venir dans les chambres et siffler, ou bien, tout à coup, se souvenant de quelque chose, il se mettait à penser et regardait le plancher fixement, sans remuer, comme s’il eût voulu faire pénétrer son regard très avant dans le sol. Il n’exprimait aucun plaisir de se marier vite, pendant la semaine de Quasimodo, ni désir de revoir sa fiancée ; il ne faisait que siffler. Il était évident qu’il ne se mariait que parce que son père et sa belle-mère le voulaient et parce qu’ainsi le veut l’usage de la campagne ; le fils se marie pour qu’il y ait une aide à la maison. Il partit sans se hâter, ne se comportant pas du tout comme les fois précédentes. Il semblait particulièrement dégagé et ne dit rien de ce qu’il fallait dire.

 

III

Les habits de mariage avaient été commandés à deux sœurs, tailleuses du hameau de Chikâlovo, qui étaient de la secte des flagellants. Elles vinrent à plusieurs reprises essayer, demeurant chaque fois longtemps à boire du thé. Elles firent à Varvâra une robe cannelle, ornée de dentelles noires et de jais, et à Akssînia une robe vert clair, avec un devant jaune et une traîne. Lorsqu’elles eurent fini, Tsyboûkine ne les paya pas en argent, mais en marchandises de sa boutique. Elles partirent chagrines, tenant sous le bras des paquets de bougie et des boîtes de sardines, dont elles n’avaient que faire. Sorties d’Oukléevo, et arrivées dans les champs, elles s’assirent sur une motte et se mirent à pleurer.

 

Anîssime revint trois jours avant la noce, tout habillé de neuf. Il avait des caoutchoucs luisants, une cordelière à boules en guise de cravate, et sur les épaules un pardessus jeté sans que les manches fussent passées.

 

Ayant prié Dieu avec gravité, il salua son père et lui donna en cadeau dix roubles en argent et dix pièces de cinquante kopeks. Il en donna autant à Varvâra, et à Akssînia vingt pièces de vingt-cinq kopeks. La principale merveille de ces cadeaux était que toutes les pièces, comme choisies, étaient neuves et brillaient au soleil. S’efforçant de paraître grave et posé, Anîssime se tendait le visage et gonflait les joues, mais son haleine sentait l’eau-de-vie. Vraisemblablement, à chaque station, il s’était précipité au buffet. Il y avait à nouveau en lui quelque chose de dégagé, quelque chose d’extrême. Anîssime et son père prirent du thé et mangèrent un peu. Varvâra, tripotant ses roubles neufs, demanda des nouvelles de gens d’Oukléevo qui vivaient à la ville.

 

– Rien à dire, Dieu merci, ils vont bien, dit Anîssime ; il n’y a que chez Ivan Iégôrov où s’est produit un événement de famille. Sa vieille Sôphia Nikîphorovna est morte de la phtisie. On a fait faire chez un pâtissier, à deux roubles et demi par tête, le dîner pour le repos de son âme. Il y avait du vin de raisins. Quels moujiks sont les gens de chez nous ! Pour eux aussi on avait payé deux roubles et demi ; ils n’ont rien mangé ! Est-ce qu’un moujik comprend les sauces !

 

– Deux roubles et demi ! fit le vieux hochant la tête.

 

– Eh quoi ? Là-bas, ce n’est pas un village. Tu entres au restaurant pour manger, tu demandes ceci et cela, il vient du monde, tu bois et tu regardes : il est déjà l’aube et vous avez à payer chacun trois ou quatre roubles. Et quand on est avec Samorôdov, il aime à prendre à la fin du café avec du cognac, et le cognac, s’il te plaît, coûte six griveniks[10] le petit verre.

 

– Il ne fait que mentir, dit le vieillard avec admiration ; il ne fait que mentir !

 

– Maintenant je suis toujours avec Samorôdov. C’est ce Samorôdov qui vous écrit mes lettres. Il écrit magnifiquement. Et si je vous disais, maman, continua joyeusement Anîssime se tournant vers Varvâra, quel homme c’est que Samorôdov, vous ne me croiriez pas. Nous l’appelons tous Moukhtar, car c’est une espèce d’Arménien ; il est tout noir. Je vois ses pensées ; je connais toutes ses affaires comme mes cinq doigts, maman, et il le sait ; aussi il ne fait que me suivre ; il ne me quitte pas d’un pas et l’eau même ne nous séparerait pas[11]. Quoiqu’il me craigne, il ne peut pas vivre sans moi. Où je vais, il vient aussi. J’ai, maman, l’œil sûr et juste. Je vais au marché aux nippes : je vois un moujik qui vend une chemise : « Arrête, moujik ! c’est une chemise volée. » Et c’est vrai ! Ça se trouve ainsi : la chemise a été volée.

 

– À quoi connais-tu cela ? demanda Varvâra.

 

– À rien, j’ai l’œil. Je ne sais pas quelle chemise il y a là ; je sais seulement que quelque chose me tire vers elle ; chemise volée, voilà tout. Chez nous, dans la police, on dit déjà : « Allons, Anîssime, va-t’en tirer les bécassines. » Ça veut dire chercher quelque chose de volé. Oui !… Chacun peut voler, mais comment cacher ? La terre est grande et il n’y a pas de place pour cacher quelque chose de volé…

 

– Dans notre village, chez les Goûntorev, dit Varvâra en soupirant, on a volé, la semaine dernière, un mouton et deux agnelles ; et personne pour les retrouver… Ah ! la la, la la !

 

– Eh bien quoi ? on peut les retrouver ! Ce n’est rien à faire ; on le peut.

 

Le jour du mariage arriva. C’était une fraîche mais claire et joyeuse journée d’avril. Dès le grand matin, on advint en voitures de tous côtés ; les grelots sonnaient aux troïkas et aux attelages à deux chevaux ; il y avait des rubans de couleurs dans les crinières et aux arcs des brancards. Inquiets de ces arrivées, les freux criaient dans les saules, et, éperdument, sans cesse, les sansonnets chantaient, comme s’ils se fussent réjouis qu’il y eût un mariage chez les Tsyboûkine.

 

Les tables, dans la maison, étaient déjà couvertes de longs poissons, de jambons, d’oiseaux farcis, de boîtes de conserves, de diverses salaisons et marinades, et d’une quantité de bouteilles d’eau-de-vie et de vins ; on sentait une odeur de saucisse fumée et de homard gâté. Le vieux passait autour des tables, frappant des talons et aiguisant des couteaux l’un sur l’autre. On appelait sans cesse Varvâra pour lui demander quelque chose, et elle, l’air effaré, essoufflée, courait dans la cuisine, où depuis le matin travaillaient le cuisinier de Kostioukov et la cuisinière des Khrymine jeunes. Akssînia, frisée, en corset, sans robe, avec des bottines neuves qui criaient, volait dans la cour comme un tourbillon ; on ne voyait que ses genoux nus et sa gorge. On entendait du bruit, des injures et des jurons.

 

Les passants s’arrêtaient devant les portes grandes ouvertes et on sentait en tout qu’il se préparait quelque chose d’inaccoutumé.

 

– On est parti chercher la fiancée ! annonça-t-on.

 

Le bruit des grelots au delà du village s’épandait et mourait… Vers trois heures, les gens se précipitèrent, les grelots tintèrent de nouveau : on amenait la fiancée !

 

L’église fut pleine. Le grand candélabre était allumé ; les chantres, comme l’avait désiré le vieux Tsyboûkine, chantaient sur de la musique imprimée. L’éclat des lumières et des robes voyantes aveuglait Lîpa. Il lui semblait que les chantres, de leurs voix tonnantes, lui frappaient sur la tête comme avec des marteaux. Le corset, que pour la première fois de sa vie elle mettait, et ses souliers la gênaient. Elle avait l’air de revenir à peine d’un évanouissement, de regarder et de ne pas comprendre. Anîssime, en redingote noire, un cordonnet rouge en guise de cravate, songeait, regardant un point fixement. Quand les chantres criaient très fort, il se signait. Son âme était attendrie ; il aurait voulu pleurer. Il connaissait cette église dès sa première enfance. Sa défunte mère l’y portait autrefois pour communier ; plus tard il chantait dans le chœur avec les enfants ; chaque coin, chaque icône lui rappelait tant de souvenirs ! Et maintenant on célébrait son mariage. Il faut se marier pour le bon ordre, mais à peine y songeait-il, comme s’il n’eût pas compris, ou comme s’il eût complètement oublié. Les larmes l’empêchaient de regarder les images ; il avait un poids sur le cœur. Il priait et demandait à Dieu que les malheurs inévitables qui étaient prêts d’un jour à l’autre à fondre sur sa tête lui fussent épargnés et passassent autour de lui, comme font autour d’un village, durant la sécheresse, des nuages d’orage, sans donner une goutte de pluie.

 

Il y avait tant de péchés déjà accumulés dans son passé, tant de péchés qu’ils étaient tout à fait ineffaçables, irréparables, et qu’il semblait même absurde d’en demander pardon. Et cependant il en demandait pardon, et il fit même un grand sanglot. Mais personne n’y prit garde. On pensa qu’il avait un peu bu.

 

On entendit une plainte d’enfant :

 

– Petite maman, emporte-moi d’ici ! je t’en prie !

 

– Silence là-bas ! cria le prêtre.

 

Au retour de l’église, la foule suivit en courant. Il y avait des gens rassemblés près de la boutique, près des portes, et dans la cour, sous les fenêtres ; des femmes étaient venues chanter les louanges des époux. Aussitôt qu’ils franchirent le seuil, les chantres, déjà rangés dans le vestibule avec leur musique, partirent à chanter de toutes leurs forces. Une musique commandée exprès à la ville commença à jouer. On avait apporté dans de hauts verres du champagne du Don, et, se tournant vers les mariés, le contremaître charpentier Elizârov, grand vieux, maigre, aux sourcils si épais que l’on voyait à peine ses yeux, leur dit :

 

– Anîssime et toi, mon enfant, aimez-vous l’un l’autre ; vivez selon les lois de Dieu, mes enfants, et la Reine des Cieux ne vous abandonnera pas.

 

Il s’appuya sur l’épaule de Tsyboûkine et sanglota.

 

– Pleurons, Grigôri Pétrov, pleurons de joie, dit-il d’une petite voix menue. Et soudainement il se mit à rire et continua d’une voix pleine et éclatante :

 

– Ho ! ho ! ho !… C’est aussi une belle bru ! Tout chez elle est en place, tout est bien poli, rien ne grince ; tout le mécanisme est en ordre et bien vissé.

 

Il était né dans le district d’Iégôriévskoé, mais il travaillait depuis sa jeunesse dans les usines d’Oukléevo et des environs, et il s’y était fixé. On le connaissait pour vieux depuis longtemps, toujours aussi long et aussi maigre, et on l’appelait Béquille. Parce que, peut-être, depuis plus de quarante ans, il ne s’occupait que de réparations, il ne jugeait tout homme et toute chose qu’au point de vue de la solidité : n’y avait-il pas besoin de réparation ? Avant de s’asseoir à table, il essaya quelques chaises pour voir si elles étaient solides ; il toucha même du doigt le lavaret.

 

Après le vin mousseux, tous s’installèrent à table. Les convives parlaient et remuaient leurs chaises. Dans le vestibule les chanteurs chantaient et la musique jouait ; les femmes, dans la cour, toutes d’une même voix, célébraient les mariés. C’était un mélange de sons effrayant, sauvage, à faire perdre la tête.

 

Béquille se tournait sur sa chaise, cognait des coudes ses voisins, les empêchait de parler, et tantôt pleurait, tantôt riait.

 

– Enfants, enfants, enfants… marmottait-il vite ; Akssinioûchka, ma chère, Varvârouchka, nous vivrons tous en paix et en concorde, mes petites hachettes chéries…

 

Il buvait peu et, d’avoir bu un verre d’eau-de-vie anglaise, il était ivre. Cette ignoble eau-de-vie faite d’on ne sait quoi stupéfiait tous ceux qui en buvaient, comme si on les eût frappés. Les langues commençaient à s’embrouiller.

 

Il y avait à la fête le clergé, les contremaîtres des fabriques et leurs femmes, des détaillants et des aubergistes des autres villages. Le starchine du canton et son secrétaire, qui servaient ensemble depuis quatorze ans et qui, dans tout ce temps-là, n’avaient pas signé un papier ni laissé sortir des locaux administratifs un seul homme sans l’avoir trompé ou lésé, étaient assis l’un à côté de l’autre, tous deux gros, bouffis, et si nourris, semblait-il, d’injustice, que même la peau de leur visage était particulière et semblable à celle d’un coquin. La femme du secrétaire, qui était extrêmement maigre et bigle, avait amené avec elle tous ses enfants. Pareille à un oiseau de proie, elle louchait sur les assiettes, attrapant tout ce qui lui tombait sous la main et le cachait pour elle et pour ses enfants, dans ses poches.

 

Lîpa, pétrifiée, était assise avec la même expression de visage qu’à l’église. Anîssime, depuis le moment où il avait fait connaissance avec elle, ne lui avait pas dit un mot et ne savait pas encore quel était le son de sa voix.

 

Assis auprès d’elle, il continuait à se taire et buvait de l’eau-de-vie anglaise. Quand il fut ivre, il se mit à dire à sa tante, assise en face de lui :

 

– J’ai un ami qui s’appelle Samorôdov. C’est un homme particulier. Il est bourgeois honoraire[12] et peut parler. Mais cependant, ma petite tante, je vois comme au travers de lui ; et il le sent. Permettez-moi de boire avec vous à la santé de Samorôdov, ma petite tante.

 

Varvâra tournait autour de la table, invitant les convives, exténuée, l’air égaré, et contente apparemment qu’il y eût tant de plats à manger, que tout fût si riche et que personne ne pût trouver à redire. Le soleil se coucha, le repas durait encore. On ne se rendait pas compte de ce qu’on mangeait et de ce qu’on buvait. On ne pouvait pas bien discerner ce qu’on disait. De temps à autre seulement, quand la musique se taisait, on entendait quelque femme crier :

 

– Vous avez sucé notre sang, hérodes ; ne crèverez-vous pas ?

 

Le soir il y eut des danses avec de la musique. Les Khrymine jeunes arrivèrent, apportant de leur eau-de-vie, et l’un d’eux, quand il dansait un quadrille, en tenait dans chaque main une bouteille, tandis qu’il avait dans la bouche un petit verre. Cela faisait rire tout le monde. Entre les quadrilles, on se mettait tout à coup à danser à croupetons. La verte Akssînia ne faisait que luire et disparaître, et la queue de sa robe faisait du vent. Quelqu’un marcha sur la frange ; Béquille s’écria :

 

– Eh ! vous avez arraché une plinthe là-bas, les enfants !

 

Les yeux d’Akssînia, gris et naïfs, bougeaient rarement, et sur son visage jouait sans cesse un sourire naïf : il y avait quelque chose de serpentin dans ces yeux fixes, dans sa petite tête sur un long col, et dans sa sveltesse. Habillée de vert avec un corsage jaune, souriante, elle regardait, comme une vipère au printemps, dans le seigle vert, levant et allongeant la tête, regarde un passant. Les Khrymine étaient très familiers avec elle et on pouvait remarquer qu’avec l’aîné elle était depuis longtemps déjà dans les relations les plus intimes. Le sourd ne comprenait rien et ne la regardait pas ; il était assis, les jambes croisées, mangeant des noix qu’il cassait entre ses dents avec un bruit si fort qu’il semblait tirer des coups de pistolet.

 

Soudain le vieux Tsyboûkine vint au milieu de la salle, et, levant en l’air son mouchoir, fit signe qu’il voulait lui aussi danser la danse russe. Un bruit d’approbation courut dans toute la maison et dans la cour parmi la foule.

 

– Il va danser ! Lui-même va danser !

 

Varvâra dansa, et Tsyboûkine ne fit que balancer son mouchoir et marquer la mesure avec les talons ; mais ceux qui, dans la cour, penchés l’un sur l’autre, regardaient par les fenêtres, étaient en extase ; et ils lui pardonnèrent tout pour un instant, et sa richesse et ses tromperies.

 

– Tu es un gaillard, Grigôri Pétrov, cria-t-on dans la foule. Va, marche ! C’est signe que tu peux encore faire quelque chose ! Ha, ha, ha !…

 

La fête finit vers deux heures du matin. Anîssime, titubant, fit le tour de la salle pour remercier les chanteurs et les musiciens, et il donna à chacun une pièce de cinquante kopeks neuve. Son père ne chancelait pas, mais s’arrêtait sur chaque jambe. Il accompagnait les invités, disant à chacun :

 

– La noce a coûté deux mille roubles.

 

Quand on fut dispersé, quelqu’un se trouva avoir changé un bon surtout pour un vieux à l’aubergiste de Ghikâlovo. Anîssime s’échauffa et se mit à crier :

 

– Arrête ! Je vais le trouver tout de suite. Je sais qui a volé ça ! Arrête !

 

Il s’élança dans la rue, se précipita sur quelqu’un ; on l’attrapa, on le ramena sous le bras à la maison et on le poussa, rouge de colère, saoul et tout suant, dans la chambre dans laquelle la tante avait déjà déshabillé Lîpa. Et on l’y ferma.

 

IV

Au bout de cinq jours, Anîssime, se disposant à partir, monta chez Varvâra lui dire adieu. Elle tricotait un bas de laine rouge, assise près de la fenêtre ; toutes ses veilleuses brûlaient devant les images et on sentait dans sa chambre une odeur d’encens.

 

– Tu restes bien peu de temps avec nous, lui dit-elle. Tu commences à t’ennuyer, bien sûr ? Ah la la la la !… Nous vivons bien, il y a de tout chez nous en abondance, et ton mariage s’est bien passé. Ton père dit qu’il a coûté deux mille roubles. Nous vivons, en un mot, comme des marchands. Seulement on s’ennuie chez nous ! Nous offensons trop le monde. Mon cœur en souffre, mon ami. Comme nous l’offensons, ah ! mon Dieu ! Échangeons-nous un cheval ; achetons-nous quelque chose ; louons-nous un ouvrier, nous trompons en tout ; tromperie et tromperie. L’huile de chènevis que nous vendons est aigre, gâtée ; il y a des gens chez qui le goudron de bouleau est meilleur. Dis-moi, je t’en prie, ne pourrait-on pas vendre de bonne huile ?

 

– Chacun est marqué pour quelque chose, maman.

 

– Oui, mais il faut mourir ? Aye, aye ! Vraiment tu devrais en parler à ton père !…

 

– Parlez-lui-en vous-même.

 

– Ah, oui ! Je dis une chose, il me répond comme toi un seul mot : chacun est marqué pour quelque chose. Crois-tu que, dans l’autre monde, on ira chercher cela ? Le jugement de Dieu est juste.

 

– Certainement personne n’ira chercher cela, dit Anîssime en soupirant ; il n’y a pas de Dieu, voyez-vous, maman. Qu’y aura-t-il à chercher là ?

 

Varvâra le regarda, surprise, se mit à rire et leva les bras. Comme elle s’étonnait si sincèrement et le regardait à la façon d’un extravagant, il se troubla :

 

– Un Dieu, il y en a peut-être un, dit-il, mais il n’y a pas de foi. Tandis qu’on me mariait, je n’étais pas dans mon assiette. Comme quand on prend un œuf sous une poule et que dedans piaule un petit poulet, j’ai senti tout à coup ma conscience piauler, et tout le temps j’ai pensé : il y a un Dieu. Mais aussitôt sorti de l’église, plus rien. D’où puis-je savoir s’il y a un Dieu ou non ? On ne nous apprend pas cela dès l’enfance. Quand l’enfant tette encore, on ne lui apprend qu’une chose : chacun son affaire. Voyez, mon père non plus ne croit pas en Dieu. Vous m’avez dit une fois qu’on a pris un mouton chez Goûntarov… J’ai trouvé qui l’a volé : c’est le moujik de Chikâlovo. Il l’a volé, mais la peau est chez mon père !… Voilà la foi qu’il y a !

 

Anîssime cligna un œil et secoua la tête.

 

– Le starchine non plus ne croit pas en Dieu, continua-t-il ; le secrétaire non plus ; le sacristain non plus. S’ils vont à l’église et observent les jeûnes, c’est pour que les gens ne parlent pas mal d’eux ; et pour le cas où peut-être, tout de même, il y aurait un jugement dernier. On dit maintenant que la fin du monde pourrait venir parce que le monde est devenu plus faible, qu’on ne respecte plus ses parents, et ainsi de suite. Ce sont des bêtises. Je crois, maman, que tout le mal vient de ce que les gens ont peu de conscience… Je vois tout au fond, et je comprends. Si un homme a une chemise volée, je le vois. Un homme est assis au traktir et il vous semble qu’il boit du thé et rien de plus, et moi, en dehors du thé, je vois qu’il n’a pas la conscience tranquille. On peut marcher toute la journée, on ne trouve pas un homme qui ait une bonne conscience. La raison en est qu’on ne sait pas où il y a un Dieu… Allons, eh bien, maman, adieu ! Portez-vous bien, et gardez-moi bon souvenir.

 

Anîssime se prosterna aux pieds de sa tante.

 

– Nous vous remercions pour tout, maman, dit-il. Notre famille reçoit de vous un grand profit. Vous êtes une femme très convenable, et je suis très satisfait de vous.

 

Anîssime sortit, ému, mais il revint et dit :

 

– Samorôdov m’a entraîné dans une affaire, j’y deviendrai riche ou je me perdrai. S’il arrivait quelque chose, maman, vous consolerez mon père.

 

– Allons donc, il n’y aura rien ! Ah la la !… Dieu est miséricordieux. Mais vois-tu, Anîssime, tu devrais un peu caresser ta femme ; vous vous regardez comme si vous boudiez ; vous devriez au moins vous sourire.

 

– Aussi, comme elle est bizarre ! dit Anîssime en soupirant. Elle ne comprend rien et ne dit jamais rien. Elle est très jeune. Laissons-la grandir…

 

Un grand étalon blanc, très gras, attendait déjà devant la porte, attelé à un tilbury. Tsyboûkine monta gaillardement, s’assit et prit les rênes. Anîssime embrassa Varvâra, Akssînia et son frère. Lîpa, debout elle aussi sur la porte, immobile, regardait à côté, comme si elle ne fût pas venue pour accompagner son mari, mais pour on ne sait quoi. Anîssime s’approcha d’elle, toucha du bout de ses lèvres sa joue légèrement :

 

– Adieu, lui dit-il.

 

Elle, sans le regarder, sourit d’un air étrange. Son visage se mit à trembler, et tous, sans savoir pourquoi, eurent pitié d’elle. Anîssime, d’un bond, s’assit lui aussi, et se mit les mains sur les côtés parce qu’il se croyait beau.

 

Quand ils furent arrivés sur la hauteur, Anîssime se retourna à tout moment pour voir le village. Le jour était chaud et clair. On sortait le bétail pour la première fois et auprès de lui marchaient des jeunes filles et des femmes, vêtues de leurs robes de fête. Un bœuf brun, heureux d’être libre, mugissait et déchirait le sol de ses pattes de devant. Partout, en haut et en bas, chantaient les alouettes. Anîssime regardait l’église, jolie, toute blanche (on venait de la reblanchir), et il se souvenait comme il y avait prié cinq jours auparavant. Il regardait l’école au toit vert, le ruisseau dans lequel il se baignait autrefois et pêchait à la ligne. Et la joie remua dans son cœur. Il aurait voulu que, soudain, une muraille sortît de terre et l’empêchât d’avancer, et qu’il pût rester avec son seul passé…

 

À la gare, ils approchèrent du buffet et burent un verre de xérès. Le vieux chercha sa bourse pour payer.

 

– Je régale ! dit Anîssime.

 

Son père, attendri, lui frappa sur l’épaule et, clignant des yeux, dit au buffetier : Vois un peu quel fils j’ai !

 

– Si tu restais travailler à la maison, Anîssime, dit-il, tu n’aurais pas de prix : je te couvrirais d’or de la tête aux pieds !

 

– Tout à fait impossible, papa.

 

Le xérès était aigre et sentait la cire, pourtant ils en burent encore un verre.

 

Quand Tsyboûkine revint de la gare, il ne reconnut pas, à la première minute, sa bru. À peine son mari parti, Lîpa avait changé, devenue soudain toute gaie. Nu-pieds, avec un vieux jupon usé, les manches retroussées jusqu’aux épaules, elle lavait l’escalier du vestibule, chantant d’une petite voix argentine, et lorsque, portant le grand baquet plein d’eau sale, elle regardait le soleil avec son sourire d’enfant, il semblait qu’elle était, elle aussi, une alouette.

 

Un vieil ouvrier qui passait devant la porte hocha la tête et s’exclama :

 

– Quelle bru Dieu t’a encore envoyée, Grigôri Pétrov ! Ce ne sont pas des femmes, ce sont de vrais trésors.

 

V

Le 8 juillet, un vendredi, Élizârov, surnommé Béquille, et Lîpa revenaient de Kazânnskoé, où ils étaient allés, pour la fête patronale, faire leurs dévotions à la Vierge de Kazan. La mère de Lîpa venait derrière eux. Malade et essoufflée, elle restait toujours en arrière. C’était presque le soir.

 

– Aha !… s’étonnait Béquille, écoutant Lîpa. Et alors ?

 

– J’aime beaucoup les confitures, Ilia Makârytch, dit Lîpa. Je m’assois dans un petit coin et je bois du thé en mangeant des confitures. Ou bien j’en bois avec Varvâra Nikolâévna et elle me raconte quelque histoire touchante. Elle a beaucoup de confitures ; elle en a quatre pots ! Mange, me dit-elle, Lîpa, ne te gêne pas !

 

– Aha !… quatre pots !

 

– Ils vivent richement. On mange avec le thé du pain blanc, et il y a de la viande tant qu’on en veut. Ils vivent richement, mais on a peur chez eux, Ilia Makârytch. Ah ! comme on a peur !

 

– De quoi donc as-tu peur, mon enfant ? demanda Béquille, se retournant pour voir si Prascôvia était loin.

 

– D’abord, quand le mariage a été célébré, j’ai eu peur d’Anîssime Grigôrytch. Il n’est pas méchant ; il ne m’a rien fait ; mais quand il s’approchait de moi, je sentais du froid dans tout mon corps, dans tous mes os. Pas une pauvre petite nuit, je n’ai dormi ; je tremblais tout le temps et je priais Dieu. Maintenant j’ai peur d’Akssînia, Ilia Makârytch ! Elle n’est pas mauvaise, elle sourit toujours, mais par moments elle regarde par la fenêtre et ses yeux sont mauvais, ils brûlent, verts, comme ceux des brebis dans un toit. Les Khrymine jeunes l’entortillent : « Votre vieux, lui disent-ils, a un petit bout de terre de quarante dessiatines à Boutiôkino ; c’est un bout de terre, disent-ils, où il y a de l’argile, du sable et de l’eau ; aussi, disent-ils, Âkssioûcha, fais-toi construire par lui une briqueterie ; nous nous associerons avec toi. » La brique vaut maintenant vingt roubles le mille ; c’est une bonne affaire. Hier soir, après dîner, Akssînia a dit au vieux : « Je veux, dit-elle, monter une briqueterie à Boutiôkino, je serai marchande en mon propre nom. » Elle a dit ça, en souriant, mais la figure de Grigôri Pétrôvitch s’est assombrie ; évidemment ça ne lui plaisait pas. « Tant que je vivrai, a-t-il dit, pas de division ; il faut vivre ensemble. » Elle lui a jeté un regard… elle s’est mise à grincer des dents !… on a porté des beignets ; elle n’en a pas mangé.

 

– Aha !… s’étonna Béquille ; elle n’en a pas mangé !

 

– Et dis-moi, je te prie, quand elle dort ? continua Lîpa. Elle s’endort une petite demi-heure et saute en place, et trotte, trotte, pour regarder si les moujiks ne mettent pas le feu ou ne volent pas quelque chose. Elle fait peur, Ilia Makârytch ! Après notre mariage, les Khrymine jeunes n’ont pas été se coucher ; ils sont partis en ville pour plaider. Les gens disent que tout est à cause d’Akssînia. Deux des frères lui ont promis de construire la briqueterie et le troisième se fâche. Leur fabrique est restée fermée un mois. Mon oncle Prôkor n’ayant pas de travail ramassait pendant ce temps-là des croûtes aux portes. En attendant, petit oncle, lui ai-je dit, tu devrais, pour éviter cette honte, aller labourer ou couper du bois. « Je suis déshabitué, m’a-t-il dit, du travail chrétien. Je ne puis rien faire, m’a-t-il dit, Lîpynnka !… »

 

Ils s’arrêtèrent près d’un petit bois de trembles pour souffler et pour attendre Prascôvia. Elizârov était patron depuis longtemps, mais il n’avait pas de chevaux, et courait tout le district à pied avec une petite besace dans laquelle il avait du pain et des oignons ; il marchait vite, balançant les bras ; le suivre était difficile.

 

Au bord du bois était planté un poteau de délimitation ; Elizârov le toucha pour voir s’il était solide… Prascôvia arriva, essoufflée. Son visage ridé, toujours effrayé, luisait de bonheur. Elle avait été, aujourd’hui, à l’église comme tout le monde, était allée à la foire et avait bu du poiré aigre. Cela lui était arrivé rarement et il lui semblait que pour la première fois de sa vie elle avait vécu à son plaisir.

 

Après avoir soufflé, ils partirent tous les trois côte à côte. Le soleil se couchait, et ses rayons, se glissant à travers le bouquet d’arbres, en éclairaient les fûts. Des voix, en avant, retentissaient, bruyantes. Les jeunes filles d’Oukléevo étaient parties en tête depuis longtemps, mais elles s’étaient arrêtées dans le petit bois à ramasser des champignons.

 

– Allons, les filles ! leur cria Elizârov. Allons, mes belles !

 

Un rire lui répondit.

 

– Voici Béquille ! Béquille ! Vieux radis noir !

 

L’écho riait aussi.

 

Et puis le bois fut dépassé ; on commença à voir le haut des cheminées d’usine ; la croix scintilla sur le clocher ; ce fut le village, « ce même village où à un enterrement le sacristain avait mangé tout le caviar ». Et c’était déjà presque la maison : il n’y avait plus qu’à descendre dans ce grand fond. Lîpa et sa mère, qui marchaient nu-pieds, s’assirent sur l’herbe pour se chausser. Béquille s’assit avec elles. Regardé de là, Oukléevo, avec ses saules, sa blanche église et sa rivière, paraissait harmonieux et joli ; seuls tranchaient les toits des fabriques, peints par économie en une couleur sombre et barbare. Sur la pente, de l’autre côté, on voyait le seigle, en javelles et en gerbes, éparpillées çà et là comme par un ouragan, et en lignes que l’on ne venait que de couper. L’avoine aussi mûrissait, et, à cet instant-là elle reluisait sous le soleil comme de la nacre. C’était le fort moment du travail. Aujourd’hui fête, le lendemain samedi il fallait rentrer le seigle et lever le foin, et le surlendemain encore fête. Chaque jour, au loin, le tonnerre grondait ; le soleil brûlait ; et il semblait qu’il allait pleuvoir. À regarder les champs chacun se demandait si l’on arriverait à rentrer le blé à temps ; on était joyeux et gai, et inquiet tout ensemble.

 

– Les faucheurs sont chers maintenant, dit Prascôvia, un rouble quarante par jour !

 

De la foire de Kazânnskoé la foule venait toujours et toujours : des femmes, des ouvriers en casquettes neuves, des mendiants, des enfants… Tantôt, soulevant la poussière, il passait un chariot derrière lequel courait un cheval non vendu et qui avait l’air heureux de ne l’avoir pas été ; tantôt on tirait par les cornes une vache qui résistait. Puis venait un autre chariot, avec des moujiks ivres, dont les jambes pendaient. Une vieille menait un enfant qui avait un grand chapeau et de grandes bottes. L’enfant n’en pouvait plus de chaleur et du poids de ses bottes, qui l’empêchaient de plier les jambes, et cependant il ne cessait de souffler de toutes ses forces dans une trompette. On était déjà descendu au fond de la combe, on tournait dans la rue, la trompette s’entendait toujours.

 

– Chez nos fabricants, quelque chose cloche, dit Elizârov, c’est affreux ! Kostioukov s’est fâché après moi. « Il a passé beaucoup de planches dans les corniches », m’a-t-il dit. « Comment beaucoup ? Ce qu’il en a fallu, Vassîli Danîlytch, il en a passé. Je ne mange pas les planches avec mon gruau. » « Comment, a-t-il dit, peux-tu me parler comme ça ? Brute ! espèce de je ne sais quoi ! Ne t’oublie pas ! Je t’ai fait contremaître ! » a-t-il crié. « En voilà, ai-je dit, une merveille ! Quand je n’étais pas contremaître, ai-je dit, je buvais tout de même du thé chaque jour. » « Vous êtes tous des filous », a-t-il dit. Je n’ai rien dit. Dans ce monde nous sommes les filous, ai-je pensé, et vous le serez dans l’autre. Ho !… ho !… ho !… Le lendemain il s’était radouci : « Ne m’en veuille pas, m’a-t-il dit, Makârytch, pour mes paroles. Si j’ai dit quelque chose de trop, a-t-il dit, songe que je suis marchand de la première guilde et au-dessus de toi ; tu es obligé de te taire. » « Vous êtes marchand de la première guilde, lui ai-je dit, et je suis charpentier, c’est vrai. Mais saint Joseph aussi était charpentier, lui ai-je dit. Notre métier est juste et agréable à Dieu ; mais si cela vous plaît de vous dire au-dessus de moi, faites à votre guise, Vassîli Danîlytch. » Mais après notre conversation, j’ai songé : lequel est au-dessus de l’autre : le marchand de la première guilde ou le charpentier ? Ce doit être le charpentier, mes enfants !

 

Béquille réfléchit et ajouta :

 

– Celui qui peine et qui souffre, celui-ci est au-dessus de l’autre.

 

Le soleil était déjà couché et un brouillard blanc comme du lait se levait sur la rivière, sur l’enceinte de l’église et sur les champs près des usines. Tandis que l’obscurité venait vite, en bas des feux luisaient et il semblait que le brouillard cachait un précipice sans fond. À cet instant il semblait peut-être à Lîpa et à sa mère qui étaient nées pauvres et étaient préparées à le demeurer toute leur vie, donnant tout à autrui hormis leurs pauvres âmes effarées, il leur semblait peut-être confusément, que, dans l’ordre infini des vies de ce monde immense et mystérieux, elles aussi étaient une force et qu’elles étaient au-dessus de quelqu’un. Elles étaient contentes d’être assises ainsi sur la hauteur, et elles souriaient de plaisir, oubliant que, tôt ou tard, il faudrait redescendre.

 

Ils arrivèrent enfin à la maison. Des faucheurs étaient assis par terre, près de la boutique et près des portes. Les gens d’Oukléevo n’allaient pas habituellement travailler chez Tsyboûkine ; il fallait louer des étrangers. Dans l’obscurité maintenant ils semblaient tous avoir de longues barbes noires. La boutique était ouverte ; on voyait le sourd et un commis jouer aux dames. Les faucheurs chantaient doucement, à peine si on les entendait, ou bien ils demandaient à haute voix qu’on leur payât la journée de la veille. Mais on le leur refusait pour qu’ils restassent jusqu’au lendemain. Tsyboûkine, en manches de chemise, et Akssînia, assis sur l’avancée de la porte, sous un bouleau, buvaient du thé ; une lampe brûlait devant eux.

 

– Grand-père, dit comme par taquinerie un faucheur, payez-nous au moins la moitié ? Grand-père !

 

Un rire s’entendit aussitôt, puis on recommença à chanter, presque indistinctement.

 

Béquille s’assit pour prendre du thé lui aussi.

 

– Nous venons de la foire, commença-t-il à raconter. Nous nous sommes amusés, mes enfants, nous nous sommes très bien amusés, grâce à Dieu ! Seulement voici quelle vilaine aventure est arrivée. Sâchka, le maréchal, achète du tabac et donne cinquante kopeks pour payer. Et la pièce était fausse ! dit Béquille, regardant autour de lui. (Il voulait dire cela à voix basse, mais il le dit à voix étranglée, rauque, et tout le monde entendit.) Les cinquante kopeks se trouvaient faux. On demande à Sâchka : Où les as-tu pris ? C’est Anîssime Tsyboûkine, dit-il, qui me les a donnés quand je suis allé à son mariage. On a appelé l’ouriadnik et on l’a emmené. Prends garde, Pétrôvitch, qu’on ne fasse des cancans là-dessus…

 

– Grand-père ! implorait toujours la voix en taquinant, grand-père !

 

Un silence s’établit.

 

– Ah ! mes enfants, mes enfants…, marmotta vite Béquille en se levant. (Il tombait de sommeil.) Merci pour le thé et pour le sucre, mes enfants ! Il est temps de dormir. Il faut que je sois déjà attaqué ; toutes les poutres en moi sont pourries. Ho !… ho !… ho !…

 

En sortant, il ajouta :

 

– Il est bientôt temps de mourir, je crois.

 

Et il fit un sanglot.

 

Tsyboûkine ne finit pas de boire son thé, et resta assis, méditant. Il avait l’air de suivre de l’oreille les pas de Béquille, qui était déjà loin dans la rue.

 

– Sâchka le maréchal a dû inventer tout cela, dit Akssînia devinant ses pensées.

 

Tsyboûkine entra chez lui et revint bientôt avec un rouleau. Il le détourna et des roubles brillèrent tout neufs. Il en prit un, l’éprouva entre ses dents, le jeta sur le plateau du samovar ; puis il en jeta un autre.

 

– C’est vrai, ces roubles sont faux…, dit-il, regardant Akssînia avec stupeur. Ce sont ceux qu’Anîssime a portés en cadeau. Prends-les, ma fille, murmura-t-il, versant le rouleau dans les mains d’Akssînia, et va les jeter dans le puits. Le diable soit avec eux ! Tâche qu’on ne jase pas ; il pourrait arriver quelque chose. Emporte le samovar et éteins les lumières.

 

Lîpa et Prascôvia, assises dans la remise, virent les lumières s’éteindre l’une après l’autre. En haut, dans la chambre de Varvâra, seules continuèrent à brûler les veilleuses rouges et bleues. Il en venait une impression de repos, de satisfaction et d’ignorance. Prascôvia n’avait jamais pu s’habituer à l’idée que sa fille, mariée à un homme riche, se glissât timidement, quand elle arrivait, dans le vestibule, et sourît avec un air de demander ; on lui donnait alors du thé et du sucre. Lîpa elle aussi ne pouvait pas s’habituer. Quand son mari fut parti, elle ne dormit pas dans son lit, mais où elle se trouvait, dans la cuisine ou dans quelque hangar. Chaque jour elle lavait le plancher ou le linge, et il lui semblait qu’elle était en journée. Revenues du pèlerinage, les deux femmes avaient pris le thé dans la cuisine avec la cuisinière, puis elles étaient allées se coucher dans la remise, par terre, entre le mur et les traîneaux. Il y faisait noir et on y sentait une odeur de harnais. On entendit le sourd fermer la boutique et les faucheurs s’installer dehors pour dormir. Chez les Khrymine jeunes, au loin, on jouait sur le bel accordéon. Prascôvia et Lîpa commencèrent à sommeiller.

 

Lorsque des pas les réveillèrent, il faisait clair de lune. Akssînia était à l’entrée de la remise tenant un lit.

 

– Ici il fera peut-être plus frais, murmura-t-elle. Elle entra et se coucha tout près de la porte. La lune l’éclairait toute. Elle ne dormit pas, soupirant péniblement. Et, étendue de tout son long, ayant à cause de la chaleur presque tout rejeté de sur elle, quel bel, quel fier animal elle semblait à la lumière magique de la lune !

 

Quelque temps s’écoula et on entendit de nouveaux pas. Tsyboûkine, tout blanc, apparut sur la porte.

 

– Akssînia ! demanda-t-il, tu es là ?

 

– Eh bien ? répondit-elle en colère.

 

– Je t’ai dit de jeter l’argent dans le puits ; l’y as-tu jeté ?

 

– En voilà encore une idée de jeter du bien dans l’eau ! Je l’ai donné aux faucheurs…

 

– Ah, mon Dieu ! fit le vieillard stupéfait et effrayé. Tu es une femme éhontée… Ah, mon Dieu !

 

Il leva les bras et sortit, marmonnant tout seul. Peu après, Akssînia s’assit sur son lit, soupirant avec dépit, profondément, puis elle se leva et s’en alla, tenant son lit à brassée.

 

– Pourquoi m’as-tu mariée ici, maman ! dit Lîpa.

 

– Il faut se marier, ma fille. Ce n’est pas nous qui avons fait la règle.

 

Le sentiment d’un malheur sans consolation était prêt à les envahir, mais il leur semblait que quelqu’un regardait du haut du ciel, dans le bleu, de l’endroit où sont les étoiles, et qu’il voyait tout ce qui se passait à Oukléevo et qu’il veillait. Et aussi grand que fût le mal, la nuit cependant était calme et belle, et dans le monde de Dieu la vérité existe toujours, et toujours existera, aussi calme et aussi belle ; tout n’attend sur la terre que de se fondre avec la vérité, comme la lumière de la lune se fond avec la nuit…

 

Toutes deux, tranquillisées, serrées l’une contre l’autre, s’endormirent.

 

VI

La nouvelle était venue depuis longtemps que l’on avait mis Anîssime en prison pour fabrication et émission de fausse monnaie. Des mois passèrent, plus d’une demi-année passa, il passa un long hiver, le printemps arriva, et on était habitué chez ses parents et dans le village à l’idée qu’Anîssime était en prison. Quand quelqu’un, la nuit, cheminait près de la maison ou de la boutique, il se rappelait qu’Anîssime était en prison, et, quand on sonnait à la paroisse, on se souvenait aussi qu’il était en prison et qu’il attendait le jugement.

 

Une ombre semblait s’être étendue autour de Tsyboûkine. La maison noircissait, le toit se rouillait, la lourde porte de la boutique, revêtue de tôle peinte en vert, se ternissait, et, disait le sourd, « se crassissait », et le vieux Tsyboûkine lui-même semblait avoir noirci. Depuis longtemps il ne s’était pas fait couper les cheveux et la barbe, et se négligeait ; il montait en tarantass sans sauter, et il ne criait plus aux pauvres : « Que Dieu t’assiste ! » Ses forces diminuaient, c’était visible en tout. Les gens le craignaient déjà moins. Le commissaire de police, bien qu’il continuât de toucher ce qu’il fallait, lui avait dressé un procès-verbal dans sa boutique ; il fut trois fois appelé à la ville pour commerce clandestin d’eau-de-vie. L’affaire fut toujours remise pour absence de témoins, et Tsyboûkine se tourmentait à la mort.

 

Il allait souvent voir son fils, employait les uns ou les autres, présentait des suppliques à on ne sait qui, donnait ici ou là des bannières d’église. Il porta au surveillant de la prison un porte-verre en argent avec une inscription en émail : « l’âme connaît sa mesure », et une longue cuiller.

 

– Personne de bien pour intervenir ! disait Varvâra, ah la la la ! Il faudrait demander à quelque seigneur d’écrire aux autorités en chef… Du moins si on le laissait libre jusqu’au jugement !… Pourquoi fatiguer ce garçon ?

 

Elle aussi était affligée ; pourtant elle engraissait et devenait plus blanche. Elle allumait toujours des veilleuses dans sa chambre, regardait à ce que tout dans la maison fût propre, et elle invitait ceux qui venaient à manger des confitures et de la pâte aux pommes. Le sourd et sa femme trafiquaient dans la boutique. Une nouvelle affaire était entreprise : une tuilerie à Boutiôkino, et Akssînia y allait presque chaque jour en tarantass. Elle conduisait elle-même, et quand elle rencontrait quelqu’un de connaissance, elle tendait le cou, comme un serpent dans le jeune seigle, et souriait de son air naïf et énigmatique. Lîpa jouait sans cesse avec l’enfant qui lui était né avant le carême. C’était un tout petit enfantelet, maigre, qui faisait pitié, et il semblait étrange qu’il criât, regardât, qu’on le comptât pour un être humain, et qu’il s’appelât Nikîphore. Quand il était couché dans son berceau, Lîpa s’éloignait vers la porte et lui disait, en s’inclinant :

 

– Bonjour, Nikîphore Anîssimytch.

 

Puis elle courait de toute sa force l’embrasser. Elle retournait vers la porte, saluait et recommençait. Il levait en l’air ses petites jambes rouges, et ses pleurs et ses rires se mêlaient comme cela se faisait chez le charpentier Elizârov…

 

Le jour du jugement fut enfin fixé. Tsyboûkine partit pour cinq jours. On entendit dire qu’on avait emmené comme témoins des moujiks du village. Le vieil ouvrier, ayant reçu une assignation, partit aussi.

 

L’affaire fut jugée un jeudi. Le dimanche d’après, Tsyboûkine n’était pas encore revenu et on n’avait aucune nouvelle. Le mardi soir, Varvâra, assise près de la fenêtre ouverte, épiait si le vieillard revenait. Lîpa jouait dans la chambre voisine avec son enfant. Elle le faisait sauter dans ses bras et disait en extase :

 

– Tu deviendras grand, grand… Tu seras un homme ; nous irons ensemble en journée ; nous irons en journée !

 

– Voyons ! dit Varvâra offensée, quelle journée encore vas-tu chercher, petite sotte ? Nous en ferons un marchand.

 

Lîpa se mit à chantonner, mais bientôt après elle s’oublia et reprit :

 

– Tu deviendras grand, grand ! tu seras un homme ; nous irons ensemble en journée…

 

– Voyons ! tu en reviens toujours là !

 

Lîpa, tenant son enfant sur les bras, s’arrêta près de la porte et demanda :

 

– Maman, pourquoi est-ce que je l’aime tant ? Pourquoi est-ce que je le plains tant ? dit-elle, la voix tremblante et les yeux mouillés. Qui est-il ? De quoi a-t-il l’air ? Il est léger comme une plume, léger comme une petite miette, et je l’aime, je l’aime comme si c’était un homme véritable ! Il ne peut rien, ne dit rien, et je comprends tout ce que désirent ses petits yeux.

 

Varvâra prêtait l’oreille au bruit du train qui arrivait à la gare : le vieux n’allait-il pas revenir ? Elle n’entendait déjà plus et ne comprenait plus de quoi parlait Lîpa ; elle ne comprenait plus comment le temps passait. Elle ne faisait que trembler, non de crainte, mais de forte curiosité. Elle vit un chariot plein de moujiks rouler vite avec bruit ; c’étaient les témoins qui venaient de la gare.

 

Lorsque la télègue fut devant la boutique, le vieil ouvrier en descendit et entra. On entendit qu’on lui disait bonjour dans la boutique et qu’on le questionnait.

 

– Privation de ses droits et de tout bien, dit-il à haute voix, et aux travaux forcés, en Sibérie, six ans.

 

Akssînia sortit de l’arrière-boutique, venant de servir du pétrole. D’une main elle tenait la bouteille, de l’autre, l’entonnoir, et, aux dents, elle avait l’argent :

 

– Où est papa ? demanda-t-elle en blésant.

 

– À la gare, répondit l’ouvrier. Dès qu’il fera plus nuit, a-t-il dit, je viendrai.

 

Quand il fut connu qu’Anîssime était condamné aux travaux forcés, la cuisinière, dans sa cuisine, se mit tout à coup à se lamenter comme pour un mort, pensant qu’ainsi l’exigeaient les convenances.

 

– Pourquoi nous as-tu quitté, Anîssime Grigôrytch, lumineux faucon ?

 

Les chiens, inquiets, se mirent à aboyer ; Varvâra courut à la fenêtre et, remplie d’angoisse, cria de toute la force de sa voix :

 

– Assez, Stépanîda ! Assez ! Ne nous accable pas, au nom du Christ !

 

On oublia de servir le thé. On ne se rendait plus compte de rien. Seule, Lîpa ne put nullement comprendre de quoi il s’agissait et elle continua à voltiger avec son enfant.

 

Lorsque Tsyboûkine revint de la gare, on ne lui fit aucune question ; il dit bonsoir et traversa ensuite toutes les chambres, sans parler. Il ne dîna pas.

 

– Il n’y avait personne pour intervenir…, lui dit Varvâra quand ils furent seuls. Je t’avais dit de demander aux seigneurs ; tu ne m’as pas écouté… Si on avait fait une supplique…

 

– J’ai sollicité ! dit le vieillard, faisant un geste de découragement. Quand on a condamné Anîssime je me suis adressé à ce bârine qui le défendait. Il n’y a plus rien à faire à présent, m’a-t-il dit ; il est trop tard. Anîssime lui aussi a dit : trop tard. Mais tout de même, en sortant du tribunal, j’ai parlé à un avocat ; je lui ai donné des arrhes… J’attendrai une huitaine de jours et j’y retournerai. Qu’il arrive ce que Dieu voudra.

 

Le vieillard, sans rien dire, parcourut encore toutes les chambres, et, revenu près de sa femme, il lui dit :

 

– Je dois être malade. Dans ma tête ça se brouille. Mes idées se troublent.

 

Il ferma la porte pour que Lîpa n’entendît pas et il continua, à voix basse :

 

– C’est avec l’argent que ça ne va pas. Tu te souviens qu’avant son mariage, à la Saint-Thomas, Anîssime m’a apporté des roubles et des pièces de cinquante kopeks neufs ? J’en ai mis un rouleau de côté et j’ai mêlé les autres avec les miens… Autrefois (Dieu ait son âme !) vivait un de mes oncles, Dmîtri Philâtych. Il allait sans cesse pour son commerce, soit à Moscou, soit en Crimée. Sa femme, pendant ce temps-là, s’amusait. Il avait six enfants. Et des fois, quand il avait bu, mon oncle disait en riant : « Jamais je ne saurai quels sont mes enfants et quels sont ceux des autres. » Il avait le caractère gai, quoi !… Et moi aussi maintenant je ne saurai jamais reconnaître dans mon argent lequel est bon et lequel est faux ; il me semble qu’il est tout faux.

 

– Bah ! allons donc ! Dieu soit avec toi !

 

– Je prends un billet à la gare, je donne trois roubles et je songe : s’ils étaient faux !… Et j’ai peur. Il faut que je sois malade.

 

– Pourquoi parler, dit Varvâra en secouant la tête ; nous sommes tous sous la volonté de Dieu… Ah la la la ! Il faudrait songer à cela, Pétrôvitch ! Les heures ne se ressemblent pas, tu n’es plus jeune. Tu mourras ; vois si, quand tu n’y seras plus, on ne fera pas tort à ton petit-fils ? Ah, j’ai bien peur qu’on ne fasse tort à Nikîphore ! Regarde, c’est comme s’il n’avait déjà plus son père. Sa mère est jeune et bête… Tu devrais assurer à ce petit un peu de terre, ce Boutiôkino, par exemple, Pétrôvitch. N’est-ce pas ? Réfléchis ! continua à conseiller Varvâra. Ce petit est gentil, ce serait dommage ! Pars demain, et écris le papier. Pourquoi attendre ?

 

– J’avais oublié ce petit-fils…, dit Tsyboûkine. Il faut que je l’embrasse. Tu dis que le petit n’est pas mal ? Eh bien ! qu’il grandisse ! Dieu le veuille !

 

Il ouvrit la porte, et, courbant le doigt, fit signe à Lîpa de venir. Elle s’approcha avec son enfant sur les bras.

 

– Lîpynnka, lui dit-il, si tu as besoin de quelque chose, demande-le. Mange ce qui te fera plaisir, nous ne le regretterons pas pourvu que tu te portes bien. (Il fit sur l’enfant le signe de la croix.) Garde-moi mon petit-fils. Je n’ai plus de fils ; le petit m’est resté.

 

Des larmes lui coulèrent sur les joues ; il soupira et sortit. Peu après il se coucha et s’endormit profondément, après une semaine d’insomnie.

 

VII

Tsyboûkine venait de passer quelques jours à la ville. Quelqu’un raconta à Akssînia qu’il y était allé voir le notaire et faire un testament, par lequel il laissait Boutiôkino, où elle avait établi sa briqueterie, à son petit-fils Nikîphore. On lui annonça cela le matin, tandis que Varvâra et le vieux, assis sous l’appentis de la porte, près du bouleau, prenaient le thé. Elle ferma la boutique sur la rue et sur la cour, réunit toutes les clefs qu’elle avait et les jeta aux pieds de Tsyboûkine.

 

– Je ne veux plus travailler pour vous ! cria-t-elle avec véhémence, et soudain elle éclata en sanglots. Je ne suis pas entrée ici comme bru, mais comme ouvrière ! Tout le monde se moque : « Voyez, dit-on, quelle bonne ouvrière ont trouvée les Tsyboûkine ! » Je ne me suis pas louée chez vous ; je n’étais pas une mendiante, une servante quelconque ; j’ai mon père et ma mère.

 

Elle n’essuyait pas ses larmes et fixait sur Tsyboûkine ses yeux qui débordaient, et que la colère faisait loucher. Son visage et son cou étaient rouges et tendus, car elle criait de toute sa force.

 

– Je ne veux plus servir, continua-t-elle ; j’en ai assez ! Travailler, me tenir tout le long du jour dans la boutique, trotter les nuits pour l’eau-de-vie, c’est bon pour moi ! Et pour la terre, la donner, c’est à cette forçate avec son diabloteau. Elle est ici la maîtresse, la dame, et moi sa servante ! Donnez-lui donc tout, à elle, à la prisonnière, que ça l’étouffe ; et moi je retournerai chez moi ! Trouvez une autre sotte, hérodes maudits !

 

Le vieux, de toute sa vie, n’avait jamais crié ; jamais il n’avait châtié ses enfants, et l’idée ne lui était jamais venue qu’un de ses enfants pût lui dire des gros mots ou se comporter vis-à-vis de lui irrespectueusement Aussi il s’effraya beaucoup, rentra en courant dans la maison et se cacha derrière une armoire. Varvâra fut si interdite qu’elle ne put se lever. Elle ne fit que remuer les mains comme si elle voulait se défendre d’une abeille.

 

– Hélas ! mes petits pères, murmura-t-elle avec effroi, qu’est-ce que c’est ! Qu’est-ce qu’elle a ? Ah la la la ! Les gens vont entendre !… Pas si haut du moins ! Oh ! pas si haut !

 

– Vous avez donné Boutiôkino à la forçate, continua à crier Akssînia, donnez-lui tout ! Il ne me faut rien de vous ! Rentrez sous terre ; vous êtes tous de la même clique ! J’en ai assez !… Vous volez les passants et les voyageurs, brigands ! Vous volez le vieux et le jeune ! Qui est-ce qui vend de l’eau-de-vie sans patente ? Et la fausse monnaie ! Ils en ont rempli leurs coffres, et maintenant je ne leur fais plus besoin !…

 

Déjà on se rassemblait auprès des portes grandes ouvertes et on regardait dans la cour.

 

– Que les gens regardent ! criait Akssînia ; je vous confondrai ! Vous allez brûler de honte ! Vous allez vous traîner à mes pieds ! Eh ! Stépane, cria-t-elle au sourd, nous partons à l’instant pour chez moi ; nous allons chez mon père et chez ma mère ; je ne veux pas vivre avec des forçats ! Prépare-toi.

 

Du linge était étendu dans la cour sur des cordes. Elle enleva ses jupons et ses camisoles encore mouillés et les jeta dans les bras du sourd. Ensuite, exaspérée, elle se précipita sur le reste du linge, l’arracha, jeta par terre tout ce qui n’était pas à elle, et le trépigna.

 

– Ah ! mes amis, gémissait Varvâra, calmez-la ! Qu’est-ce qu’elle a ? Rendez-lui Boutiôkino ! rendez-le-lui au nom du Christ !

 

– En voilà une femme ! disait-on dans la rue. C’en est une femme !… Elle est d’une colère ; c’est effrayant !

 

Akssînia entra en courant dans la cuisine où l’on faisait une lessive. Lîpa y était seule, savonnant ; la cuisinière était allée rincer du linge à la rivière. De la vapeur sortait de l’auge de bois et de la marmite près du foyer ; la cuisine était pleine de buée et l’air y était étouffant. Par terre restait un tas de linge sale, et auprès, sur un banc, étirant ses petites jambes rouges, était couché Nikîphore, en sorte que s’il fût tombé, il n’eût pas pu se faire de mal. Lîpa venait de tirer du tas une des chemises d’Akssînia, et, la mettant dans l’auge, elle allongeait le bras vers la table sur laquelle était posé, plein d’eau bouillante, un long puisoir.

 

– Rends cela ! dit Akssînia, la regardant avec haine et tirant sa chemise de l’auge. Ce n’est pas ton affaire de toucher mon linge ! Tu es la femme d’un forçat et tu dois savoir ta place !

 

Lîpa la regarda, craintive, sans comprendre, mais tout à coup, surprenant le regard qu’elle jetait à son enfant, elle comprit, et elle pâlit comme une morte.

 

– Tu as pris ma terre, voilà pour toi !

 

Disant cela, Akssînia saisit le puisoir et renversa d’un coup l’eau bouillante sur Nikîphore…

 

Il s’entendit un cri comme on n’en avait jamais entendu à Oukléevo et il ne semblait pas qu’une créature aussi faible que Lîpa pût crier ainsi. Un silence, soudainement, se fit tout à l’entour. Akssînia rentra dans la maison, sans mot dire, avec toujours son même sourire naïf… Le sourd, tenant du linge dans ses bras, continua à aller et venir dans la cour, puis se mit à l’étendre, sans rien dire, sans se presser.

 

Tant que la cuisinière ne fut pas revenue de la rivière, personne ne se décida à entrer dans la cuisine et à regarder ce qu’il y avait.

 

VIII

On emmena Nikîphore à l’hôpital du zemstvo, où il mourut vers le soir. Lîpa n’attendit pas qu’on vînt la chercher, et, ayant enveloppé le cadavre de son enfant dans une couverture, elle l’emporta.

 

L’hôpital, nouvellement construit, avec de grandes fenêtres, était bâti sur une hauteur ; le soleil couchant l’éclairait tout et il semblait que dedans il y eût le feu. En bas était un hameau ; Lîpa y descendit et s’assit près d’un petit étang où une femme avait mené boire son cheval. Le cheval ne buvait pas.

 

– Que te faut-il encore ? disait la femme. Que te faut-il ?

 

Au bord de l’eau, un enfant à chemise rouge nettoyait les bottes de son père. Pas une autre âme, ni au hameau, ni sur la hauteur.

 

– Il ne boit pas…, dit Lîpa, regardant le cheval.

 

Mais la femme et l’enfant partirent, et il n’y eut plus personne. Le soleil s’était couché, se couvrant d’un brocart d’or et de pourpre, et de longs nuages, rouges et lilas, s’étendaient sur le ciel pour garder son repos. Quelque part, au loin, un butor, comme une vache enfermée dans une étable, criait d’une voix mélancolique et sourde. Chaque printemps on entendait le cri de cet oiseau mystérieux, mais personne ne savait comment il est ni où il vit. En haut, à l’hôpital, dans les arbustes de l’étang, au hameau, et partout dans les champs, les rossignols chantaient. Un coucou comptait l’âge de quelqu’un, s’embrouillait dans ses comptes et recommençait. Les grenouilles, sur l’étang, furieuses, s’appelaient à tue-tête, et l’on pouvait distinguer leurs mots « Et toi de même ! Et toi de même ! » (I ty takôva ! I ty takôva !) Quel vacarme ! Il semblait que tous ces êtres criaient et chantaient pour que personne, ce soir de printemps, ne pût dormir, pour que tout, et même les grenouilles furieuses, jouît de chaque minute et la chérît, car la vie n’est donnée qu’une fois.

 

Le croissant de la lune brillait dans le ciel et il y avait beaucoup d’étoiles. Lîpa ne se souvint pas depuis combien de temps elle était assise auprès de l’étang. Quand elle se leva pour partir, tout le monde au hameau dormait ; aucune lumière n’était plus allumée. Il devait y avoir jusqu’à Oukléevo douze verstes, ses forces n’y suffisaient pas, et elle ne pouvait pas s’imaginer comment elle y arriverait. La lune luisait tantôt devant elle, tantôt sur sa droite, et le coucou criait toujours, mais d’une voix enrouée maintenant, ironique et taquine, qui semblait dire : Prends garde, tu t’égareras !

 

Lîpa marchait vite et avait perdu son mouchoir de tête… Elle regardait le ciel et se demandait où pouvait être l’âme de son enfant : les suivait-elle ou planait-elle là-haut, près des étoiles, sans plus songer déjà à sa mère ? Comme on est seule la nuit dans la campagne au milieu de tous ces cris de joie, quand on ne peut pas se réjouir, lorsque la lune vous regarde, toute seule aussi dans le ciel et à qui il est indifférent que ce soit le printemps ou l’hiver et que les gens soient vivants ou morts… Il est pénible, quand on a eu du malheur, de n’avoir personne autour de soi ; ah ! si elle avait auprès d’elle sa mère Prascôvia, ou Béquille, ou la cuisinière, ou quelque moujik !…

 

– Bou-ou ! criait le butor, bou-ou !

 

Tout à coup s’entendit distinctement une voix d’homme :

 

– Attelle, Vavîla !

 

Au bord de la route, un feu brillait devant Lîpa ; il n’y avait déjà plus de flamme ; seules luisaient les braises rouges. On entendait des chevaux brouter. Deux chariots, dans les ténèbres, se dessinèrent. Sur l’un, il y avait un tonneau, et sur l’autre plus bas, des sacs. Puis on distingua deux hommes. Un des hommes amenait un cheval pour l’atteler, l’autre, les mains derrière le dos, demeurait immobile près du feu. Un chien grogna près des chariots. L’homme qui menait le cheval s’arrêta et dit :

 

– On dirait que quelqu’un vient sur la route.

 

– Boulette, tais-toi ! cria l’autre au chien.

 

On put comprendre à la voix que ce second homme était vieux. Lîpa s’arrêta et dit :

 

– Dieu vous aide !

 

Le vieux s’approcha d’elle et répondit alors :

 

– Bonsoir.

 

– Votre chien ne me mordra pas, grand-père ?

 

– Non, avance ; il ne te touchera pas.

 

– Je viens de l’hôpital, dit Lîpa, après un peu de silence. Mon petit y est mort. Je le rapporte à la maison.

 

Il fut désagréable sans doute au vieillard d’entendre cela, car il s’éloigna et dit vite :

 

– Tant pis, ma chère. La volonté de Dieu ! Comme tu lambines, garçon, dit-il à son compagnon en se rapprochant de lui. Si tu te pressais !

 

– L’arc des brancards n’est pas là, dit le garçon. Je ne le vois pas.

 

– Ah ! tu es un vrai Vavîla.

 

Le vieillard prit un tison et souffla dessus ; il n’y eut d’éclairés que ses yeux et son nez. L’arc retrouvé, il approcha le tison de Lîpa, et jeta un regard sur elle. Ce regard exprimait de la compassion et de la tendresse.

 

– Tu es mère, lui dit-il ; chaque mère regrette son enfant.

 

Et il soupira en secouant la tête. Vavîla jeta quelque chose sur le feu et trépigna dessus ; aussitôt tout devint noir. La vision disparut et il n’y eut plus comme auparavant que les champs, et le ciel avec des étoiles. Les oiseaux ramageaient, s’empêchant les uns les autres de dormir ; un râle criait, à l’endroit même, semblait-il, où il y avait eu le brasier. Mais une minute passa et on vit de nouveau les chariots, le vieillard et le long Vavîla. Les chariots grincèrent, avançant sur la route.

 

– Vous êtes des saints ? demanda Lîpa au vieillard.

 

– Non ; nous sommes de Firssânovo.

 

– Tu m’as regardée tout à l’heure et mon cœur s’est amolli. Le garçon est doux lui aussi. J’ai pensé : ce doit être des saints.

 

– Tu vas loin ?

 

– À Oukléevo.

 

– Monte, nous te mènerons jusqu’à Kouzménnki, tu n’auras plus qu’à aller tout droit ; nous prendrons à gauche.

 

Vavîla monta sur le chariot au tonneau ; Lîpa et le vieillard sur l’autre. Ils partirent au pas, Vavîla en avant.

 

– Mon petit a souffert tout le jour, dit Lîpa. Il regardait de ses petits yeux et se taisait. Il voulait parler et ne pouvait pas. Seigneur, mon Dieu, Reine des cieux ! De chagrin, je tombais à chaque minute par terre. J’étais debout et je tombais près du lit. Dis-moi, grand-père, pourquoi un petit doit souffrir avant de mourir ? Quand une grande personne souffre, une femme ou un homme, leurs péchés leur sont pardonnés, mais pourquoi un enfant souffre-t-il, lorsqu’il n’a pas de péchés ? Pourquoi ?

 

– Eh ! qui le sait ! dit le vieillard.

 

Ils marchèrent une demi-heure sans parler.

 

– On ne peut pas tout savoir, le pourquoi et le comment, reprit le vieillard. Il est donné à l’oiseau deux ailes et non pas quatre, parce qu’avec deux il peut voler. De même il n’est pas donné à l’homme de tout savoir, mais la moitié seulement ou le quart des choses. Il sait juste ce qu’il lui faut pour vivre sa vie.

 

– Grand-père, il vaudra mieux que je marche. Maintenant mon cœur saute.

 

– Ça ne fait rien ; reste.

 

Le vieillard bâilla et fit un signe de croix devant sa bouche.

 

– Ça ne fait rien…, répéta-t-il. Ton chagrin n’est qu’un demi-chagrin. La vie est longue. Il y aura encore pour toi du bon et du mauvais, de tout ! Grande est notre mère Russie ! dit-il, regardant autour de lui. Je suis allé par toute la Russie ; j’y ai tout vu. Tu dois en croire mes paroles, ma chère ; tu auras du bon et du mauvais. J’ai été à pied en Sibérie ; j’ai été sur l’Amour et sur l’Altaï. En Sibérie j’avais émigré, j’y ai labouré la terre, et puis le mal du pays m’a pris pour notre mère Russie, je suis revenu à mon village. Nous sommes revenus à pied. Je me rappelle, une fois nous étions sur un bateau, j’étais maigre, maigre, tout déchiré, pieds nus ; j’étais gelé ; je suçais une croûte. Un monsieur qui voyageait sur ce bateau (s’il est mort, que Dieu ait son âme !) me regarde avec pitié ; ses larmes coulent : « Ah ! me dit-il, ton pain est noir, tes jours sont noirs !… » Je suis revenu au village, comme on dit, sans pieu ni cour. J’avais une femme ; elle est restée en Sibérie ; on l’y a enterrée. Et maintenant je suis manœuvre. Eh quoi ? Je te le dis : il y a eu ensuite du mauvais et il y a eu du bon. Et je ne veux pas mourir, ma petite ! Je voudrais vivre encore une vingtaine d’années. C’est donc qu’il y a eu plus de bon que de mauvais. Grande est notre mère Russie !… dit-il en regardant de nouveau à droite et à gauche, et en regardant derrière lui.

 

– Grand-père, demanda Lîpa, quand un homme meurt, combien de jours ensuite son âme reste-t-elle sur la terre ?

 

– Qui le sait ! Tiens, demandons à Vavîla, il a été à l’école ; maintenant, on apprend toutes sortes de choses. Vavîla ? appela-t-il.

 

– Hein ?

 

– Vavîla, quand un homme meurt, combien de temps son âme reste-t-elle sur la terre ?

 

Vavîla arrêta son cheval et répondit :

 

– Neuf jours. Mon grand-père Kyrille est mort et son âme a vécu ensuite treize jours dans notre isba.

 

– Comment le sais-tu ?

 

– Treize jours ça a frappé dans le poêle.

 

– Allons, bien… Marche, dit le vieillard.

 

Il était visible qu’il ne croyait à rien de tout cela.

 

Auprès de Kouzménnki, les chariots tournèrent sur la grande route et Lîpa continua son chemin. Il faisait déjà clair.

 

Lorsqu’elle redescendit dans le bas-fond, les isbas d’Oukléevo et l’église étaient cachées dans le brouillard. Le temps était froid, et il semblait à Lîpa que le même coucou chantait toujours.

 

Quand elle arriva à la maison, on n’avait pas encore mené le bétail aux champs ; tout le monde dormait. Elle s’assit sur l’avancée de la porte et attendit. Son beau-père sortit le premier. Du premier regard il comprit ce qui était arrivé, et longtemps il ne put dire un mot, remuant seulement les lèvres.

 

– Ah ! Lîpa, lui dit-il, tu n’as pas su garder mon petit-fils.

 

On réveilla Varvâra. Elle leva les bras, se prit à sangloter et se mit tout de suite à habiller l’enfant.

 

– C’était un gentil petit… murmura-t-elle, ah la la la la la la !… Elle n’avait qu’un enfant ; elle n’a pas su le garder, la petite sotte !…

 

On dit une prière des morts le matin et une le soir. Le lendemain, on enterra Nikîphore. Après l’enterrement, les assistants et le clergé mangèrent beaucoup, gloutonnement, comme s’ils n’avaient pas mangé de longtemps. Lîpa servait à table et le prêtre, levant sa fourchette au bout de laquelle était une oronge salée, lui dit :

 

– Ne vous lamentez pas au sujet du petit ; aux enfants appartient le royaume des cieux.

 

Ce ne fut que quand ils furent tous partis que Lîpa comprit bien que Nikîphore n’était plus et qu’elle ne le verrait plus. Elle comprit et se mit à sangloter. Elle ne savait dans quelle chambre aller pleurer, car elle sentait qu’après la mort de son enfant elle n’avait plus de place dans cette maison, qu’elle y était de trop. Les autres le sentaient aussi.

 

– Qu’as-tu à brailler ici ? lui cria tout à coup Akssînia, apparaissant sur la porte. (Elle était, à l’occasion de l’enterrement, habillée tout de neuf et s’était mis de la poudre.) Tais-toi !

 

Lîpa voulut s’arrêter, mais ne le put et sanglota encore plus fort.

 

– Entends-tu ? cria Akssînia, qui, dans une violente colère, frappa du pied. À qui est-ce que je parle ? Sors d’ici et n’y mets plus les pieds, femme de forçat ! Va-t’en !

 

– Allons, allons ! intervint le vieillard. Akssioûta, apaise-toi, ma petite mère !… Elle pleure, ça se comprend… Son enfant est mort…

 

– « Ça se comprend… », dit Akssînia, le contrefaisant. Qu’elle reste encore cette nuit, mais que demain elle ne soit plus ici ! Ça se comprend ! fit-elle encore une fois. Et, riant, elle se dirigea vers la boutique.

 

Le lendemain matin de bonne heure, Lîpa s’en fut à Torgoûiévo, chez sa mère.

 

IX

Aujourd’hui le toit et la boutique sont repeints et reluisent comme s’ils étaient neufs. Des géraniums fleurissent comme autrefois sur les fenêtres. Et ce qui se passa trois ans auparavant chez Tsyboûkine est presque oublié.

 

Le chef de la maison semble, comme autrefois, Grigôri Pétrôvitch, mais, en fait, tout est passé aux mains d’Akssînia. Elle achète, vend, et rien ne peut se faire sans son consentement. Sa briqueterie marche bien. Par suite de la demande pour un chemin de fer, le prix des briques est monté à vingt-quatre roubles le mille. Des femmes et des filles conduisent la brique à la gare et chargent les wagons. Elles sont payées vingt-cinq kopeks par jour[13].

 

Akssînia est associée aux Khrymine, et leur raison sociale est : « Khrymine jeunes et Cie » Ils ont ouvert un traktir près de la gare et c’est dans ce traktir et non plus à la fabrique que l’on joue sur l’accordéon. Il y vient le directeur de la poste et le chef de gare qui font, eux aussi, je ne sais quel commerce. Les Khrymine jeunes ont donné au sourd une montre en or et il ne fait que de la tirer de sa poche et la porter à son oreille.

 

On dit d’Akssînia, dans le village, qu’elle a pris une grande force, et, en effet, on sent en elle une grande force quand, le matin, elle part pour l’usine, belle et heureuse, avec son sourire naïf, et quand ensuite elle y donne des ordres. Tout le monde, chez elle, dans le village et à l’usine, la craint. Quand elle va à la poste, le directeur s’empresse et lui dit :

 

– Prenez la peine de vous asseoir, Xénia Abrâmovna !

 

Un propriétaire, déjà d’un certain âge, petit-maître vêtu d’une houppelande de drap fin et chaussé de hautes bottes vernies, en lui vendant un cheval s’enthousiasma si fort de sa conversation qu’il lui rabattit tout ce qu’elle voulut. Il lui tint longtemps la main, et, la regardant dans ses yeux rusés, naïfs et gais, il lui dit :

 

– Pour une femme comme vous, Xénia Abrâmovna, je suis prêt à faire tout ce qui peut la satisfaire. Dites-moi seulement quand nous pourrons nous voir de façon à ce que personne ne nous gêne ?

 

– Mais quand vous voudrez !

 

Depuis ce temps-là, le propriétaire arrive chaque jour dans la boutique pour boire de la bière. La bière est effroyable, amère comme de l’absinthe. Le petit-maître secoue la tête, mais boit.

 

Tsyboûkine ne s’occupe plus d’affaires. Il n’a plus d’argent sur lui, car il ne sait plus distinguer le vrai du faux, mais il n’en dit rien et ne parle à personne de cette faiblesse. Il est devenu comme oublieux, et si on ne lui donne pas à manger, il ne demande pas. On a déjà pris l’habitude de dîner sans lui ; et sa femme dit souvent :

 

– Hier, notre vieux s’est encore couché sans manger.

 

Elle dit cela d’un ton indifférent, par habitude. Été et hiver, on ne sait pourquoi, Tsyboûkine porte une même pelisse de mouton. Les jours très chauds il ne sort pas. Le col relevé, les pans de sa pelisse ramenés, il se promène ordinairement dans le village, sur la route et à la gare, ou reste assis, sans bouger du matin au soir, sur un banc à la porte de l’église. Les passants le saluent, mais il ne répond pas, car il n’aime pas plus qu’autrefois les moujiks. Quand on lui demande quelque chose, il répond avec assez de politesse et de raison, mais brièvement. On dit dans le village que sa bru l’a chassé de sa propre maison, ne lui donne pas à manger, et qu’il vit d’aumônes. Les uns s’en réjouissent, les autres le plaignent.

 

Varvâra est devenue plus grasse et plus blanche, et continue à faire de bonnes actions ; Akssînia ne l’en empêche pas. On fait tant de confitures qu’on n’arrive pas à les manger avant la maturité des nouvelles baies ; elles se candissent et Varvâra est près de pleurer n’en sachant que faire.

 

On commence à oublier Anîssime. On reçut un jour une lettre de lui, écrite en vers, sur une grande feuille de papier en forme de supplique, toujours de la même magnifique écriture. Évidemment son ami Samorôdov subit une peine avec lui. Au bas des vers était écrite une seule ligne d’une vilaine écriture à peine déchiffrable : « Je suis toujours malade, c’est très dur, au nom de Dieu, aidez-moi. » Un beau jour d’automne, vers le soir, Tsyboûkine était assis près de la porte de l’église, le col de sa pelisse relevé ; on ne voyait que son nez et la visière de sa casquette. À l’autre bout du banc était assis le charpentier Elizârov, et, à côté de lui, un vieillard de soixante-dix ans, édenté, le gardien de l’école, Iâkov. Iâkov et Elizârov causaient :

 

– Les enfants doivent nourrir les vieux… Tes père et mère honoreras, disait Iâkov avec irritation. Et, elle, la bru, l’a chassé de sa propre maison ! On ne lui donne ni à boire, ni à manger. Où peut-il aller ? Voilà trois jours qu’il n’a pas mangé.

 

– Trois jours ! s’étonna Béquille.

 

– Voilà, il reste toujours assis, sans rien dire. Il est affaibli. Pourquoi se taire ? Il devrait faire une plainte au tribunal. On ne la complimenterait pas.

 

– À qui a-t-on jamais fait des compliments au tribunal ? demanda Béquille… C’est égal, c’est une femme active ! Dans leur affaire, on ne peut pas agir autrement… sans faire de mal, autrement dit…

 

– De sa propre maison, continuait Iâkov avec irritation. Regagne ta maison ; après, tu la chasseras. C’en est une, comme elle s’est trouvée, quand on y pense !… Une pe-este !

 

Tsyboûkine écoutait et ne bougeait pas.

 

– Sa maison ou celle d’un autre, qu’importe, pourvu qu’elle soit chaude et que les femmes ne se fâchent pas ! dit Béquille en riant. Dans mes jeunes années, j’ai beaucoup regretté ma Nastâsia. C’était une petite femme tranquille. Elle ne faisait que dire : « Makârytch, achète une maison ; achète une maison, Makârytch ! Achète un cheval, Makârytch ! » Elle mourait qu’elle disait encore : « Achète, Makârytch, une petite voiture pour ne plus aller à pied ! » Et moi, je ne lui ai acheté que du pain d’épice, rien de plus.

 

– Le mari est sourd et bête, poursuivit Iâkov, sans écouter Béquille. Il est bête comme une oie. Est-ce qu’il peut comprendre ? Une oie, si même tu lui donnes un coup de bâton sur la tête, elle ne comprend pas.

 

Béquille se leva pour rentrer chez lui, à la fabrique ; Iâkov se leva aussi et tous deux marchèrent ensemble, continuant à parler. Quand ils eurent fait une cinquantaine de pas, Tsyboûkine se leva à son tour et partit derrière eux, d’un pas incertain, comme s’il eût marché sur de la glace.

 

Le village était déjà noyé dans le crépuscule et le soleil ne brillait plus qu’en haut, sur la route qui serpentait. Des vieilles avec des enfants venaient du bois, portant des corbeilles de champignons. Des femmes et des jeunes filles revenaient en troupe de la gare, où elles chargeaient des wagons de briques. Leur nez et leurs joues, au-dessous des yeux, étaient couverts de poussière de brique rouge. Elles chantaient. Lîpa venait en avant d’elles, chantant de sa petite voix grêle et faisant des roulades en regardant le ciel, comme triomphante et s’exaltant de ce que la journée, grâce à Dieu, fût finie, et que l’on pût se reposer. Dans la foule était sa mère, tenant un paquet à la main, et respirant avec peine.

 

– Bonsoir, Makârytch ! dit Lîpa, apercevant Béquille.

 

– Bonsoir, Lîpynnka ! dit Béquille avec joie. Femmes et enfants, aimez le riche charpentier, ho !… ho !… ho !… Mes enfants, mes enfants ! (la voix de Béquille sanglota) : mes petites hachettes chéries !

 

Iâkov et Béquille continuèrent leur chemin en causant.

 

Après eux, la foule rencontra le vieux Tsyboûkine, et tout à coup, il se fit un silence. Lîpa et Prascôvia s’arrêtèrent un peu, et lorsque le vieillard arriva auprès d’elle, Lîpa fit un profond salut et dit :

 

– Bonsoir, Grigôri Pétrôvitch !

 

Sa mère s’inclina aussi.

 

Le vieillard s’arrêta, et, sans rien dire, les regarda toutes deux. Ses lèvres tremblaient et ses yeux se remplirent de larmes. Lîpa chercha dans le paquet de sa mère un morceau de gâteau de gruau et le donna au vieillard. Il le prit et se mit à manger.

 

Le soleil s’était tout à fait couché ; son dernier reflet s’éteignit sur le haut de la route ; il fit noir et froid. Lîpa et Prascôvia continuèrent leur route et se signèrent longtemps.

 

LE MALHEUR

La nuit, on avait conduit en prison le directeur de la banque locale, Piotre Sémiônovitch, le comptable, son aide et deux membres du Conseil d’administration. Le lendemain de l’alerte, le marchand Avdiéiév, membre du Comité de surveillance, causait avec des amis dans sa boutique :

 

– Ainsi Dieu l’a voulu ! disait-il. On n’échappe pas au destin… Aujourd’hui nous dégustons tranquillement du caviar, et demain la prison, la besace ou même la mort ; tout arrive. Ne prenons que l’exemple de Piotre Sémiônytch[14].

 

Il discourait, ayant bu, les yeux à demi fermés, et ses amis, bribotant du caviar, l’écoutaient. Décrivant l’opprobre et l’abandon de Piotre Sémiônytch qui, la veille encore, était puissant et honoré de tous, Avdiéiév poursuivit en soupirant :

 

– Il est demandé compte au chat des larmes des souris ; il faut qu’il leur en arrive autant, les filous ! Ils savaient voler, les coquins ; maintenant qu’ils répondent.

 

– Prends garde de ne pas attraper toi aussi quelque chose, Ivan Danîlytch, observa un de ses amis.

 

– Moi ! Pourquoi ?

 

– Parce que… Ils ont volé, mais le Comité de surveillance, que faisait-il ? Tu as signé des comptes de gestion ?

 

– Ah ! que c’est facile ! dit en souriant Avdiéiév. Oui, j’en ai signé. On m’apportait les comptes dans ma boutique et je signais. Est-ce que je comprends ? Donne-moi ce que tu voudras, je paraphe. Écris que j’ai coupé le cou à quelqu’un et je signe ; je n’ai pas le temps de démêler. Et puis, sans lunettes, je n’y vois pas.

 

Après avoir parlé du krach de la banque et du sort de Piotre Sémiônytch, Avdiéiév et ses camarades allèrent manger un pâté chez la femme d’un de leurs amis qui célébrait sa fête. On ne parla que du krach ; Avdiéiév, animé plus que personne, assura qu’il l’avait prévu de longue date et que, depuis plus de deux ans, il savait que tout n’était pas net à la banque. Tandis qu’on mangeait le pâté, il énuméra une dizaine d’opérations illicites qui lui étaient connues.

 

– Si vous les connaissiez, pourquoi ne les dénonciez-vous pas ? demanda un officier.

 

– Je n’étais pas seul ; toute la ville savait !… dit en souriant Avdiéiév ; et puis je n’ai pas le temps de courir les tribunaux. Bah ! laissons-les !

 

Il fit un somme après avoir mangé le pâté, puis il dîna et fit un autre somme. Ensuite il alla à la prière du soir à son église dont il était le marguillier. Après la prière, il retourna chez les amis où il y avait eu la fête et il joua jusqu’à minuit. Tout allait bien sans doute.

 

Cependant lorsqu’Avdiéiév rentra chez lui, la cuisinière, en lui ouvrant, était pâle et si tremblante qu’elle ne put dire un mot. Sa femme Elizavêta Trofîmovna, vieille femme corpulente et soufflée, était assise, ses cheveux gris en désordre, dans la salle sur un divan, tremblant de tout le corps, et elle roulait, comme si elle eût été ivre, des yeux égarés. Auprès d’elle s’empressait, un verre d’eau à la main, pâle aussi et extrêmement troublé, son fils aîné, Vassîli, en costume de collégien.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda Avdiéiév jetant du côté du poêle un regard mécontent.

 

– Le juge d’instruction est venu avec de la police, répondit Vassîli. On a perquisitionné.

 

Avdiéiév regarda autour de lui : les armoires, les commodes, les tables, tout portait les traces d’une perquisition récente. Une minute, le marchand demeura immobile, comme pris de catalepsie, sans rien comprendre. Puis, tous ses membres se mirent à trembler et devinrent lourds ; sa jambe gauche fut comme paralysée ; et, ne pouvant s’empêcher de trembler, il se coucha, la figure dans le divan ; ses entrailles se retournaient et sa jambe gauche, engourdie, battait. En quelque deux ou trois minutes, il se ressouvint de tout son passé, sans y trouver aucun acte qui méritât l’attention de la justice.

 

– Tout cela n’est qu’une plaisanterie ! dit-il, en se levant. On a dû me calomnier. Il faudra porter plainte demain pour qu’on n’ose pas y revenir.

 

Le lendemain matin, après une nuit sans sommeil, Avdiéiév se rendit comme de coutume à sa boutique. Ses clients lui apprirent que, dans la nuit, le procureur avait fait écrouer encore le sous-directeur de la banque et le fondé de pouvoir. Cette nouvelle n’inquiéta pas Avdiéiév. Il était certain qu’on l’avait calomnié, et que si le jour même il portait plainte, il en cuirait à l’enquêteur pour la perquisition de la veille.

 

Vers dix heures, il alla chez le secrétaire de la Chambre de commerce qui était le seul homme instruit de cette chambre.

 

– Vladimir Stépânytch, lui dit-il à l’oreille, qu’est-ce que c’est que cette mode ? Des gens ont volé : en quoi cela me regarde-t-il ? À quel propos ? Mon cher ami, balbutia-t-il, cette nuit on a perquisitionné chez moi. Ma foi, pourquoi s’en prennent-ils à moi ?

 

– Et parce qu’il ne faut pas être un mouton, répondit tranquillement le secrétaire. Avant de signer, il fallait regarder.

 

– Quoi regarder ! Quand je regarderais mille ans ces comptes, je n’y comprendrais rien ! Le diable soit chauve si j’y vois goutte ! Suis-je un comptable ? On portait, je signais.

 

– Permettez ; en dehors de cela, vous et votre comité, êtes fortement compromis ! Vous avez, sans laisser aucune garantie, pris à la banque dix-neuf mille roubles !

 

– Ta volonté, Seigneur !… s’exclama Avdiéiév. Les dois-je seul !… Toute la ville doit ! Je paie les intérêts et j’acquitterai ma dette, Dieu vous bénisse !… Et puis, disons-le, à parler franc, ai-je pris moi-même cet argent ? C’est Piotre Sémiônytch qui me l’a fait prendre. Prends-le, m’a-t-il dit ; prends ! Si tu ne le prends pas, m’a-t-il dit, cela voudra dire que tu n’as pas confiance en nous et que tu fais bande à part. Prends, m’a-t-il dit, et construis un moulin à ton père… Je l’ai pris !

 

– Eh bien, voyez-vous, il n’y a que les enfants et les moutons qui puissent raisonner ainsi ! En tout cas, signor, ne vous émotionnez pas pour rien. Sans doute vous n’éviterez pas d’être mis en jugement, mais selon toute vraisemblance on vous acquittera.

 

Le ton calme et le flegme du secrétaire apaisèrent Avdiéiév. Revenu à sa boutique, où il trouva des amis, il se mit à boire, à fripoter du caviar, et à philosopher. Il avait déjà presque oublié la perquisition ; mais il était un point qui le tourmentait : sa jambe gauche était devenue depuis quelque temps extrêmement faible et son estomac ne digérait plus du tout.

 

Le soir de ce jour-là, le destin porta encore à Avdiéiév un coup accablant. À une séance extraordinaire de l’assemblée municipale, tous les gens de la banque, Avdiéiév y compris, furent rayés du nombre des membres, comme se trouvant sous le coup de poursuites. Le lendemain matin, il reçut un papier qui l’invitait à donner immédiatement sa démission de marguillier de l’église.

 

Il perdit ensuite entièrement le compte des autres coups. Des jours étranges, nouveaux, coulèrent l’un après l’autre. Chacun apportait quelque nouvelle surprise. Ainsi le juge d’instruction lui envoya une assignation ! Avdiéiév revint de chez le juge, rouge, offensé…

 

– Il a insisté comme avec le couteau sur la gorge ! Pourquoi j’ai signé ? J’ai signé, voilà tout !… Est-ce que je l’ai fait à dessein ?… On m’apportait les papiers à la boutique et je signais. Je ne sais même pas lire ce qui n’est pas imprimé.

 

Il vint ensuite des jeunes hommes, l’air indifférent, qui mirent les scellés dans la boutique et inventorièrent les meubles d’Avdiéiév.

 

Ne se sentant coupable en rien, et supposant en tout cela quelque machination, le marchand courait de bureaux en bureaux et portait plainte. Il restait dans les antichambres des heures entières, faisait écrire de longs placets, pleurait et se fâchait. À ses plaintes, le procureur et le juge d’instruction répondaient avec flegme :

 

– Vous viendrez quand on vous appellera ; maintenant nous n’avons pas le temps.

 

D’autres disaient :

 

– Ce n’est pas notre affaire.

 

Et le secrétaire, l’homme instruit, qui, semblait-il à Avdiéiév, pouvait l’aider, ne faisait que lever les épaules et répéter :

 

– Vous l’avez voulu ; il ne faut pas être un mouton…

 

Le vieillard multipliait ses démarches, et sa jambe était toujours molle et son estomac digérait de plus en plus mal. Quand l’oisiveté lui pesa et que la gêne commença, il résolut de s’en aller chez son père, au moulin, ou chez son frère, et de s’y occuper du commerce des blés. Mais on ne le laissa pas quitter la ville. Sa famille partit ; il resta seul.

 

Livré à lui-même, sans travail et sans argent, l’ancien marguillier passait des journées entières dans les boutiques de ses amis, buvait, mangeait, et écoutait des conseils. Le matin et le soir, pour tuer le temps, il allait à l’église. Il regardait les Images pendant des heures, sans prier ; il pensait. Sa conscience était pure et il s’expliquait sa situation par quelque erreur ou un malentendu. À son avis, tout venait de ce que le juge d’instruction et les autres fonctionnaires étaient jeunes et inexpérimentés. Il lui paraissait que si quelque vieux juge eût pu causer avec lui, âme à âme, et en détail, tout serait rentré dans l’ordre coutumier. Il ne comprenait pas les juges ; et les juges, lui semblait-il, ne le comprenaient pas…

 

Des jours passèrent encore, et enfin, après de longs et fastidieux délais, le temps du jugement arriva. Avdiéiév emprunta cinquante roubles, fit provision d’alcool pour sa jambe et de simples pour son estomac, et partit pour la ville où siégeait le tribunal.

 

L’affaire se prolongea une semaine et demie. Avdiéiév, tout le temps, resta assis au milieu de ses compagnons d’infortune, avec le sérieux et la dignité qui conviennent à un homme honorable, injustement accusé, écoutant et ne comprenant absolument rien. Il s’irritait, de ce qu’on le tînt longtemps en jugement, de ce qu’il ne pouvait trouver de maigre nulle part, et de ce que son défenseur ne le comprenait point, et ne disait pas, à son avis, ce qu’il aurait dû dire.

 

Les juges aussi, lui parut-il, ne jugeaient pas comme il fallait. Ils ne faisaient presque aucune attention à lui, ne lui posaient que tous les trois jours une question, et ces questions encore étaient d’un ordre tel qu’en y répondant, Avdiéiév chaque fois excitait le rire du public. Quand il essayait de parler de ses pertes, et de son désir d’être remboursé de ses dépenses, son défenseur se retournait vers lui et lui faisait une grimace incompréhensible ; le public riait et le président déclarait que ce n’était pas la question. Lorsqu’on lui demanda s’il n’avait rien à ajouter, il ne dit pas ce que lui avait enseigné son défenseur, mais tout autre chose qui excita encore le rire…

 

Durant les angoissantes heures où le jury délibéra, Avdiéiév resta assis au buffet sans songer aucunement aux jurés. Il ne comprenait pas qu’on délibérât si longtemps lorsque tout était si clair, et il ne comprenait pas le besoin qu’on avait de lui. Il eut faim et demanda quelque chose de maigre et de bon marché. On lui donna pour quarante kopeks une espèce de morceau de poisson froid avec des carottes. Sitôt qu’il l’eut mangé, il le sentit aller et venir comme une lourde boule dans son estomac.

 

Lorsque ensuite il écouta le chef du jury lire les questions posées, ses entrailles se retournaient toutes ; une sueur froide mouillait son corps, et il ne sentait plus sa jambe gauche. Il n’entendait pas ; il ne comprenait rien ; et il souffrait intolérablement de ne pouvoir pas écouter le chef du jury, assis ou étendu. Quand enfin on lui permit, ainsi qu’à ses compagnons, de s’asseoir, le procureur se leva et dit quelque chose d’inintelligible pour lui. Des gendarmes, comme sortis de terre, apparurent, sabre nu, et entourèrent tous les inculpés. On ordonna à Avdiéiév de se lever et de marcher.

 

Avdiéiév comprit alors qu’on l’avait déclaré coupable et qu’on l’arrêtait ; mais il ne s’en effraya pas encore, et ne s’en étonna pas : le dérangement de son estomac était tel qu’il ne pouvait se soucier d’autre chose.

 

– On ne nous laisse donc pas retourner à l’hôtel ? demanda-t-il à un de ses compagnons. Et moi qui ai dans ma chambre trois roubles d’argent et un quart de livre de thé pas entamé !

 

Il passa la nuit au commissariat de police, et ne fit, tout le temps, que ressentir du dégoût pour le poisson et songer à ses trois roubles et à son quart de livre de thé.

 

Le matin, à l’aube, quand le ciel commençait à bleuir, on lui ordonna de s’habiller et de marcher. Deux soldats, baïonnette au fusil, le conduisirent à la prison. On ne le faisait pas passer sur le trottoir, mais au milieu de la rue, dans la neige sale et fondante. Son estomac était toujours aux prises avec le poisson ; sa jambe gauche était sans force ; il avait oublié ses caoutchoucs il ne savait où, au tribunal ou au commissariat, et ses pieds étaient glacés.

 

Cinq jours après, on reconduisit tous les prévenus au tribunal pour le prononcé de la sentence. Avdiéiév entendit qu’il était condamné à la relégation dans le gouvernement de Tobolsk. Et cela non plus ne l’effraya pas, ni ne l’étonna ! Il lui semblait que le procès n’était pas fini, que les choses traînaient encore et qu’il n’y avait pas encore de véritable « décision ». Il attendait en prison, chaque jour, cette « décision ».

 

Au bout de six mois seulement, quand sa femme et son fils Vassîli vinrent lui dire adieu, quand il reconnut à peine, dans la vieille, maigre et misérablement vêtue qui lui apparut, sa corpulente et majestueuse femme, Elizavêta Trofîmovna ; quand il vit à son fils, au lieu de son vêtement de collégien, un veston de commis, tout usé, et des pantalons de mauvaise toile, il comprit que son sort était réglé et que, quelle que pût être une nouvelle décision, elle ne lui rendrait pas son passé.

 

Et pour la première fois, depuis le commencement du procès et depuis son emprisonnement, il quitta son air de courroux, et se mit à pleurer amèrement.

 

GRAINE ERRANTE

(PÉRÉKATI-POLÉ)

 

(Croquis de voyage)

 

Je rentrais des premières vêpres. Le carillon du clocher de Sviatogorsk joua, en manière de prélude, son air mélodieux et doux ; puis il sonna minuit. La grande enceinte du monastère, étalée sur la rive du Donéts, au pied de la Montagne Sainte, tout entourée comme de hautes murailles des vastes bâtiments de l’hôtellerie, présentait, dans l’obscurité, éclairée à peine par de faibles lanternes, par les feux des fenêtres et par les étoiles, un fouillis pittoresque et un grouillement des plus originaux. Aussi loin que la vue pouvait aller, on ne voyait que toutes sortes de télègues, de kibitkas[15], de fourgons, d’arbas et de guimbardes autour desquels se pressaient des chevaux blancs et bruns, des bœufs cornus, des gens affairés et des frères convers, vêtus de longues robes noires. Des rais de lumière venant des fenêtres, et des longues ombres, glissaient sur les véhicules, les chevaux et les gens, et leur donnaient les formes les plus fantastiques. Des brancards s’allongeaient jusqu’au ciel, des yeux de feu naissaient au naseau des chevaux, de longues ailes noires semblaient croître au dos des moines. Des gens parlaient, des chevaux s’ébrouaient ou mâchaient, des enfants criaient ; par la porte cochère, il entrait un nouveau flot de gens et de télègues attardés.

 

Au-dessus du toit de l’hôtellerie, des pins entassés à l’envi l’un de l’autre sur la hauteur abrupte se penchaient vers la cour, regardant comme dans une fosse profonde, et semblaient écouter, étonnés. Dans leurs masses noires, les coucous et les rossignols criaient à tue-tête.

 

À voir, à entendre tout ce désordre et tout ce bruit, il semblait que personne ne pût se comprendre, que tout le monde cherchât quelque chose sans trouver, et que jamais cette confusion de télègues, de kibitkas et de gens n’arriverait à se débrouiller.

 

Pour les fêtes de Jean le Théologien et de Nicolas le Thaumaturge, il accourt à Sviatogorsk plus de dix mille pèlerins. Non seulement l’hôtellerie, mais encore la boulangerie, la lingerie, l’atelier de menuiserie, les remises, tout regorgeait de monde. Attendant qu’on leur donnât un petit coin pour dormir, les gens qui survenaient se tassaient, comme des mouches en automne, auprès des murs, autour des puits et dans les corridors étroits de l’hôtellerie. Les convers novices, jeunes et vieux, couraient dans un mouvement perpétuel, sans repos et sans espoir de repos. Tout le jour, et avant dans la nuit, ils avaient la même figure de gens qui courent on ne sait où, inquiets d’on ne sait quoi. Leurs visages restaient, malgré l’expression d’une extrême fatigue, aussi affables et aussi gais ; leurs voix étaient douces, leurs mouvements pressés. Ils devaient à chaque personne, arrivant à pied ou en voiture, trouver et montrer une place où passer la nuit, et donner à manger et à boire. Aux sourds, aux imbéciles, aux bavards, il fallait expliquer à tout bout de champ et longuement qu’il n’y avait plus de chambres libres, et pourquoi le service se faisait à telle heure ; que l’on vendait les pains de communion à tel endroit… Il fallait courir, porter mille choses diverses, parler sans cesse, et être aimable et plein de tact, veiller à ce que les Grecs de Marioûpol, qui vivent plus confortablement que les Petits-Russiens, ne soient mis qu’avec des Grecs ; prendre garde à ce qu’une bourgeoise de Licitchansk ou de Bakhmout « bien habillée » ne fût pas fourvoyée avec des moujiks et ne s’en offensât pas. On entendait répéter sans cesse : « Petit père, donnez-nous du kvass[16] ! Donnez-nous un peu de foin ! » ou bien : « Petit père, puis-je boire de l’eau après m’être confessée ? » Et les convers étaient obligés de distribuer du kvass, du foin, ou de répondre : « Demandez à votre confesseur, ma bonne femme, nous n’avons pas le pouvoir de vous permettre cela. » – « Et où est mon confesseur ? » Il fallait expliquer encore où était la cellule du confesseur… Dans tout ce tracas, ils trouvaient encore le temps d’aller aux offices, le temps de servir les pèlerins nobles et de répondre de fil en aiguille à l’amas de questions vaines ou sérieuses qu’aimaient à multiplier les pèlerins instruits. À épier vingt-quatre heures de suite les longues ombres mouvantes des convers, il était impossible de comprendre quand ils s’asseyaient et à quelles heures ils dormaient.

 

Lorsque, en rentrant de vêpres, je me dirigeai vers le bâtiment où l’on m’avait logé, je trouvai, debout sur le seuil, un moine hôtelier, entouré d’hommes et de femmes, vêtus à la mode des villes, qui étaient déjà engagés sur les marches de l’escalier.

 

– Monsieur, me demanda l’hôtelier, auriez-vous la bonté de permettre à ce jeune homme de partager votre chambre ? Faites-moi cette grâce ! Il y a un monde fou et pas une place ; c’est à en perdre la tête !

 

Il me désignait un petit bout d’homme en paletot léger et en chapeau de paille. J’accédai à la demande de l’hôtelier et mon compagnon de hasard me suivit.

 

En ouvrant le cadenas de ma porte il me fallait, bon gré mal gré, voir chaque fois un tableau appendu au chambranle de la porte, exactement à ma hauteur. Ce tableau s’appelait : la Méditation de la mort ; il représentait un moine à genoux devant un cercueil, au fond duquel était couché un squelette. Derrière le moine était debout un autre squelette, un peu plus grand et armé d’une faulx.

 

– Il n’y a pas d’os comme ceux-ci, me dit mon compagnon, montrant l’endroit du squelette où aurait dû être le pubis. En général, voyez-vous, la nourriture intellectuelle que l’on donne au peuple n’est pas de première qualité, ajouta-t-il, expulsant par le nez un triste et long soupir, destiné à me faire connaître que j’avais affaire à un homme expert en nourriture intellectuelle.

 

Tandis que je cherchais des allumettes et que j’allumais, il soupira de nouveau et dit :

 

– À Khârkov, je suis allé quelquefois à l’amphithéâtre anatomique et j’y ai vu des os. Je suis allé aussi à la morgue… Je ne vous dérange pas trop ?

 

Ma chambre était petite et resserrée, sans table ni chaises, toute occupée par le poêle, par une commode sous la fenêtre et par deux méchants canapés de bois, appuyés aux murs l’un en face de l’autre, et séparés par un étroit passage. Sur ces divans, il y avait deux petits matelas minces et roussis, et mes effets. Je répondis à mon compagnon que, puisqu’il y avait deux canapés, la chambre était pour deux personnes.

 

– Au reste, dit-il, on ne tardera pas à sonner la messe. Je ne vous dérangerai pas longtemps.

 

Tout à l’idée qu’il me gênait, et mal à l’aise pour cela, il se dirigea d’un air confus vers son canapé et s’y assit, toussotant par convenance. Je pus l’examiner quand la chandelle vacillant sa flamme molle et épaisse fut suffisamment allumée.

 

C’était un jeune homme d’à peu près vingt-deux ans, le visage rond, assez gentil, avec des yeux enfantins et foncés. Il était vêtu, comme on l’est en ville, de vêtements grisâtres, à bon marché, et l’on pouvait juger, à la couleur de son teint et à ses épaules étroites, qu’il n’était pas habitué au travail physique. Son type était assez complexe. On ne pouvait le prendre ni pour un étudiant, ni pour un marchand, et encore moins pour un ouvrier. À voir ses yeux doux, son visage puéril et bénin, on ne pouvait pas penser davantage qu’il fût un de ces rouleurs, se fourrant partout, qui abondent dans toutes les communautés religieuses où l’on fait manger et coucher et qui se donnent pour des séminaristes chassés pour avoir voulu « chercher la vérité », ou pour des chantres qui ont perdu leur voix. Il y avait cependant dans son visage quelque chose de caractéristique, de typique, de très connu ; mais qu’était-ce précisément, je ne pus jamais arriver à le démêler. Il resta longtemps sans mot dire, réfléchissant. Comme je n’avais pas répondu à sa remarque sur les os de la morgue, il pensait sans doute que j’étais fâché et que sa présence m’incommodait. Il finit par tirer de sa poche un saucisson qu’il tourna quelque temps devant ses yeux et me dit timidement :

 

– Pardon, je vais encore vous déranger !… N’auriez-vous pas un couteau ?

 

Je lui donnai mon couteau, il coupa un morceau de saucisson.

 

– Sale saucisson, maugréa-t-il ; dans les cantines d’ici on ne vend que de la saleté et on vous écorche horriblement. Je vous en proposerais bien un petit morceau, me dit-il, mais je crois que vous ne consentiriez pas à y goûter… En voulez-vous ?

 

À son je vous en proposerais bien et à son y goûter je sentis aussi quelque chose de typique, ayant je ne sais quoi de commun avec les caractères de son visage, mais qu’était-ce au juste ? je ne pus pas encore le trouver. Pour lui inspirer confiance et lui montrer que je n’étais pas fâché, je pris le morceau qu’il m’offrait. Le saucisson était réellement affreux. Pour en venir à bout, il eût fallu les dents d’un bon chien de garde.

 

Travaillant des mâchoires, nous causâmes. Nous commençâmes par nous plaindre l’un à l’autre de la durée des offices.

 

– La règle ressemble à celle du Mont-Athos, lui dis-je ; mais au Mont-Athos les premières vêpres ordinaires durent dix heures et celle des veilles de grandes fêtes durent quatorze heures… C’est là que vous devriez aller prier !

 

– Oui ! dit mon compagnon, hochant la tête… Je suis ici depuis trois semaines et, voyez-vous, chaque jour service, service !… ah !… Sur semaine, on sonne matines à minuit, à cinq heures la première messe, à neuf heures la dernière ; il n’y a jamais moyen de dormir. Le jour, il y a les litanies, l’exécution de la règle, les vêpres… Quand je faisais mes dévotions, je tombais tout bonnement d’exténuation… Il soupira et reprit : Ne pas aller à l’église, c’est mal… Les moines vous donnent une chambre, vous nourrissent ; en conscience, comment ne pas aller aux offices ? Un jour, ça passe ; deux, on peut y tenir ; mais trois semaines, c’est dur ; extrêmement dur !… Vous êtes ici pour longtemps ?…

 

– Je pars demain soir.

 

– Moi je reste encore deux semaines.

 

– Je croyais, lui dis-je, qu’on ne pouvait pas rester si longtemps ici ?

 

– C’est vrai. Ceux qui restent longtemps et qui grugent les moines on les prie de partir. Jugez-en vous-même ! Si on permettait aux prolétaires de vivre ici aussi longtemps qu’il leur plairait, il ne demeurerait certes pas une chambre libre et ils auraient vite dévoré le monastère. C’est vrai ! Mais pour moi les moines font exception, et j’espère qu’ils ne me renverront pas trop vite. Voyez-vous, je suis un nouveau converti.

 

– Ah !… C’est-à-dire ?

 

– Je suis un Israélite baptisé… Il n’y a pas longtemps que j’ai embrassé l’orthodoxie…

 

Je comprenais maintenant ce que je n’avais pas su reconnaître plus tôt dans sa physionomie : ses grosses lèvres, sa manière en parlant de relever le coin droit de sa bouche et le sourcil droit, et cet éclat huileux et spécial des yeux qui n’existe que chez les sémites. Et je compris son « je vous en proposerais » et son « y goûter ».

 

Dans la suite de la conversation, j’appris qu’on le nommait Alexandre Ivânytch, mais qu’il s’appelait auparavant Isaac, qu’il était originaire du gouvernement de Moguîlov, et qu’il était arrivé à Sviatogorsk venant de Novotcherkâssk, où il avait reçu la foi orthodoxe.

 

Alexandre Ivânytch, étant venu à bout du saucisson, se leva, et, haussant le sourcil, se mit à prier devant l’Image. Son sourcil était encore levé quand il se rassit sur le canapé et se mit à me raconter, en résumé, sa longue biographie.

 

– Dès ma plus tendre enfance, j’eus l’amour de l’instruction, commença-t-il, comme s’il n’eût point parlé de lui-même, mais de quelque grand homme mort. Mes parents, de pauvres Israélites, s’occupant de commerce de détail, vivaient par misère, voyez-vous, dans la crasse. En général, tout le monde là-bas est pauvre et superstitieux. On se défie de l’instruction parce que l’instruction, comme on peut le comprendre, éloigne l’homme de la religion. Ce sont des fanatiques finis !… Mes parents ne voulaient, sous aucun prétexte, m’instruire. Ils désiraient que je m’occupasse comme eux de commerce et que je n’apprisse comme eux que le Talmud… Mais toute la vie lutter pour un morceau de pain, se traîner dans la crotte, mâchonner le Talmud, avouez-le, ce n’est pas donné à tout le monde. Il venait parfois, dans le débit que mon père tenait, des officiers et des propriétaires qui discouraient longuement de ce qu’alors je ne m’étais même pas avisé de rêver. Néanmoins, ce qu’ils disaient m’attirait et me donnait envie d’apprendre. Je pleurais et je demandais qu’on me mît à l’école, mais on m’avait appris à lire l’hébreu, et on ne voulait plus rien entendre. Un jour, je trouvai un journal russe et le portai à la maison pour en faire une queue de cerf-volant. On me battit pour cela à fond, bien que je ne susse pas lire le russe. Enfin, que voulez-vous, on ne peut pas vivre sans fanatisme, car il faut bien que chaque peuple conserve instinctivement sa nationalité ! Mais je ne savais pas cela alors, et je me révoltais de tout mon cœur.

 

Après avoir dit une phrase si éclairée, l’ex-Isaac leva de plaisir encore plus haut son sourcil droit, et me regarda de biais comme un coq regarde un grain, d’un air de dire : « Maintenant vous serez convaincu, il me semble, que je ne suis pas le premier venu. »

 

Continuant à parler du fanatisme de son entourage et de l’inclination irrésistible qu’il avait à s’instruire, il poursuivit :

 

– Que pouvais-je faire ? Je m’enfuis un jour, sans dire gare, à Smolensk. J’y avais un cousin étameur et ferblantier ; j’étais nu-pieds et en guenilles ; je n’avais pas le sou ; j’entrai chez lui comme apprenti. Je pensais que le jour je travaillerais, et que la nuit et les samedis je m’instruirais. C’est en effet ce que je fis. Mais la police apprit que je n’avais pas de passeport, et elle me reconduisit par étapes chez mon père.

 

Alexandre Ivânytch leva une épaule et soupira.

 

– Que faire ? continua-t-il (et à mesure que le passé renaissait à son souvenir, l’accent israélite reparaissait plus marqué dans ses paroles) ; mes parents me punirent et me donnèrent à un vieil oncle, israélite fanatique, pour m’amender. Mais une nuit je partis pour Chklov. Puis, quand mon oncle m’eut dépisté à Chklov, je partis pour Moguîlov. J’y restai deux jours et, avec un camarade, je partis pour Starodoub.

 

Mon interlocuteur passa ensuite, dans ses souvenirs, à Gômel, à Kiev, à Biélaia-Tserkov, à Oûmane, à Bâlta, à Bender, et arriva enfin à Odessa.

 

– À Odessa, je traînai toute une semaine affamé et sans travail, jusqu’à ce que les brocanteurs israélites qui vont par la ville, achetant les vieux habits, m’eussent recueilli. Je savais déjà à ce moment-là lire et écrire. Je savais l’arithmétique jusqu’aux fractions et je voulais entrer à quelque école pour m’instruire davantage. Mais pas le sou ! que faire ? Je parcourus six mois les rues d’Odessa, achetant de vieux habits. Mais comme mes fripons de patrons ne me donnaient pas mes gages, je me fâchai et je partis. J’allai par le bateau à Pérékop.

 

– Pourquoi ?

 

– Une idée !… Un Grec m’avait promis de m’y donner une place. Bref, jusqu’à seize ans, je roulai ainsi sans occupation déterminée et sans but jusqu’au jour où je tombai à Poltâva. Là, un étudiant israélite qui apprit que je désirais m’instruire, me donna une lettre pour les étudiants de Khârkhov. Ceux-ci me conseillèrent de me préparer à l’école technique et ils me donnèrent quelques leçons. Et, voyez-vous, je puis le dire, les étudiants de Khârkhov furent si bons pour moi que je ne les oublierai pas de la vie ! Je ne veux pas parler seulement du logement et du morceau de pain qu’ils m’ont donnés ; ils m’ont mis dans la véritable voie, m’ont forcé à penser, et m’ont fait voir le but de la vie. Il y avait, parmi eux, des gens de beaucoup d’esprit, remarquables, qui étaient connus dès ce temps-là et qui sont célèbres maintenant. Par exemple, vous avez entendu parler de Groumacher ?…

 

– Non.

 

– Vous n’en avez pas entendu parler !… Il écrivait d’excellents articles dans les journaux de Khârkhov et voulait être professeur. Je lisais beaucoup et faisais partie de sociétés d’étudiants où l’on n’entendait pas rien qui vaille !… Je me préparai six mois ; mais comme, pour l’école technique, il fallait savoir tout le cours de mathématiques des gymnases, Groumacher me conseilla de me préparer à l’institut vétérinaire, où l’on est admis au sortir de la sixième classe du gymnase. Naturellement, je commençai à m’y préparer. Je ne voulais pas être vétérinaire ; mais on m’avait dit que ceux qui ont suivi les cours de l’institut peuvent entrer, sans examen, au troisième cours de la Faculté de médecine. J’appris tout Kuener, et je lisais déjà à livre ouvert Cornélius Nepos. Pour le grec, j’appris presque toute la grammaire de Cursius… Mais, voyez-vous, ceci et cela,… l’indéterminé de ma situation, le départ des étudiants,… et l’on m’informa encore que ma maman venait d’arriver et me cherchait dans tout Khârkhov !… Alors, je pris mes cliques et mes claques, et je partis. Qu’allais-je devenir ? J’avais entendu dire heureusement que, sur la ligne des Donéts, il y a une école minière. Pourquoi n’y serais-je pas entré ? Vous savez que l’école minière forme des chefs mineurs. C’est un emploi magnifique. Je sais des puits où les chefs mineurs reçoivent 1 500 roubles par an. À merveille. J’y allai…

 

Alexandre Ivânytch, avec une expression de crainte révérentielle, énuméra deux douzaines de sciences compliquées que l’on enseigne à l’école minière, et me décrivit l’école, la construction des puits, la situation des ouvriers. Ensuite il me raconta une effroyable histoire qui aurait pu paraître inventée, mais à laquelle je dus croire, tant était sincère le ton dont il la racontait, et sincère, sur son visage sémitique, l’expression d’effroi rétrospectif.

 

– Voici, dit-il, levant les deux sourcils, ce qui m’arriva un jour au moment des travaux pratiques. J’étais dans une des mines de la région du Donéts. Vous savez comment on descend les gens dans les puits. Quand on fait marcher le cheval et que le treuil se met en mouvement, une poulie fait descendre une benne, tandis que l’autre monte ; et, quand on remonte la première benne, la seconde descend : c’est tout à fait comme un puits à deux seaux Bon ! J’étais assis dans la benne et j’allais bientôt arriver en bas, quand tout à coup, imaginez-vous cela, j’entends trrrr !… La chaîne s’était brisée et je dégringolais au diable avec la benne et le morceau de la chaîne. Je tombai ainsi d’une hauteur de trois toises, à plat, sur le ventre et sur la poitrine. La benne, plus pesante, était arrivée avant moi et je cognai contre elle avec cette épaule. Comme je gisais étourdi, pensant m’être tué, je vois venir un second malheur : la benne qui montait, ayant perdu son contrepoids, dégringole à son tour avec fracas… Instinctivement je me rapprochai de la muraille, et me ratatinai, m’attendant bien à ce que cette benne, avec toute sa vitesse, m’écrasât la tête. Je me rappelle mon papa, ma maman, Moguîlov, Groumacher, et je prie Dieu… Mais par bonheur !… C’est affreux de se rappeler cela.

 

Alexandre Ivânytch fit un effort pour sourire et se passa la main sur le front :

 

– Mais, par bonheur, elle tomba près de moi et ne m’effleura que ce côté. Mon habit, mon gilet furent déchirés, la peau emportée. La force avec laquelle la benne arriva était effroyable… Après cela, je perdis connaissance. On me tira du puits, et on me porta à l’hôpital. J’y demeurai quatre mois, et les docteurs dirent que j’allais devenir phtisique. Et en effet, maintenant je tousse sans cesse, la poitrine me fait mal, et j’ai de singuliers troubles psychologiques ; quand je suis seul dans une chambre, j’ai des peurs terribles. Dans un pareil état de santé, je ne pouvais pas devenir chef mineur. Je dus quitter l’école.

 

– Et maintenant que faites-vous ? lui demandai-je.

 

– Jai passé l’examen pour être instituteur de campagne. Je suis maintenant orthodoxe et j’ai le droit d’être nommé. À Novotcherkâssk, où j’ai été baptisé, on a pris grand intérêt à moi et on m’a promis une place dans une des écoles dépendantes du clergé. Dans deux semaines, je retournerai là-bas et je la redemanderai.

 

Alexandre Ivânytch quitta son pardessus et demeura vêtu, comme un homme du peuple, d’une chemise russe à col soutaché, retenue par une ceinture de soie.

 

– Il est temps de dormir, dit-il, bâillant et roulant son pardessus en forme de traversin. Voyez-vous, fit-il, jusqu’aux derniers temps j’ignorais Dieu complètement. J’étais athée. Lorsque je me trouvai couché à l’hôpital, je me ressouvins de la religion, et je commençai à penser sur ce sujet. À mon avis, pour le penseur, il n’y a qu’une religion possible : c’est la religion chrétienne. Si vous ne croyez pas au Christ, vous ne pouvez croire à rien. N’est-ce pas ? Le judaïsme a fait son temps et ne vit encore qu’à cause de certaines particularités du peuple juif. Dès que la civilisation touchera les juifs, il ne restera pas trace du judaïsme. Remarquez-le : tous les jeunes israélites sont athées. Le Nouveau Testament est la continuation naturelle de l’Ancien. N’est-ce pas ?

 

J’aurais voulu me faire expliquer les causes qui avaient pu amener Alexandre Ivânytch à un pas aussi hardi et aussi sérieux qu’un changement de religion, mais je ne pus jamais tirer de lui que cette affirmation : « Le Nouveau Testament est la continuation naturelle de l’Ancien, » phrase qui n’était manifestement pas de lui, phrase apprise, et qui n’éclairait pas la question. J’eus beau le retourner et ruser, ces causes demeurèrent pour moi obscures. S’il fallait croire, comme il l’assurait, qu’il eût embrassé l’orthodoxie par conviction, il était impossible, par ses paroles, de comprendre en quoi consistait cette conviction, ni sur quoi elle se basait. Supposer qu’il eût changé de religion par intérêt, on ne le pouvait pas non plus. Ses vêtements bon marché et fripés, sa vie aux dépens du monastère, et l’incertitude de son avenir n’annonçaient pas de grands profits. Il fallait donc s’arrêter à l’idée que ce qui avait pu l’induire à changer de religion, était cet esprit inquiet qui le poussait comme un duvet de ville en ville, et qu’il appelait, d’après une définition toute faite : l’aspiration à l’instruction.

 

Avant de me coucher, je sortis dans le corridor boire de l’eau. Quand je revins, mon compagnon, debout au milieu de la chambre, me regarda avec effroi. Son visage était d’une pâleur livide, et de la sueur perlait à son front.

 

– J’ai les nerfs affreusement dérangés, murmura-t-il avec un sourire maladif. Un détraquement psychologique complet. Au surplus, tout cela n’est que misères…

 

Et il se mit de nouveau à alléguer que le Nouveau Testament est la continuation naturelle de l’Ancien, et que le judaïsme a fait son temps. Pérorant, il semblait vouloir ramasser toutes les forces de sa conviction, étouffer l’inquiétude de son âme et se démontrer qu’en changeant la religion de ses pères il n’avait rien fait d’effroyable et de particulier, mais qu’il s’était comporté en homme pensant et libre de préjugés, et que, par suite, il pouvait rester seul dans une chambre, tête à tête avec sa conscience. Il cherchait à se convaincre, et, du regard, me demandait aide…

 

Entre temps, notre chandelle avait fait une longue mèche disgracieuse. Le jour commençait à poindre. On distinguait déjà, à travers la petite fenêtre bleuissante et triste, les deux rives du Donéts et des bouquets de chênes au delà du fleuve. Il fallait se décider à dormir.

 

– La journée de demain sera fort intéressante, dit mon compagnon quand j’eus éteint la chandelle et me fus couché. Après la première messe, il y aura une procession en canots du monastère à l’ermitage.

 

Le sourcil droit levé, la tête penchée sur le côté, il se mit en prières devant l’Image, puis, sans se déshabiller, il s’étendit sur son canapé.

 

– Oui ! soupira-t-il en se tournant sur le côté.

 

– Quoi, oui ? lui demandai-je.

 

– Quand j’embrassai l’orthodoxie à Novotcherkâssk, ma maman me cherchait à Rostov. Elle sentait que j’allais changer de foi.

 

Il soupira et ajouta :

 

– Il y a déjà six ans que je ne suis pas allé là-bas au gouvernement de Moguîlov. Ma sœur doit s’être mariée.

 

Il se tut quelque temps, puis, voyant que je ne dormais pas, il se mit à dire doucement que, grâce à Dieu, on lui donnerait bientôt une place et qu’il aurait enfin une situation fixe, son coin à lui et sa nourriture assurée.

 

Et moi, m’assoupissant, je songeais que cet homme n’aurait jamais de situation fixe, son coin à lui, et sa nourriture assurée… Il rêvait tout haut à sa place d’instituteur comme à la terre promise ; il partageait le préjugé de la majorité des gens quant à la vie errante, et la regardait comme quelque chose d’anormal et d’insolite comme une maladie. Il espérait le bonheur dans un train-train de vie coutumière. On sentait, dans le son de sa voix, la conscience et le regret de son anomalie ; il semblait vouloir s’en excuser et se justifier…

 

À moins de deux pieds de moi était couché un vagabond ; derrière les murailles des chambres d’à côté et dans la cour, autour des télègues, parmi les pèlerins, plusieurs centaines de vagabonds attendaient le jour ; et si, poussant plus loin encore, j’avais pu embrasser d’un coup d’œil toute la terre russe, quelle multitude de pareils vagabonds, de roule-les-champs, semblables à l’aigrette plumeuse des herbes de la steppe, n’aurais-je pas vue, par voies et par chemins, chercher où être mieux, ou, rêver, dans l’attente de l’aube, à la belle étoile sur l’herbe, ou dans les auberges et dans les hôtels ?… M’assoupissant, je songeais combien tous ces gens-là se seraient étonnés et sans doute réjouis, s’ils eussent pu trouver des raisons et des mots suffisants pour se démontrer que leur vie n’a pas besoin de plus de justification que toute autre.

 

Vaguement endormi j’entendis le clocher sonner d’une voix plaintive, comme s’il eût pleuré des larmes amères, et un frère convers crier à plusieurs reprises pour éveiller les pèlerins :

 

– Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de nous ! Venez à la messe, s’il vous plaît !

 

Quand je m’éveillai tout à coup, mon compagnon n’était déjà plus dans la chambre. Il faisait soleil et la foule bruyait sous ma fenêtre. J’appris en sortant que la messe était dite, et que depuis longtemps déjà la procession était partie pour l’ermitage. Le peuple, en foule, flânait sur la rive, en peine de lui-même, ne sachant que faire, puisqu’il ne pouvait ni manger ni boire avant que la dernière messe fût dite à l’ermitage, et que les boutiques du monastère, où les pèlerins aiment tant à se rassembler et à s’informer du prix des objets, étaient encore fermées. Malgré leur fatigue, beaucoup, par ennui, se traînaient vers l’ermitage ; je fis comme eux. Le sentier, descendant et montant, se développait, au long de la rive escarpée, comme un serpent, contournant les chênes et les pins. En bas luisait le Donéts où le soleil se réfléchissait. Par delà, l’autre rive, haute et crayeuse, blanchoyait, toute égayée de la verdure fraîche des chênes et des pins, penchés l’un sur l’autre, comme ingéniés à pousser sur la roche à pic sans tomber. Les pèlerins suivaient le sentier en longues files. C’étaient surtout des Petits-Russiens des districts avoisinants, mais il y en avait aussi des districts éloignés, venus à pied des gouvernements de Koursk et d’Orel. Il y avait dans ces bandes bariolées des Grecs fermiers de Marioûpol, fortes gens, affables et graves, très loin de ressembler à ceux de leurs congénères abâtardis et chétifs, qui peuplent nos villes maritimes du Sud. Il y avait aussi des cosaques du Don avec leurs pantalons à bandes rouges et des habitants de la Tauride, émigrés dans d’autres gouvernements ; enfin beaucoup de pèlerins d’un type indéterminé, dans le genre de mon Alexandre Ivânytch, dont on ne pouvait dire ni à leur figure, ni à leurs discours, ni à leurs habits quelles gens c’étaient et d’où ils venaient.

 

Le sentier finissait à un petit radeau en face duquel partait une route étroite, ouverte dans l’escarpement de la rive, et qui conduisait à l’ermitage. Au radeau étaient amarrés deux canots rébarbatifs et lourds, semblables à ces pirogues de la Nouvelle-Zélande que l’on voit dans les livres de J. Verne. L’un des canots, avec des tapis sur les bancs, était destiné au clergé et aux chantres ; l’autre, sans tapis, était pour le public. Quand la procession revint vers le monastère, je fus du nombre de ceux qui parvinrent à se glisser dans le second. Il y avait eu tellement d’élus que le canot pouvait à peine avancer, et, tout le passage, il fallut se tenir debout, sans remuer, et faire des miracles pour que son chapeau ne fût pas écrasé. Le passage était magnifique. Les deux rives baignées de lumière avaient un aspect si heureux et si triomphant qu’il semblait que cette matinée de mai ne devait qu’à elles seules tout son charme. Les reflets du soleil tremblaient dans l’eau rapide du fleuve et se glissaient partout ; ses longs rayons se jouaient sur les chasubles, sur les bannières et sur l’éclaboussement des rames. Le chant du canon pascal, le bruit des cloches, les coups de rames dans l’eau, et le cri des oiseaux, tout se fondait en quelque chose d’harmonieux et de doux. Le canot où étaient les bannières et le clergé nageait en tête. Au gouvernail, immobile comme une statue, était debout un frère convers, tout noir.

 

Quand la procession s’arrêta près du couvent, je remarquai parmi les élus qui avaient été du premier voyage, Alexandre Ivânytch. Il était tout à fait au premier rang, et, la bouche ouverte de plaisir, le sourcil droit levé, il regardait ; sa figure rayonnait. En ce moment où il y avait autour de lui tant de monde et tant de lumière, il était sans doute satisfait de lui-même, de sa nouvelle foi et de sa conscience.

 

Peu après, lorsque nous fûmes assis dans notre chambre à boire du thé, il rayonnait encore. Son visage montrait qu’il était content du thé et de moi, et qu’il appréciait tout à fait mon intelligence ; mais il montrait aussi, clairement, qu’il n’irait point se jeter la face contre terre s’il lui était donné lieu de faire preuve de quelque chose de semblable…

 

– Dites-moi, me demanda-t-il d’un ton de conversation sérieuse, plissant le nez fortement, quel livre de psychologie me faudrait-il lire ?

 

– Dans quel but ?

 

– On ne peut pas être instituteur sans connaître la psychologie. Avant d’instruire un enfant, il faut connaître son âme.

 

Je lui dis que, pour cela, c’était peu de lire une psychologie et que, pour un pédagogue qui n’est pas encore au fait des procédés techniques de l’enseignement de la lecture et de l’arithmétique, une psychologie me semblait un luxe pareil à de la haute mathématique. Il en convint volontiers et se mit à me débiter combien difficile et grave est la tâche d’un instituteur, combien il est malaisé d’extirper de la tête d’un jeune garçon le penchant au mal et à la superstition, combien il est difficile de le contraindre à penser de manière honnête et libre, de lui inculquer la vraie religion, l’idée de personnalité, l’idée de liberté, etc. Je lui répondis je ne sais quoi, à quoi il consentit ; il consentait, au reste, fort aisément. Tout ce qui était d’ordre intellectuel tenait, semble-t-il, assez peu solidement dans sa tête.

 

Jusqu’au moment de mon départ, nous flânâmes ensemble aux environs du couvent, et trompâmes ainsi la longueur d’une chaude journée. Il ne me quittait pas d’un pas : attachement ou crainte de la solitude ? Dieu le sait !… Un moment, je me souviens, nous étions assis sous de petits acacias à fleurs jaunes, dans un des jardinets disposés çà et là sur la hauteur.

 

– Dans deux semaines, dit-il, je partirai d’ici. Il est temps.

 

– Vous vous en irez à pied ?

 

– D’ici, j’irai à pied jusqu’à Slaviansk, puis je prendrai le chemin de fer jusqu’à Nikîtovka. À Nikîtovka s’embranche la ligne de Donéts. J’irai à pied par cet embranchement jusqu’à Khatsépétôvka. Là, un chef de train que je connais me fera aller plus loin.

 

Je me rappelai la steppe déserte et nue qu’il y a entre Nikîtovka et Khatsépétôvka et je me représentai mon Alexandre Ivânytch la traversant avec ses doutes, sa nostalgie et sa peur de la solitude… Il lut de l’ennui sur mon visage et il soupira.

 

– Oui, ma sœur a dû se marier ! songea-t-il à haute voix. Et, soudain, voulant chasser des idées importunes, il me montra la cime d’un rocher.

 

– De cette hauteur-là, me dit-il, on voit Izioum.

 

En montant sur le rocher, il lui arriva de trébucher, et ses pantalons de toile mince se déchirèrent ; la semelle d’un de ses souliers se détacha.

 

– Tss ! fit-il, ôtant son soulier et laissant voir son pied nu. Désagréable !… C’est, voyez-vous, une de ces occurrences… Oui !

 

Tournant son soulier en tous sens comme s’il n’eût pu se persuader que la semelle en était finie à jamais, il se renfrogna maintes fois, soupira et maugréa. J’avais dans ma valise des souliers un peu défraîchis, mais à la mode, à bouts pointus et à lacets. Je les prenais à tout hasard avec moi, mais je ne les mettais que les jours de pluie. Rentré dans notre chambre je préparai la phrase la plus diplomatique et les proposai à Alexandre Ivânytch. Il les accepta et me dit gravement :

 

– Je vous en remercierais, mais je sais que vous tenez les remerciements pour un préjugé.

 

Les bouts pointus et les lacets le réjouirent comme un enfant et, tout de suite, lui firent changer ses projets.

 

– Maintenant, je n’irai plus à Novotcherkâssk dans deux semaines, mais dans une semaine, décida-t-il. Avec de pareilles chaussures, je n’aurai plus honte pour paraître devant mon parrain. À vrai dire, je ne partais pas d’ici parce que je n’avais pas d’habits convenables…

 

Lorsque le cocher vint prendre ma valise, un frère convers, à bonne face rieuse, entra pour nettoyer la chambre. Alexandre Ivânytch devint tout rouge et s’empressa de lui demander timidement :

 

– Faut-il que je reste ici ou que j’aille dans une autre chambre ?

 

Il ne pouvait pas se résoudre à occuper tout seul une chambre, et, apparemment, il avait honte aussi de vivre aux frais du monastère. Il lui en coûtait beaucoup de se séparer de moi. Pour retarder autant que possible le moment où il serait seul, il demanda la permission de m’accompagner.

 

La route, taillée dans le calcaire au prix de grands efforts, montait presque en spirale à travers les racines et sous l’ombre des grands pins sévères. D’abord disparut le Donéts ; puis la cour du couvent et ses milliers de gens ; puis les toits… Tout semblait s’enfoncer dans l’abîme. La croix de l’église, rougie par les feux du soleil couchant, qui émergeait la dernière du fond du précipice, disparut ; il ne resta plus que des cimes de pins, des têtes de chênes, et devant soi la route blanche qui montait. Mais ma voiture atteignit le plateau, et tout, décidément, se trouva en bas et derrière moi. Alexandre Ivânytch, avec un sourire affligé, sauta à terre et me regarda une dernière fois de ses yeux d’enfant. Il se mit à redescendre vers le couvent et disparut pour moi pour toujours…

 

Mes impressions de Sviatogorsk n’étaient déjà plus que des souvenirs et je voyais des choses nouvelles : la plaine, le lointain grisâtre, un petit bois au bord de la route, et un moulin à vent qui ne marchait pas, et qui semblait ennuyé qu’on ne lui eût pas permis, à cause de la fête, de tourner ses ailes.

 

L’UNIFORME DU CAPITAINE

Le soleil se levait maussade sur la ville de district. Les coqs s’étiraient à peine, et, pourtant, au cabaret du père Rylkine, il y avait déjà des clients. Ils étaient trois, le tailleur Merkoûlov, l’agent Jratva et le garçon de perception Smékounov. Tous étaient un peu ivres.

 

– Il n’y a pas à dire ! dissertait Merkoûlov, tenant par un de ses boutons l’agent de ville. Les gradés du civil, si l’on prend quelqu’un d’un peu haut, font toujours, au point de vue tailleur, la barbe au général. Ne prenons qu’un chambellan. Quel homme est-ce là ? De quelle condition ? Et pourtant fais le compte : quatre archines du meilleur drap de la fabrique Prundel et fils ; les boutons ; le col doré ; le pantalon à bande dorée ; tout le jabot en or ; de l’or au col, aux manches, aux pattes des poches ; quel éclat ! Et qu’il faille ensuite habiller MM. les maîtres de la Cour, les maîtres écuyers, les maîtres des cérémonies ou d’autres ministères, dis, que crois-tu ? Nous habillions, je me souviens, un maître de la Cour, le comte André Sémiônytch Vonliariôvski. Un uniforme à ne pas s’en approcher ! On y porte les doigts et le pouls fait tsik ! tsik ! Les vrais seigneurs quand ils se font habiller, tu n’oses pas aller les déranger. Tu as les mesures ; couds. Aller essayer et ajuster, absolument impossible ! Si tu es un tailleur capable, tu n’as qu’à faire tout droit sur mesure… Saute du clocher et tombe dans tes bottes, voilà tout ! Près de nous, frère, il y avait, je me souviens, une caserne de gendarmerie… Notre patron, Ossip Iâklytch, pour essayer, choisissait parmi les gendarmes ceux qui, de corps, se rapprochaient du client. Eh bien, nous avions choisi pour l’uniforme du comte un gendarme convenable. Nous l’appelons : « Enfile ça, lui dit-on, beau museau, et rends-toi compte… » Tordant !… Il avait enfilé l’uniforme. Il regarde sa poitrine. Et quoi ? Il se fond, vous savez ; il tremble ; il se trouve mal…

 

– Pour les chefs de police, faisiez-vous aussi des uniformes ? s’informa Smékounov.

 

– En voilà des oiseaux rares ! dit le tailleur. Tes chefs de police, il y en a, à Pétersbourg, autant que de chiens errants. Ici on met chapeau bas devant eux, et là-bas on leur dit : « Gare-toi ; vois où tu marches ! » Nous habillions MM. les militaires et les personnes des quatre premières classes. Si tu es, par exemple, de la cinquième, tu n’es que de la vétille ; repasse dans une semaine, tout sera prêt, parce que, excepté le col et les revers des manches, ce n’est rien. Mais quelqu’un de la quatrième classe, de la troisième, ou supposons, de la seconde, le patron nous tapait à tous dans les dents, et il fallait courir à la gendarmerie. Nous habillions, une fois, mon vieux, le consul de Perse. Nous lui avions cousu sur le jabot et sur le dos pour quinze cents roubles de tortillons d’or. Nous pensions qu’il ne paierait pas ; mais si, il a payé… À Pétersbourg, même chez les Tatars, il y a de la noblesse…

 

Merkoûlov parla ainsi longtemps. Sous le poids de ces souvenirs, vers neuf heures, il se mit à pleurer et à se plaindre amèrement de la destinée qui le reléguait dans une petite ville, uniquement remplie de marchands et d’artisans. L’agent de ville avait déjà mené deux personnes au violon ; le garçon de perception était allé deux fois à la poste et au bureau, et en était revenu ; et Merkoûlov se plaignait toujours.

 

À midi, debout devant le sacristain, Merkoûlov se frappait la poitrine du poing et marmonnait : « Je ne veux pas habiller des mufles. Seul, à Pétersbourg, j’ai habillé le baron Sputzel et MM. les officiers ! Éloigne-toi de moi, calotin à longue robe ! Que mes yeux ne te voient plus ! Éloigne-toi de moi !

 

– Vous vous êtes fait une haute opinion de vous-même, Trîphone Pantélêitch, observa le sacristain. Bien qu’artiste dans votre corps d’état, vous ne devriez pas oublier Dieu et la religion. Arius, comme vous, s’était fait une haute opinion de lui-même, et il est mort d’une mort ignominieuse. Vous en mourrez aussi.

 

– Eh bien, j’en mourrai ! J’aime mieux mourir que de faire des sarraus !

 

Dehors, on entendit soudain une voix de femme :

 

– Mon anathème est ici ? demanda-t-elle.

 

Et la femme du tailleur, Akssînia, femme âgée, les manches retroussées et le ventre bridé dans sa jupe, entra dans le cabaret.

 

– Où est-il, l’idole ? demanda-t-elle, examinant d’un air malveillant les consommateurs. Va chez nous, dit-elle à son mari. Que le diable te crève ! Un officier te demande.

 

– Quel officier ? demanda Merkoûlov, écarquillant les yeux.

 

– Le diable le sait ! Il dit qu’il vient pour une commande.

 

Merkoûlov de ses cinq doigts se gratta le nez, ce qui était signe chez lui d’une extrême surprise, et bredouilla :

 

– Ma femme a la berlue… Il y a quinze ans qu’on n’a pas vu une figure honnête, et tout à coup, à présent, un jour maigre, un officier, avec une commande ! Hum ?… Allons voir.

 

Il sortit du cabaret en titubant, et se rendit chez lui.

 

Sa femme ne l’avait pas trompé : sur le seuil de son isba, il vit le capitaine Ourtchâïév, secrétaire du chef de recrutement.

 

– Où étais-tu à rôder ? lui demanda le capitaine. Voilà une heure que j’attends. Peux-tu me faire un uniforme ?

 

– Seigneur !… se mit à marmotter Merkoûlov, s’engouant et arrachant son chapeau de sa tête en même temps qu’une touffe de cheveux. Croyez-vous, Votre Noblesse, que ce sera le premier ? Ah ! Seigneur… J’ai habillé le baron Sputzel, Édouard Kârlytch. M. le lieutenant Zémboulâtov me doit encore six roubles… Ah, femme, donne vite un siège à Sa Noblesse ; Dieu me punisse !… M’ordonnez-vous de prendre mesure ou me permettez-vous de vous habiller à simple vue ?

 

– Allons, bien. Tu fourniras le drap et ce sera prêt dans une semaine ; combien prendras-tu ?

 

– De grâce, Votre Noblesse, que pensez-vous ? fit en souriant Merkoûlov. Je ne suis pas un marchand. Nous savons comment on se comporte avec les seigneurs ! Même quand nous avons habillé le consul de Perse, ç’a été sans un mot…

 

Les mesures prises, ayant reconduit le capitaine, le tailleur demeura toute une heure planté dans son isba, regardant sa femme avec hébétude. Il n’y pouvait pas croire…

 

– En voilà une aventure, dites-moi un peu ! murmura-t-il enfin. Où prendrai-je l’argent pour le drap ? Akssînia, mon amie, prête-moi l’argent que nous avons gagné sur la vache !

 

Akssînia lui fit la figue et cracha. Peu après, elle jouait de l’attisoir, brisait des pots sur la tête de son mari, le tirait par la barbe et s’enfuyait dans la rue en geignant : « Au secours, ceux qui croient en Dieu ! Il m’a tuée ! » Mais ces protestations furent sans effet : le lendemain matin, elle était au lit, cachant ses bleus aux apprentis, et Merkoûlov courait les boutiques, s’injuriait avec les marchands et choisissait un drap convenable.

 

Pour le tailleur, une ère nouvelle commença. À son réveil, embrassant de ses yeux troubles l’horizon de sa vie, il ne crachait plus avec acharnement. Et, chose plus prodigieuse que tout, il cessa d’aller au cabaret ; il se tenait à son travail. Après avoir murmuré ses prières, il mettait de grandes lunettes d’acier, se renfrognait et dépliait religieusement le drap sur la table.

 

Au bout d’une semaine, l’uniforme fut prêt. Merkoûlov le repassa, sortit dans la rue, le suspendit à une barrière et se mit à le brosser. Il enlevait un duvet, s’éloignait à deux pas, regardait l’uniforme en fermant les yeux, et il enlevait un autre duvet ; cela pendant deux heures.

 

– C’est le diable avec ces messieurs ! disait-il aux passants. Je n’en puis plus, je suis éreinté. Ils sont délicats, instruits ; allez les satisfaire !

 

Le lendemain, il s’enduisit la tête de beurre, se peigna, enveloppa l’uniforme dans un morceau de calicot neuf et se rendit chez le capitaine.

 

– Je n’ai pas le temps de causer avec toi, lourdaud ! disait-il à chaque passant qu’il arrêtait lui-même. Ne vois-tu pas que je porte un uniforme au capitaine ?

 

Une demi-heure plus tard il était de retour.

 

– Je vous félicite d’avoir touché de l’argent, Trîphone Pantélêitch ! lui dit sa femme, un peu embarrassée, souriant largement.

 

– Et tu es une bête ! répondit Merkoûlov. Est-ce que les vrais seigneurs paient tout de suite ? Le capitaine n’est pas un marchand pour me verser son argent à la minute ! Bête !

 

Il demeura deux jours couché sur le poêle, sans boire ni manger, s’adonnant à un sentiment de satisfaction tout pareil à celui d’Hercule après l’accomplissement de ses travaux. Le troisième jour, il partit toucher…

 

– Sa Noblesse est-elle levée ? demanda-t-il à voix basse à l’ordonnance, en se glissant dans l’antichambre.

 

Il reçut une réponse négative, se planta contre le chambranle et se mit à attendre.

 

– Flanque-le dehors ! entendit-il crier après une attente prolongée, Dis-lui, samedi !

 

La voix du capitaine était rauque.

 

Le samedi suivant, puis un autre, même réponse. Un mois entier il vint chez le capitaine, demeurant de longues heures dans l’antichambre. Il recevait au lieu d’argent des invitations à déguerpir et à revenir le samedi suivant ; mais il ne se décourageait pas, il ne murmurait pas, au contraire ! Il engraissait même… La longue attente dans l’antichambre lui plaisait. « Flanque-le dehors ! » résonnait à ses oreilles en douce mélodie. « On reconnaît tout de suite un homme bien né ! » se disait-il chaque fois avec enthousiasme, en revenant de chez le capitaine. « Chez nous, à Pétersbourg, ils étaient tous ainsi… »

 

Le tailleur aurait consenti à aller jusqu’à la fin de ses jours chez le capitaine et à l’attendre dans l’antichambre, si sa femme ne lui eût pas réclamé l’argent de la vache.

 

– Tu apportes l’argent ? lui demandait-elle chaque fois. Non ? Mauvais chien, que fais-tu donc avec moi ! Hein ?… Mîtka, l’attisoir !

 

Revenant du marché, Merkoûlov, un certain soir, traînait pesamment sur son dos un sac de charbon. Sa femme se hâtait derrière lui.

 

– Tu auras aujourd’hui à la maison de quoi acheter des noisettes ; attends ! grommelait-elle, pensant à l’argent de la vache.

 

Le tailleur tout d’un coup s’arrêta, cloué sur place, et fit un cri joyeux. Du traktir La Gaîté, devant lequel ils passaient, un monsieur, en chapeau haut de forme, sortait précipitamment, la figure rouge et les yeux allumés. Une queue de billard à la main, nu-tête, les cheveux en désordre, débraillé, le capitaine Ourtchâïév le poursuivait. Son nouvel uniforme était blanc de craie, une patte d’épaulette déjetée ; il manquait trois boutons à la poche de derrière.

 

– Je te forcerai à jouer, tricheur ! criait le capitaine, brandissant la queue de billard furieusement, et s’essuyant le front. Je t’apprendrai, simple brute, à jouer avec les honnêtes gens !

 

– Regarde un peu, sotte ! murmura Merkoûlov, poussant sa femme du coude et riant. On voit tout de suite quelqu’un de noble ! Qu’un marchand fasse faire un habit pour sa sale tête de moujik, il le portera dix ans sans l’user ; et celui-ci a déjà éreinté son uniforme. Il n’y a qu’à en faire un autre !

 

– Va lui demander ton argent ! lui dit Akssînia.

 

– Que penses-tu, bête ! Dans la rue ? Tais-toi…

 

Il eut beau résister, sa femme le contraignit à aller parler d’argent au capitaine furieux.

 

– Va-t’en ! répondit le capitaine, tu m’ennuies.

 

– Je comprends, Votre Noblesse, dit Merkoûlov. Je ne demanderais pas…, mais c’est ma femme… un être sans raison… Vous savez vous-même quel esprit il peut y avoir dans leur tête de femme !

 

– Il y a longtemps, je te dis, que tu m’as ennuyé ! hurla le capitaine, écarquillant sur lui ses yeux troubles et avinés. Ôte-toi de là !

 

– Je comprends, Votre Noblesse ! dit le tailleur. Mais, c’est rapport à ma femme… parce que… daignez le savoir… l’argent… était celui de la vache… Nous avons vendu notre vache au pope, le père Judas…

 

– Ah ! tu vas encore parler, vermine ?… cria le capitaine.

 

Il déploya le bras, et vlan ! Le charbon dégringola de sur le dos de Merkoûlov. Le tailleur vit mille chandelles. Son chapeau tomba de sa main… Akssînia fut stupéfaite… Elle resta immobile une minute, comme la femme de Loth changée en sel, puis elle avança, et regarda timidement son mari…, À sa forte surprise, un sourire béat nageait sur son visage. Des larmes brillaient dans ses yeux riants.

 

– On voit tout de suite les vrais messieurs, murmura-t-il. Des gens délicats, instruits ! Ce fut exactement de même, au même endroit, quand je portai la pelisse du baron Sputzel, Édouard Kârlytch. Il allongea le bras, et vlan ! Et M. le sous-lieutenant Zémboulâtov aussi… J’arrivai chez lui ; il se leva, et, de toute sa force, vlan ! Ah, femme, mon bon temps est passé ! Tu ne comprends rien ! Mon temps est passé !

 

Merkoûlov fit un geste désespéré ; il ramassa le charbon et se traîna chez lui.

 

CHEZ LA MARÉCHALE DE LA NOBLESSE

Le 1er février de chaque année, le jour de saint Trîphone, martyr, il y a, dans le bien de l’ancien maréchal de la noblesse, Trîphone Lvôvitch Zaviaziâtov, un mouvement inaccoutumé. Ce jour-là, jour de la fête du défunt, sa veuve, Lioubov Pétrôvna, fait dire pour lui un service, suivi d’un Te Deum.

 

Tout le district accourt à ce service. On y voit le maréchal actuel de la noblesse, Kroûmov ; le président de la commission du zemstvo, Marphoûtkine ; Potrakov, membre permanent du bureau pour les affaires des paysans ; les juges de paix des deux circonscriptions ; le chef du district, Krinolînov ; les deux commissaires de police ; le médecin du zemstvo, Dvorniâguine, fleurant l’iodoforme ; tous les propriétaires grands et petits des environs, etc. En tout cinquante personnes.

 

À midi précis, les invités, allongeant leurs figures, viennent de toutes les chambres de la maison se réunir dans la grande salle. Bien que le plancher soit couvert de tapis et que les pas ne fassent aucun bruit, la solennité de la circonstance force instinctivement chacun à marcher sur la pointe des pieds, en balançant les bras… Dans la salle, tout est prêt. Le père Eumène, petit vieux, en haute calotte de velours déteint, endosse une chasuble noire. Le diacre Konkôrdiév, rouge comme une écrevisse, déjà revêtu des habits sacerdotaux, tourne doucement les pages d’un rituel et en marque certaines avec des bouts de papier. Sur la porte de l’antichambre, le sacristain Loûka, les joues fortement gonflées et les yeux saillants, allume l’encensoir. La salle s’emplit insensiblement d’une fumée transparente et bleuâtre et de l’odeur d’encens. L’instituteur Hélikônnski, en redingote neuve mal faite, plein de gros boutons sur sa figure effarée, distribue à chacun des cierges sur un plateau nickelé. Lioûbov Petrôvna, devant la petite table sur laquelle est le gâteau de riz bouilli que l’on fait pour les cérémonies funèbres, tient par avance son mouchoir appliqué sur sa figure. Dans toute la salle, un silence que coupent de temps à autre des soupirs… La figure de tous les assistants est solennelle et grave…

 

Le service commence. Une spire de fumée bleue monte de l’encensoir et joue dans un rayon oblique de soleil ; les cierges allumés grésillent doucement. Le chant, d’abord assourdissant et rude, se fait vite harmonieux et doux dès que les chantres se sont pliés aux conditions acoustiques de la salle. Tous les motifs en sont tristes et lugubres… Les assistants glissent peu à peu à un unisson mélancolique, et méditent. Ils songent à la brièveté de la vie, à la fragilité et à la vanité des choses de ce monde… On pense au défunt, corpulent et rouge, qui buvait d’un trait une bouteille de champagne et qui brisait les glaces d’un coup de front. Quand on chante Dans le repos éternel et qu’on entend les sanglots de Lioubov Petrôvna, les invités commencent à tourner sur place, inquiètement, d’un pied sur l’autre. Les plus impressionnables sentent un chatouillement dans la gorge et sous les paupières. Le président de la commission du zemstvo, Marphoûtkine, pour refouler ces sensations désagréables, se penche à l’oreille du commissaire de police et lui souffle :

 

– Hier soir, je suis allé chez Ivan Fiôdoritch… Piôtre Petrôvitch et moi avons fait un grand chelem sans atout. Ah ! mes amis !… Olga Andréevna en a été si furieuse qu’une de ses fausses dents en est tombée de sa bouche !

 

Mais on chante le Souvenir éternel, Hélikônnski reprend les cierges respectueusement ; le service est terminé. Une minute de brouhaha s’ensuit. Changement de chasubles et Te Deum.

 

Après ce Te Deum, quand le père Eumène a quitté ses vêtements sacrés, les invités toussent et se frottent les mains. La maréchale parle de la bonté du pauvre Trîphone Lvôvitch.

 

– À table, messieurs ! dit-elle en soupirant, finissant son récit.

 

Les invités, s’efforçant de ne pas se marcher sur les pieds et de ne pas se bousculer, se hâtent vers la table. Un déjeuner les y attend. Ce déjeuner est à ce point luxueux qu’au premier coup d’œil chaque année le diacre Konkôrdiév compte de son devoir d’ouvrir les bras tout grands, de remuer la tête d’un air d’incrédulité, et de dire :

 

– Extraordinaire !… Père Eumène, tout cela ressemble moins à de la nourriture pour des hommes qu’aux sacrifices que l’on faisait aux dieux.

 

Le déjeuner, en effet, est… extraordinaire. Sur la table il y a tout ce que peuvent donner la flore et la faune ; il y a tout… sauf des boissons spiritueuses. Lioubov Petrôvna a juré de n’avoir chez elle ni cartes ni alcools, deux choses qui ont causé la mort de son mari. Et sur la table il n’y a que des bouteilles d’huile et de vinaigre, par dérision et comme châtiment des invités, qui, tous, sont des buveurs et des soiffeurs désespérés.

 

– Messieurs, je vous en prie, servez-vous ! dit la maréchale de la noblesse. Seulement, excusez-moi : chez moi, vous le savez, il n’y a pas de vodka…

 

Les assistants s’approchent de la table et attaquent le pâté, irrésolument. Quelque chose ne va pas. On sent, dans le bruit des fourchettes, des couteaux et des mâchoires, une certaine paresse, une certaine apathie ; il manque quelque chose.

 

– Je suis comme si j’avais perdu je ne sais quoi… marmotte l’un des juges à l’autre. C’est la même impression que lorsque ma femme est partie avec l’ingénieur. Je ne puis pas manger.

 

Marphoûtkine, avant de se décider à donner un coup de dents, cherche longtemps son mouchoir dans toutes ses poches.

 

– Tiens, j’ai laissé mon mouchoir dans ma pelisse ! se dit-il d’une voix retentissante, je vais le chercher.

 

Il va dans l’antichambre où sont pendus les manteaux. Il en revient les yeux mouillés, et il se jette aussitôt avec appétit sur le pâté.

 

– Est-ce que ce n’est pas dégoûtant de bâfrer comme ça à sec ? dit-il à demi-voix au père Eumène. Va dans l’antichambre, pépère ! Il y a dans ma pelisse une bouteille ; seulement prends garde de la faire sonner…

 

Le père Eumène se rappelle qu’il a quelque chose à dire à Loûka et il file dans l’antichambre.

 

– Bâtiouchka, lui dit Dvorniâguine en le suivant, deux mots en particulier.

 

– Ah ! messieurs, se vante Kroûmov, quelle pelisse j’ai achetée d’occasion !… Elle a coûté mille roubles, et j’en ai donné… vous ne le croiriez pas… deux cent cinquante ! Pas plus !

 

Les invités, en tout autre temps, accueilleraient cette nouvelle avec indifférence, mais les voilà qui expriment leur étonnement et ne veulent pas croire !… Tous, à la fois, en foule, se pressent vers l’antichambre, pour voir la pelisse. Et ils l’examinent jusqu’au moment où le domestique du docteur a emporté de l’antichambre, sans bruit, cinq bouteilles vides…

 

Quand on sert l’esturgeon froid, Marphoûtkine se souvient qu’il a oublié son porte-cigare dans son traîneau et il s’en va à l’écurie.

 

Pour ne pas s’ennuyer en route il emmène avec lui le diacre qui, justement, a besoin de regarder à son cheval…

 

 

Le soir de ce jour-là, assise dans son bureau, Lioubov Petrôvna écrit une lettre à une vieille amie à Saint-Pétersbourg.

 

« Aujourd’hui, comme les années précédentes, dit-elle entre autres choses, il y a eu chez moi un service pour le pauvre défunt. Tous mes voisins y sont venus. Ce sont des gens simples, frustes, mais quels cœurs ! Je les ai reçus le mieux possible, mais, naturellement, comme les autres années, pas une goutte de boissons fortes… Depuis le jour où il est mort pour en avoir trop pris, j’ai fait le serment d’introduire dans notre district la tempérance et de racheter par là ses péchés. Prêchant la tempérance, j’ai commencé à l’instaurer chez moi. Le père Eumène est enthousiaste de mon projet, et il m’aide en paroles et en action. Ah, ma chère, si tu savais comme tous mes « ours » m’aiment ! Le président de la commission du zemstvo, Marphoûtkine, après le déjeuner, s’est jeté sur ma main, l’a longuement tenue à ses lèvres, et, remuant la tête d’une façon comique, il s’est mis à pleurer : beaucoup de sentiments et pas un mot ! Le père Eumène, ce délicieux petit vieillard, me regardant les larmes aux yeux, assis auprès de moi, a longtemps balbutié quelque chose comme un enfant. Je n’ai pas compris tout ce qu’il disait, mais je sais comprendre les sentiments sincères. L’ispravnik, ce bel homme dont je t’ai parlé dans mes lettres, à genoux devant moi, voulait me lire des vers de sa composition (nous avons un poète), mais il n’en a pas trouvé la force… Il a perdu l’équilibre et il est tombé ! Ce géant a eu une crise de nerfs… Tu peux te représenter ma satisfaction ! Tout cependant n’a pas fini sans désagrément. Le pauvre président de la réunion mensuelle des juges de paix, Alalykine, qui est fort et apoplectique, s’est senti mal et est resté couché sans connaissance pendant deux heures sur un divan ; il a fallu lui verser de l’eau sur la tête. Je dois un grand merci au docteur Dvorniâguine qui est allé prendre dans sa pharmacie une bouteille de cognac et lui a frictionné les tempes. Alalykine est vite revenu à lui et on l’a emmené… »

 

VIEILLESSE

L’architecte Ouzélkov, conseiller d’État, venu pour réparer l’église du cimetière dans sa ville natale, où il avait grandi, où il s’était instruit et où il s’était marié, s’y reconnaissait à peine en descendant de wagon ; tout avait changé.

 

Quinze ans auparavant, quand il était allé s’établir à Pétersbourg, les gamins prenaient des souslics[17] à l’endroit où maintenant s’élevait la gare. Une maison à quatre étages, « Vienne-Hôtel », s’érigeait à l’entrée de la rue principale, là où s’étendait jadis une informe barrière. Mais rien, ni maison, ni barrière n’avaient autant changé que les gens. Questionnant le garçon de son hôtel, Ouzélkov apprit que plus de la moitié des personnes dont il se souvenait étaient mortes, s’étaient ruinées ou étaient oubliées.

 

– Et Ouzélkov, demanda-t-il au vieux garçon, te le rappelles-tu ? Ouzélkov, l’architecte qui divorça ! Il avait une maison dans la rue de Svirbeevsk… Je suis sûr que tu t’en souviens !

 

– Je ne m’en souviens pas, monsieur…

 

– Comment ne pas s’en souvenir ! L’affaire fit du bruit ; les cochers eux-mêmes la savaient. Souviens-toi ! Ce fut l’avocat Châpkine qui fit prononcer le divorce… Un coquin, tricheur reconnu, celui que l’on fouetta au cercle…

 

– Ivane Nikolâitch ?

 

– Mais oui, mais oui !… Vit-il ? Est-il mort ?

 

– Il vit, Dieu merci, il vit !… Il est maintenant notaire, il a une étude, il vit bien… Il a deux maisons dans la Kirpîtchnaia. Il a marié sa fille il n’y a pas longtemps…

 

Ouzélkov fit les cent pas, réfléchit et, à force de s’ennuyer, décida d’aller voir Châpkine. Il était midi ; il sortit de l’hôtel, et se dirigea lentement vers la rue Kirpîtchnaia. Il trouva Châpkine à son étude et, lui aussi, le reconnut à peine. L’avocat agile, découplé, à figure vive et effrontée, constamment ivre, qu’il avait été, était devenu un vieillard discret, débile, à cheveux gris.

 

– Vous ne me reconnaissez plus ? lui demanda l’architecte. Je suis votre ancien client, Ouzélkov.

 

– Ouzélkov ?… chercha le notaire, quel Ouzélkov ? Ah !…

 

Il se souvint, le reconnut et fut stupéfait. Les exclamations, les questions, les souvenirs se pressèrent.

 

– Ah ! je ne m’attendais pas ! gloussait Châpkine, je ne pensais pas ! Que vous offrirai-je bien ? Voulez-vous du champagne ? des huîtres ? Je vous ai, mon cher, autrefois, tant ratiboisé d’argent, que je ne sais quel régal vous offrir…

 

– Je vous en prie, répondit Ouzélkov, ne vous dérangez pas ; je n’ai pas le temps de rien prendre. Il me faut aller tout de suite au cimetière pour examiner l’église. Je suis chargé de la réparer.

 

– À merveille ! fit Châpkine. Nous grignotons un hors-d’œuvre, nous buvons, et je vous accompagne. J’ai d’excellents chevaux. Je vous conduirai et je vous mettrai en rapport avec le staroste[18]. Laissez-moi tout arranger… Mais qu’avez-vous, mon ange ? On dirait que vous voulez vous écarter de moi. Me craignez-vous ? Asseyez-vous plus près… Maintenant, il n’y a plus à me craindre… Ah ! avant, effectivement, j’étais un habile gaillard, un bourreau d’homme ; il n’y avait pas à s’approcher trop près. Mais maintenant, plus calme que de l’eau, plus bas que l’herbe ! J’ai vieilli. Je suis marié. J’ai des enfants. Il est temps de songer à la mort.

 

Les deux hommes mangèrent, burent et repartirent dans un traîneau à deux chevaux pour le cimetière, hors de la ville.

 

– Oui, c’était un bon temps ! se ressouvenait Châpkine dans le trajet ; on se le rappelle et, en vérité, on n’y croit pas… Vous rappelez-vous la façon dont vous avez divorcé ? Près de vingt ans ont passé ; je parie que vous avez tout oublié, et moi je me souviens de tout comme si c’était hier. Mon Dieu, que je me suis donné du mal alors ! J’étais un gaillard retors, chicaneur, une tête brûlée… Comme j’étais impatient en ce temps-là de m’employer à une affaire de chicane, surtout quand les honoraires étaient bons, comme dans votre procès ! Qu’est-ce que vous m’avez payé alors ? cinq mille ? six mille roubles ? Comment ne pas se donner du mal pour ce prix-là ? Vous êtes parti pour Pétersbourg et vous m’avez laissé toute l’affaire sur les bras ; fais comme tu sauras ! Votre défunte épouse, Sôphia Mikhâilovna, bien que d’une famille de marchands, était fière et avait de l’amour-propre. La payer pour qu’elle prît les torts était difficile, extrêmement difficile !… Je viens, par exemple, une fois conférer avec elle. Dès qu’elle m’aperçoit, elle crie à sa bonne : « Mâcha, je t’avais recommandé de ne pas recevoir de canailles ! » J’essayais ceci et cela ; je lui écrivais ; je tâchais de la rencontrer à l’improviste : rien ne prenait ! Il fallut faire agir un tiers. Je me suis longtemps démené avec elle, et ce n’est que quand vous avez consenti à donner dix mille roubles qu’elle a commencé à fléchir. Dix mille roubles, elle n’a pas pu résister ! Elle s’est mise à pleurer, elle m’a craché au visage, mais elle a consenti ; elle a pris tous les torts pour elle.

 

– Il me semble que ce n’est pas dix mille roubles, mais quinze mille qu’elle a exigés ? fit Ouzélkov.

 

– Oui, oui, quinze mille ! Je me trompais, dit Châpkine déconcerté. Au reste, vieille affaire, il n’y a pas à s’en cacher : je lui ai donné dix mille roubles, et les cinq mille autres, je vous les ai pris en escompte. Je vous ai trompés tous les deux. Vieille affaire, il n’y a pas à en avoir honte… Et à qui prendre, Boris Pétrôvitch, jugez-en, sinon à vous ? Vous étiez un homme riche, gorgé… Vous vous étiez marié à l’aise, vous divorciez à l’aise ! Vous gagniez énormément. Dans une entreprise, je m’en souviens, vous aviez raflé vingt mille roubles… De qui tirer de l’argent, sinon de vous ? Et, il faut l’avouer, l’envie aussi me torturait… Vous amassiez, on mettait chapeau bas devant vous, et moi, pour un rouble, on me fouettait ; au cercle, on me souffletait. Mais à quoi bon se souvenir ? Il est temps d’oublier !

 

– Dites-moi, je vous prie, comment vécut ensuite Sôphia Mikhâïlovna, demanda Ouzélkov.

 

– Avec ses dix mille roubles ? Très mal ? Dieu sait si ce fut une rage qui la prit, ou si sa conscience et sa fierté la tourmentaient, ou si peut-être elle vous aimait, toujours est-il qu’elle se mit à boire. L’argent reçu, elle se mit à courir en troika avec des officiers. Ivrognerie, dissipation, débauche… Elle allait avec des officiers au restaurant, et ce n’était pas pour y boire du porto ou quelque chose de plus doux. Elle tâchait d’attraper du cognac, pour que ça la brûlât, pour que ça lui ôtât l’esprit.

 

– Oui, elle était excentrique… Ce que j’en ai subi avec elle !… Tout d’un coup, quelque chose ne lui allait pas et elle commençait à être nerveuse… Et ensuite, qu’est-il arrivé ?

 

– Une semaine passe, une autre. J’étais chez moi en train d’écrire ; tout d’un coup, la porte s’ouvre et elle entre, ivre. « Reprenez, me dit-elle, votre maudit argent ! » Et elle me jette le paquet à la figure. Elle n’en pouvait plus, autrement dit… Je ramassai l’argent ; je le comptai : il manquait cinq cents roubles. Elle n’était arrivée à dépenser que cinq cents roubles…

 

– Qu’avez-vous fait de l’argent ?

 

– Vieille affaire, il n’y a pas à s’en cacher… Je l’ai pris, parbleu ! Qu’avez-vous à me regarder comme ça ? Attendez encore ce qui viendra. C’est tout un roman, c’est de la psychiatrie ! Environ deux mois après, je rentre une nuit chez moi, ivre, mauvais… J’allume, je regarde. Sur mon divan est assise Sôphia Mikhâilovna, ivre elle aussi, l’esprit tout à l’envers, l’air hagard, exactement comme si elle sortait de Bedlam. « Rendez-moi mon argent, me dit-elle ; j’ai changé d’avis ! Tant qu’à tomber, autant bien tomber, à fond ! Dépêchez-vous, canaille ! Donnez-moi l’argent ! » Quelle ignominie !…

 

– Et vous… le lui avez donné ?… demanda Ouzélkov.

 

– Je lui ai donné, il m’en souvient,… dix roubles…

 

– Oh ! est-ce possible ! fit Ouzélkov, fronçant un peu les sourcils. Si vous ne pouviez ou ne vouliez pas le lui donner, vous auriez pu m’écrire, voyons ! Et moi qui ne savais rien ! Hein ? Je ne savais rien !

 

– Pourquoi vous aurais-je écrit, mon cher, quand elle vous a écrit elle-même ensuite, lorsqu’elle était à l’hôpital ?…

 

– Au fait, j’étais si occupé de mon nouveau mariage, j’étais dans un tel tourbillon, que je ne prenais pas garde aux lettres… Mais vous, un étranger, qui n’aviez pas d’antipathie pour elle, pourquoi ne lui avez-vous pas tendu la main ?

 

– Il ne faut pas mesurer les choses à l’aune d’aujourd’hui, Boris Pétrôvitch. Maintenant nous pensons d’une manière ; autrefois nous pensions d’une autre !… À présent, je lui donnerais peut-être mille roubles, et alors ses dix roubles même, je ne les lui ai pas donnés pour rien… Vilaine histoire ! Il faut oublier !… Mais nous voici arrivés.

 

Le traîneau s’arrêta à la porte du cimetière.

 

Ouzélkov et Châpkine descendirent et s’engagèrent dans une longue et large allée. Le givre argentait les cerisiers dépouillés, les acacias, les croix grises et les tombes. Le jour ensoleillé se reflétait dans chaque flocon de neige. On sentait, comme dans tous les cimetières, une odeur d’encens et de terre fraîchement remuée.

 

– Ce cimetière est joli, dit Ouzélkov ; c’est un vrai jardin.

 

– Par malheur, on viole les tombes, dit Châpkine… Tenez, là, à droite, derrière ce monument en fonte, est enterrée Sôphia Mikhâïlovna. Voulez-vous voir ?

 

Les deux hommes tournèrent à droite, et dans une neige épaisse se dirigèrent vers un monument de fonte.

 

– Voici, dit Châpkine, montrant une petite tombe en marbre blanc. Un enseigne lui fit faire ce monument.

 

Ouzélkov ôta lentement son chapeau et mit à l’air sa calvitie. Châpkine se découvrit aussi ; et une seconde calvitie brilla. Un silence sépulcral autour d’eux, comme si l’air même était mort… Les deux hommes regardèrent le monument de Sôphia Mikhâilovna, pensifs, sans rien dire.

 

– Elle dort ici, dit enfin Châpkine, – sans se souvenir d’avoir pris les torts à sa charge et d’avoir bu du cognac !… Convenez-en, Boris Pétrôvitch…

 

– Quoi ? demanda sombrement Ouzélkov.

 

– Qu’aussi mauvais qu’ait été le passé, il fut meilleur que ceci…

 

Châpkine toucha ses cheveux gris.

 

– Dans le temps, on ne songeait pas à l’heure de la mort… L’eût-on rencontrée elle-même, on pensait qu’on pourrait lui rendre des points, et maintenant… Enfin, que voulez-vous !…

 

La tristesse gagnait Ouzélkov. Soudain il aurait voulu pleurer, de même que, jadis, il aurait voulu aimer passionnément… Des larmes, lui semblait-il, eussent été rafraîchissantes, bonnes… Une moiteur venait à ses yeux ; une boule remontait déjà dans sa gorge ; mais Châpkine était auprès de lui. Il eut honte de paraître faible devant quelqu’un. Il se retourna brusquement et se dirigea vers l’église.

 

Ce ne fut qu’au bout de deux heures, après avoir conféré avec le staroste et examiné l’église, qu’il profita d’une minute pendant laquelle Châpkine s’oubliait à causer avec le prêtre, et il courut pleurer.

 

Il se glissa vers la tombe comme un voleur, en se cachant, regardant à tout instant derrière lui. Arrivé près d’elle, il s’adonna à sa tristesse. La petite tombe blanche le regardait pensivement, tristement, innocemment, comme si elle eût recouvert une enfant et non pas une femme divorcée et dépravée.

 

« Pleurer ! pleurer ! » pensait Ouzélkov. Mais le moment des larmes était passé. Le vieillard eut beau cligner des yeux, tâcher de se disposer à la tristesse, les larmes ne coulèrent point et la boule ne monta pas à sa gorge… Au bout de quelques minutes, Ouzélkov y renonça et revint prendre Châpkine. « Vieillesse ! songeait-il. Il n’est qu’un plaisir, les larmes, et elles ne coulent pas !… »

 

ANGOISSE

À qui confierai-je ma peine ?

 

Le crépuscule. Une grosse neige, fondante, tournoie paresseusement autour des becs de gaz que l’on vient d’allumer, et se pose, en couche molle et fine, sur les toits, sur le dos des chevaux, les épaules et les chapeaux. Le cocher Iôna Potâpov est blanc comme un fantôme. Replié sur lui-même autant que peut se replier un corps humain, il est assis sur son siège et ne fait pas un mouvement. Glissât-il sur lui tout un amas de neige, il n’éprouverait pas, semble-t-il, le besoin de le faire tomber… Son méchant petit cheval est immobile et blanc comme lui. Par l’angulosité de ses formes, la raideur en bâtons de ses pattes, par son immobilité, il ressemble, même de près, à un petit cheval en pain d’épice d’un kopek. Il est, selon toute probabilité, plongé dans ses pensées. En effet, avoir été arraché de la charrue, de ses paysages habituels et gris, et avoir été jeté dans cet abîme plein de feux monstrueux, de fracas incessant, et de gens qui courent, comment ne pas songer à tout cela !

 

Il y a déjà longtemps que Iôna et son cheval n’ont pas bougé. Ils sont sortis du dépôt peu après le dîner, et pas d’« étrenne » encore… Et la buée du soir tombe sur la ville. Les innombrables feux des lanternes remplacent la lumière vive. L’agitation bruyante des rues atteint son forte.

 

– Cocher ! quartier de Vyborg ! entend Iôna tout à coup.

 

Iôna tressaute, et, à travers ses cils collés par la neige, il voit un officier en manteau, le capuchon relevé.

 

– Quartier de Vyborg ! répète l’officier. Dors-tu ? Quartier de Vyborg !

 

Iôna, en signe de consentement, tire les guides, et ce mouvement fait tomber de ses épaules et du dos du cheval des couches de neige. L’officier s’assied dans le traîneau. Iôna excite des lèvres son cheval, se soulève en avant, tend un cou de cygne, et, plus par habitude que par besoin, fait tourner son fouet. Le cheval lui aussi allonge le cou, plie ses jambes raides, et se met en branle d’un pas indécis.

 

– Loup-garou, où vas-tu passer !… entend crier Iôna, dès les premiers pas, dans la masse noire qui monte et descend. Où le diable te porte-t-il ? Prends à droite !

 

L’officier se fâche :

 

– Tu ne sais pas conduire ?… Prends ta droite !

 

Un cocher de maître jure. Un passant, traversant la rue, qui, de son épaule, a touché le nez du cheval, regarde Iôna d’un air furieux, et secoue sa manche. Iôna, comme sur des aiguilles, se tourne sur son siège, tire les coudes à droite et à gauche, remue les yeux comme un homme que la vapeur aveugle, et il a l’air de ne pas comprendre où il est, ni pourquoi il est là.

 

– Quels clampins ! persifle l’officier ; on dirait, comme s’ils s’étaient donné le mot, qu’ils font exprès de venir se jeter sur vous ou sous le cheval !

 

Iôna se retourne vers son client et remue les lèvres…

 

Il voudrait dire quelque chose, mais rien ne sort de sa gorge qu’un enrouement.

 

– Quoi ?… demande l’officier.

 

Un sourire tord la bouche de Iôna, il fait effort du gosier, et dit d’une voix enrouée :

 

– Mon fils, bârine,… est mort cette semaine.

 

– Hein ?… De quoi est-il mort ?

 

Iôna tourne tout le buste et dit :

 

– Est-ce qu’on sait ?… De la fièvre chaude, probablement… Il est resté trois jours à l’hôpital et il est mort. La volonté de Dieu soit faite !

 

– Tourne-toi, diable ! crie une voix dans le noir. Tu n’y vois plus sans doute, vieux chien ? Ouvre les yeux !

 

– Fais marcher, fais marcher, dit l’officier, ou nous n’arriverons que demain… Pousse un peu !

 

Le cocher tend de nouveau le cou, se soulève, et, avec une grâce pesante, agite son fouet. Plusieurs fois il se retourne vers l’officier, mais l’officier a fermé les yeux et n’a pas l’air de vouloir l’écouter.

 

L’officier descendu au quartier de Vyborg, Iôna s’arrête auprès d’un traktir, se ramasse encore sur son siège, et ne bouge plus. Une neige fondante reblanchit son cheval… Une heure passe. Une autre.

 

Trois jeunes gens, faisant claquer leurs caoutchoucs sur le trottoir, arrivent en se disputant. L’un est petit et bossu, les deux autres sont grands et minces.

 

– Cocher, au pont de la police ! crie d’une voix chevrotante le bossu. Tous trois ; vingt kopeks.

 

Iôna tire les guides et claque des lèvres. Vingt kopeks c’est un prix dérisoire, mais il ne songe pas au prix. Un rouble ou cinq kopeks, ce lui est tout un maintenant, pourvu qu’il ait des clients. Les jeunes gens, se bousculant, et disant de gros mots, s’approchent du traîneau et veulent y monter tous trois ensemble. Ils discutent qui s’assiéra et qui restera debout. Après un long débat, des manières et des récriminations, ils décident que le bossu, étant le plus petit, se tiendra debout.

 

– Allez, file, dit le bossu s’installant et soufflant dans le cou de Iôna. Fouaille ! Et tu as un de ces chapeaux, mon vieux !… On n’en trouverait pas un plus mauvais à Pétersbourg.

 

Iôna rit :

 

– Hi ! hi !… Il est comme ça…

 

– Eh bien, « il est comme ça », marche !… Est-ce que tu vas marcher de cette manière-là tout le temps ? Oui !… Alors tu veux des coups ?…

 

– La tête me fend… dit un des deux grands. Hier soir chez les Doukmâssov, Vâsska et moi nous avons bu quatre bouteilles de cognac.

 

– Je ne comprends pas qu’on mente comme ça ! s’indigne l’autre grand. Il ment comme une brute !…

 

– Que Dieu me punisse, c’est la vérité !

 

– Vrai comme un pou qui tousse.

 

Iôna sourit :

 

– Hi, hi ! Ce sont des messieurs gais !…

 

– Que le diable te !… s’écrie le bossu. Veux-tu marcher, vieux choléra ? Est-ce qu’on marche comme ça ! Flanque-lui du fouet ! Allez, diable ! Allez ! Flanque-lui un bon coup !

 

Iôna sent derrière son dos le corps qui remue et la voix qui tremble du bossu ; il entend les injures qu’on lui adresse, voit les gens, et le sentiment de la solitude insensiblement commence à s’adoucir en lui. Le bossu braille, tant qu’il ne s’engoue pas dans quelque injure compliquée à six étages ou qu’un accès de toux ne le prend pas. Les deux grands se mettent à parler d’une certaine Nadiéjda Pétrôvna.

 

Iôna se retourne à tout moment de leur côté.

 

Profitant d’une minute de calme, il se retourne encore et murmure :

 

– Cette semaine,… j’ai perdu un fils !…

 

– Nous mourrons tous ! soupire le bossu, essuyant ses lèvres après un accès de toux. Allons, fais marcher ! Pousse ! Messieurs, je ne puis décidément pas aller plus loin comme ça ! Quand nous fera-t-il arriver ?

 

– Ranime-le un peu en lui tapant sur le cou !…

 

– Tu entends, vieux choléra ? ou je te bourre le cou !… Si on faisait des cérémonies avec vous, il faudrait aller à pied. Tu entends, serpent Gorynytch[19] ? Te moques-tu de ce que nous te disons ?

 

Et Iôna, plus qu’il ne les sent, entend le bruit des coups qu’on lui donne.

 

– Hi, hi…, rit-il ; vous êtes des messieurs gais ! Dieu vous garde en santé !

 

– Cocher ! Tu es marié ? demande un des grands.

 

– Moi ! Hi, hi, hi !… des messieurs gais !… À présent, ma femme, c’est la terre humide,… hi, hi, ho, ho, ho ! La tombe autrement dit !… Voilà ! Mon fils est mort, et moi, je vis !… Drôle d’affaire ! La mort s’est trompée de porte… Au lieu de venir chez moi, elle est allée chez le fils…

 

Et Iôna se tourne pour raconter comment est mort son fils.

 

Mais le bossu, faisant un léger soupir, annonce que, grâce à Dieu, ils sont arrivés… Iôna reçoit ses vingt kopeks et regarde longuement les fêtards disparaître sous un portail noir.

 

Seul encore une fois ! Et une fois encore le silence recommence… Sa peine, un instant adoucie, renaît et distend sa poitrine avec une force plus grande. Les yeux de Iôna courent anxieux sur les groupes de gens qui se pressent des deux côtés de la rue. Ne se trouvera-t-il pas dans ce millier de gens quelqu’un pour l’entendre ? Mais les gens passent sans remarquer ni lui ni sa peine…

 

Peine énorme, sans borne ! Si la poitrine de Iôna éclatait et si son angoisse s’en répandait, il semble qu’elle inonderait le monde entier, et pourtant nul ne la voit ! Elle a su se loger dans une enveloppe si mince qu’on ne la verrait même pas en plein jour avec une lumière…

 

Iôna aperçoit un dvornik qui tient un sac de natte, et il décide de causer avec lui.

 

– Ami, lui demande-t-il, quelle heure peut-il être ?

 

– Neuf heures passées… Qu’as-tu à t’arrêter ici ? lui dit le dvornik. File !

 

Iôna avance de quelques pas, se ramasse sur lui-même et s’adonne à sa peine… S’adresser aux gens, il voit maintenant que c’est peine perdue…

 

Et cinq minutes ne se sont pas écoulées qu’il se redresse, relève la tête comme s’il sentait une douleur aiguë et tire les guides… Il n’en peut plus… « Au relais, se dit-il, au relais ! »

 

Le cheval, comme s’il comprenait aussi, commence à trotter. Au bout à peine d’une heure et demie, Iôna est déjà assis près d’un grand poêle sale. Des gens autour de lui ronflent sur le poêle, par terre, et sur les bancs. Touffeur irrespirable… Iôna regarde les gens qui dorment, se gratte la tête et regrette d’être rentré si tôt.

 

– Je n’ai même pas gagné mon avoine, songe-t-il ; voilà pourquoi je m’ennuie !… Un homme qui fait ce qu’il a à faire, quand il a mangé et son cheval aussi, est toujours tranquille.

 

Un jeune cocher se lève dans un coin, se plaint à moitié endormi et s’allonge pour atteindre un seau d’eau.

 

– Tu as soif ?

 

– Oui, j’ai soif !

 

– Eh bien, à ta santé !… Tu sais, frère, mon fils est mort cette semaine à l’hôpital ? C’en est une histoire !

 

Iôna veut voir quel effet ont produit ses paroles, mais il ne voit rien… Le jeune cocher s’est caché la tête et dort. Iôna soupire et se gratte la tête… Autant le jeune cocher avait soif, autant il voudrait parler !… Il y a bientôt une semaine que son fils est mort et il n’a pu le dire encore tranquillement à personne… Il faudrait le dire avec ordre, posément ; raconter comment son fils est tombé malade, comme il a souffert ; ce qu’il a dit avant de mourir et comment il est mort… Il faudrait dire son enterrement et le voyage à l’hôpital pour reprendre les hardes qu’il a laissées. Il reste de lui, au village, une fille, Anîssia ; il faudrait aussi en parler. Il y a tant de choses dont Iôna aurait à parler maintenant !… Celui qui l’écouterait, soupirerait, gémirait et saurait le plaindre. Raconter tout cela à des femmes ce serait mieux encore. Elles sont bêtes, mais il ne faut que deux mots pour les faire pleurer…

 

– Il faut que j’aille voir mon cheval, se dit Iôna. Tu auras tout le temps de dormir, va !… N’aie pas peur, tu dormiras assez !…

 

Il s’habille et s’en va à l’écurie.

 

Il songe à l’avoine, au foin, au temps qu’il fait.

 

Songer à son fils, quand il est seul, il ne le peut pas… Il en pourrait parler à quelqu’un, mais y songer tout seul et se le représenter en vie, c’est affreusement pénible.

 

– Tu manges ? demande-t-il à son cheval, en voyant ses yeux qui luisent. Allons, mange, mange ! Puisque nous n’avons pas gagné notre avoine, mangeons du foin… Oui !… je suis déjà vieux pour faire le cocher… Mon fils, ça lui allait bien, mais pas à moi. Lui, c’était un vrai cocher !… Il n’avait qu’à vivre…

 

Iôna se tait quelque temps et reprend :

 

– Oui, mon vieux cheval, c’est comme ça, plus de Koûzma Iônytch !… Il a voulu nous laisser derrière lui. Ça lui a pris ainsi tout d’un coup, et il est mort sans raison… Tiens, supposons que tu aies un poulain, que tu sois sa mère, et, tout à coup, ce poulain te laisse après lui ; ne serait-ce pas malheureux ?…

 

Le cheval mange, écoute et souffle sur les mains de son maître…

 

Iôna s’oublie et lui raconte tout.

 

FIN

 

 

À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

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Mai 2008

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : JacquelineM, Jean-Marc, Coolmicro et Fred.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

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[1] Célèbre chirurgien russe. (N. d. t.)

[2] Les zemstvos, pour diminuer la mortalité effrayante dans les campagnes par suite du manque total d’hygiène, et pour amoindrir l’influence pernicieuse des sorciers et des devins, ont fait de la médecine un service gratuit et public. Mais comme la plupart ne peuvent offrir que des traitements insuffisants, les médecins les moins capables ont presque seuls accepté les offres des zemstvos. Sur ce point intéressant, voyez notamment : A. LEBOY-BEAULIEU, l’Empire des tsars, II. Voir aussi Russia by Mackenzie-Wallace (Tauchnitz, édit., 1er vol). (N. d. t.).

[3] Les « pattes d’épaules » – pogoni – différencient les uniformes militaires des uniformes civils. On va voir que Michel Avériânytch – employé civil – agit à Moscou un peu à la façon de nos adjudants qui cherchent par des détails de tenue à être pris pour des officiers. (N. d. t.)

[4] C’est la fameuse image que les tsars visitaient avant d’entrer sur la place Rouge, quand ils se rendaient au Kremlin. (N. d. t.)

[5] Le canon du tsar, comme on traduit coutumièrement, ou pour plus d’exactitude : le roi des canons, est, paraît-il, le plus gros canon du monde. Il a un mètre de calibre. La cloche du tsar (reine des cloches) pèse 1 900 kilos. On ne put jamais la mettre en place ; elle tomba et se brisa. (T.)

[6] L’église du Sauveur, construite en mémoire de la délivrance de Moscou en 1812, est une des plus somptueuses églises de la Russie. (T.)

[7] Le musée Roumiantsiov est un musée mixte contenant une galerie ethnographique, une galerie de peinture et une bibliothèque. (T.)

[8] Restaurant réputé. (T.)

[9] Proverbe.

[10] 60 kopeks (1 fr. 50 de ce temps-là) (N. d. T.).

[11] Expression proverbiale russe. (T.)

[12] Un des derniers tchins de la table des rangs. (T.)

[13] 60 centimes de jadis. (T.)

[14] Forme plus familière du second prénom ci-dessus. (N. d. tr.)

[15] Les télègues sont des chariots primitifs rustiques ; les kibitkas des chariots à bâche. Les arbas sont des chariots à la mode tatare ou turque.

[16] Boisson fermentée, faite avec de l’orge ou du pain noir. Les couvents ont la réputation de faire de très bons kvass. Ils en donnent aux pèlerins. (T.)

[17] Sic. (Note du correcteur – ELG.)

[18] Président du conseil de fabrique. (T.)

[19] Serpent qui joue un grand rôle dans les contes populaires russes. (T.)




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